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POUR UNE POLITIQUE ET UN DROIT LINGUISTIQUES ADAPTES AUX AMBITIONS ET AUX REALITES DE LA REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO
FOR A LINGUISTIC POLICY AND LAW ADAPTED TO THE AMBITIONS AND REALITIES OF THE DRCONGO.

Camille SESEP N’SIAL*
camillesesep@gmail.com
(+ 243) 818125617

Résumé

Pour le Roi Léopold II, l’Etat Indépendant du Congo était créé pour l’intérêt de la civilisation et celui de la Belgique. C’est ce double intérêt qui a orienté la politique économique, sociale, culturelle et linguistique de cet immense territoire même après son annexion à la Belgique. Une politique linguistique fondée sur le respect des droits des Belges et des Congolais ou sur l’usage, à côté du français et du flamand, des langues congolaises. En réaction à cette politique, pour l’intérêt du Congo, le leadership politique national opte, paradoxalement, au lendemain de l’accession du pays à l’indépendance, pour la généralisation et l’intensification de l’enseignement de la langue française au détriment des langues nationales. 63 ans après, ne faut-il pas envisager une nouvelle politique et un droit linguistique adaptés aux ambitions et aux réalités du pays ?

Mots clés : Etat Indépendant du Congo, Belgique, République Démocratique du Congo, politique linguistique, droit linguistique
Reçu le : 30 septembre 2023
Accepté le : 7 décembre 2023

Abstract

The Independent State of Congo was, in King Leopold II’s understanding, created for the interest of civilisation and the interest of Belgium. It is this double interest which oriented this immense territory’s economic, social, cultural and language policy even after its annexation by Belgium. The language policy was based on the observation of the rights of both the Belgians and the Congolese, that is, on the use of French and Dutch beside Congolese tongues. In reaction to this policy, the Congolese national leadership, supposedly in Congo’s interest, paradoxically opted, after the country’s accession to independence, for the generalization and intensification of education in the French language to the detriment of local languages. Now that sixty-three years have gone by, is it not necessary to consider a new policy and a language legislation adapted to the country’s ambitions and realities?

Keys words : Independent State of Congo, Belgium, Democratic Republic of Congo, language policy , language legislation
Received : September 30, 2023
Accepted : December 7, 2023

Introduction

Depuis 2006, année de la promulgation de la Constitution en vigueur, la République Démocratique du Congo vit à l’heure de la décentralisation ou du régionalisme. Régionalisme politique n’impliquant pas le régionalisme économique et le régionalisme culturel ou linguistique comme c’est le cas en Belgique (Vundwawe, 2007, 2008). La nouvelle architecture constitutionnelle confère à la province le rôle de « centre d’impulsion et de développement à la base ». La province est une entité territoriale politique régionalisée dotée de la personnalité juridique et bénéficiant d’une autonomie politique.
Mise à part la détermination des statuts du français, des langues dites « nationales » et d’« autres langues » qu’elle esquisse à l’article 1, ainsi que l’inscription du droit de parler sa langue parmi les droits humains, la Constitution demeure muette sur la question linguistique.
Pour une question aussi importante pour le développement du pays, le silence du législateur ne doit-il pas s’interpréter comme une invitation à une réflexion pluridisciplinaire sur cette problématique ? Face à l’exigence bien comprise de la décentralisation ou de la régionalisation, comment gérer rationnellement la diversité linguistique du pays ? Comment permettre à toutes les Congolaises et à tous les Congolais de jouir pleinement de leurs droits linguistiques? Comment intégrer le régionalisme linguistique au régionalisme politique et administratif? Une province peut-elle prendre l’initiative de se doter des lois, des édits ou des règlements d’ordre linguistique ? Par quels mécanismes pratiques assurer la protection des langues autres que les langues officielle et nationales comme le veut la Constitution ?
Chercher à convaincre les Congolaises et les Congolais que leurs langues constituent le véhicule de leur identité culturelle, le trait par excellence de l’expression de leur droit à la différence dans un monde pluriculturel en perte d’identité et que toute politique de développement visant leur bonheur et le progrès de la Nation doit prendre en compte la dimension culturelle et linguistique, cela n’a de sens que pour les incrédules, les sceptiques et les profanes. Mais, une chose est de prendre conscience du problème, de formuler des résolutions ou des recommandations de tous genres, comme c’est souvent le cas dans les rencontres scientifiques et politiques organisées au Congo ou ailleurs, une autre est d’appliquer, de mettre effectivement en oeuvre ces énoncés d’intentions. Voici des décennies, en effet, que se multiplient des colloques, séminaires et ateliers consacrés à cette problématique. On continue à tourner en rond. Le problème est évidemment complexe et n’autorise ni fanatisme, ni naïveté, ni précipitation (Mudimbe, 1980). Cependant, ne peut-on pas au moins se mettre d’accord sur des objectifs clairs ?

1. Précisions terminologiques

Peut-être faudrait-il que l’on se mette d’abord d’accord sur les mots qui sont au coeur de cette réflexion même si l’exercice est loin de plaire aux spécialistes. Ces derniers comprendront certainement que les évidences et les réalités qui leur sont familières ne le sont pas pour tout le monde.
Les langues sont non seulement des réalités sociales, culturelles, psychologiques, mais aussi des enjeux politiques et des matières juridiques ou de droit. Ensuite, les questions linguistiques sont une affaire d’Etat. Les interventions du pouvoir ou de l’Etat sur la langue s’opèrent le plus souvent dans le cadre de l’Etat-nation et s’inscrivent dans le cadre de la politique linguistique et de la planification linguistique ou tout simplement de l’aménagement linguistique.

La politique linguistique a pour objet « la détermination des grands choix en matière de rapports entre les langues et la société » alors que la planification linguistique est conçue comme la mise en oeuvre » de cette politique (J.L. Calvet, 1998). La politique linguistique et la planification linguistique (considérée parfois comme synonyme de normalisation) constituent deux composantes de l'aménagement linguistique défini comme « la prise en considération par des décideurs politiques de tous les facteurs (économiques, culturels, sociaux, linguistiques, ethniques, administratifs, juridiques, éducatifs...) en vue de gérer le bi-ou multilinguisme » (R. Renard, 2000 :15) ou « comme une action politique reposant sur une analyse, une stratégie, un programme » (ibid : 16). La politique linguistique peut être le fait d’un Etat, d’une communauté ou d’une entité administrative relativement autonome au plan politique. L'Etat ou la communauté assigne à la langue diverses fonctions. La langue peut être en effet une langue officielle, c'est-à-dire la langue de l'Etat ou « la langue employée par le parlement, l'administration, l'enseignement et la justice » (Falch, 1973 : 4) ou encore une langue dont l'usage est légal sur tout le territoire national, qui est affectée à des fins politiquement et culturellement significatives au niveau national et qui relève de l'autorité de l'Etat (Stewart, 1978). La langue officielle peut ne pas être la langue nationale, c'est-à-dire « la langue de la Nation, du peuple, reconnue officiellement comme telle » (Falch, 1973 : 4). Elle est alors une langue étrangère, importée au sein de la communauté où elle est employée. Une langue nationale peut être régionale : elle est affectée à des fins politiquement et culturellement significatives au niveau régional, dans les limites d'une ou de plusieurs régions ou provinces. Lorsqu'une langue joue le rôle de « langue de communication entre des communautés d'une même région ayant des langues maternelles différentes » (Le Petit Larousse, grand format, 2005), elle est dite langue véhiculaire par opposition à la langue vernaculaire (du latin vernaculus « indigène »), c'est-à-dire la « langue parlée seulement à l'intérieur d'une même communauté » (ibid.). Quelle qu'elle soit, la première langue dans laquelle l'enfant apprend à parler est appelée couramment sa langue maternelle. La notion de langue maternelle est, cependant, au centre d'une controverse. Car la langue maternelle n'est pas nécessairement « la langue native de la mère » ; elle peut être la langue native du père ou tout simplement « celle du milieu où l'on est né et où l'on a verbalisé les premières expériences ; c'est la langue la mieux maîtrisée, celle de la spontanéité du discours, de la familiarisation avec l'environnement socio-culturel immédiat, de la familiarité avec les proches (parents, amis), de la communication avec son milieu » (Ngalasso, 1990 : 18). Du point de vue des utilisateurs, la langue peut être définie en termes d’idiolecte ou de sociolecte :
l’idiolecte est « le langage d’une personne ou l’ensemble des énoncés qui sont produits par cette dernière » et le sociolecte appelé aussi dialecte social, « le langage tel qu’il est employé par un groupe social ». L’idiolecte, le sociolecte ou le dialecte ne se confond pas avec la langue. Une langue peut comporter en son sein des dialectes (Sesep, 2023). Le kintandu ou le kiyombe, par exemple, sont des dialectes du kikongo.

2. La RDC, pays de la diversité linguistique

La question linguistique ne poserait pas autant de problèmes si la RDC n’était pas caractérisée par une riche diversité linguistique comme sa faune, sa flore et son sous-sol. Cette diversité linguistique n’est toujours pas clairement perçue de l’extérieur comme de l’intérieur. En 2006, au lendemain du premier tour de l'élection présidentielle, par exemple, la presse internationale avait découvert dans le pays une nouvelle fracture : les provinces de l'est (les deux Kivu, le Katanga, le Maniema) avaient massivement voté pour le Président Joseph Kabila tandis que l’ouest (l'Equateur, le Bandundu, Kinshasa) s'était prononcé en faveur du Vice-président Jean-Pierre Bemba*. Pour cette presse, le lingala s'opposait ainsi au kiswahili ; les gens du fleuve s'opposaient à ceux de la savane et des collines. La découverte ou plutôt la lecture était, de toute évidence, tendancieuse. Mais elle avait l'avantage de révéler comment au clivage politique pouvaient se greffer un clivage régional ou géographique (l'est contre l’ouest), un clivage socio-écologique (les gens du fleuve contre les gens de la savane et des collines) et aussi et surtout un clivage linguistique (le lingala contre le kiswahili). L'affrontement politique se muait en un affrontement régional, sociologique, écologique et linguistique. La découverte résultait, par ailleurs, d'un effort de simplification de la complexité de la réalité politique, sociologique, linguistique, culturelle et écologique congolaise. Sur le plan linguistique, elle constituait, en quelque sorte, la négation de la diversité linguistique du pays. Du coup, on se retrouvait au début du siècle précédent, aux premières heures de la colonisation où les missionnaires insistaient (la référence à l'Etat-nation saute aux yeux) sur la nécessité d'intégrer la lecture et l'écriture du « congolais » (c'est-à-dire de la langue congolaise ou de la langue des Congolais comme le français l'est pour les Français, le portugais pour les Portugais, l'allemand pour les Allemands) dans le programme d'enseignement des jeunes Noirs à côté de la religion, du catéchisme, de l'histoire sainte, de la géographie générale et du Congo ainsi que de quelques notions d'histoire congolaise, de sciences naturelles, d'hygiène et de politesse (P. de Boeck, 1915 cité par Nkay, 2007). D'une seule langue (le « congolais ») parlée par tous les Congolais au début de la colonisation, les observateurs extérieurs de la réalité congolaise réduisaient ainsi, en 2006, la diversité linguistique de la RDC à deux langues : le kiswahili à l'est et le lingala à l'ouest.

Un peu comme ces « Lushois » (habitants de Lubumbashi au Katanga) qui reconnaissent facilement dans leur ville, la capitale économique de la RDC et la deuxième ville du pays, les « Bakasaï » (les ressortissants des provinces du Kasaï (au centre du pays) qui se caractérisent par l’usage du ciluba, les Bakongo (les ressortissants des provinces de l'ouest dont le trait distinctif est l'usage du lingala peu importe qu’ils proviennent de l'aire géographique du kikongo). Un peu aussi comme les « kinois » ou les « bana Kin » (natifs de Kinshasa ou ceux qui se considèrent comme tels) qui ramènent la réalité sociologique congolaise à quelques groupes délimités sur base du critère linguistique : les Baluba (usagers du ciluba), les Bangala (usagers du lingala provenant de l’ex-province de l’Equateur, de l’ouest de l’ancienne province orientale et de l’actuelle province du Maindombe), les Baswahili (usagers du kiswahili provenant des provinces de l’est, du nord au sud), les Bakongo (les usagers du kikongo dans le Kongo-central), les Bayaka (usagers du kiyaka provenant de l’actuelle province du Kwango) et, curieusement, « les gens de Bandundu » définis non pas par référence au critère linguistique mais par référence à leur ancienne province (le Bandundu) malgré la scission de cette province en trois provinces (le Kwango, le Kwilu et le Maindombe). La réalité est pourtant toute autre. En effet, la RDC, pays par excellence de la diversité linguistique, compte au moins 244 langues dont la plupart sont des langues bantoues (Sesep, 1993, 2009).

3. Politique linguistique coloniale et postcoloniale

Depuis la période coloniale, l’ensemble de ces langues sont fonctionnellement stratifiées et différenciées et leur gestion constitue un lieu privilégié d’affrontements idéologiques et un enjeu politique (Sesep, 1978 ; 2021 :406-408; 2009 : 51-79). Dans la dynamique de domination que la colonisation avait mise en place pour développer la colonie, la question linguistique occupait en effet une place de choix. Dans quelle langue fallait-il instruire, civiliser et christianiser le Noir ? La question valait son pesant d'or au moment où il fallait poser les jalons de l'évangélisation des Congolais, ériger des écoles pour former les auxiliaires des Européens chargés d'assurer le développement de l'Etat Indépendant du Congo et de la colonie belge. Elle s’enracinait dans la vision politique du Roi Léopold II :
« Potentat congolais » (…), Léopold II, roi-souverain et chef d’entreprise, a toujours annoncé », écrit De Cuvelier, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères de l’EIC en 1906, « que le Congo était fondé dans l’intérêt de la civilisation et de la Belgique ». Atteindre ce double objectif imposait d’effectuer sans cesse un grand écart entre recherche de rentabilité et ambition civilisatrice » (Dumoulin, 2017 :9).
Dans ce contexte, en matière de politique linguistique, la Charte Coloniale de 1908 stipule en son article 3 :
« L’emploi des langues est facultatif. Il sera réglé par des décrets de manière à garantir les droits des Belges et des Congolais, et seulement pour les actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires.
Les Belges jouiront au Congo, en ces matières, de garanties semblables à celles qui leur sont assurées en Belgique. Des décrets seront promulgués à cet effet au plus tard dans cinq ans qui suivront la promulgation de la présente loi.
Tous les décrets et règlements ayant un caractère général sont rédigés et publiés en langue française et en langue flamande. Les deux textes sont officiels ».

Les dispositions de la Charte Coloniale sont complétées entre autres textes par la Résolution no 6 relative à l’organisation du Parlement congolais (voir Annexe II : Résolutions adoptées à la table Ronde politique du 20 février 1960 à Bruxelles, point 12) :
« Le pouvoir législatif de l’Etat du Congo est exercé conjointement par deux chambres nationales, provisoirement dénommées « Chambre des Représentants et Sénat ». (…).
- point 12 :
« La langue de travail, de rédaction des documents officiels et des textes législatifs est le français, étant en entendu que la présidence assurera la traduction des interventions en swahili, lingala, kikongo et tshiluba ».

De façon générale et avant cette résolution, deux courants soutenaient deux options politiques en matière de langues pendant la période coloniale:
− un courant européaniste qui avait opté pour l'utilisation d'une ou de plusieurs langues européennes (en l’occurrence le français et/ou le néerlandais) pour faciliter l’accès du colonisé au message évangélique et à « la civilisation » et
− un courant indigéniste qui défendait, au contraire, l'usage d'une ou de plusieurs langues congolaises ou, de façon plus globale, l'éducation du Noir en fonction de sa mentalité, de ses institutions ainsi que de ses moeurs et coutumes.

Unis sur le principe de la promotion des langues locales, les indigénistes étaient divisés sur la langue ou les langues à choisir pour l’évangélisation et l'enseignement. Fallait-il adopter une lingua franca, une langue locale d'un peuple donné ou une langue créée artificiellement ? Trois options étaient envisagées :
(i) dans une large zone aux « dialectes intimement apparentés », développer l'un d'entre eux pour en faire une langue culturelle de grande expression ;
(ii) forger artificiellement une langue littéraire avec des éléments de plusieurs langues apparentées, déjà codifiées et pourvues de littérature;
(iii) enrichir les linguae francae en les rebantouisant.

Les deux premières options reconnaissaient la nécessité d’adopter une langue commune et unique comme véhicule de l'enseignement et de l'évangélisation, tandis que la troisième militait en faveur de la promotion du plurilinguisme, mais un plurilinguisme réduit aux seules linguae francae.
En définitive, la planification linguistique coloniale a abouti à l’imposition de la langue française comme langue officielle qui s’est superposée à l’ensemble des langues nationales dont une douzaine se sont démarquées des autres dans la mesure où elles étaient utilisées comme véhicules et matières d’enseignement et comme langues d’évangélisation dans leurs aires géographiques respectives : il s’agit notamment de l’otetela dans le sankuru, du kiyaka dans le Kwango, du lomongo, du ngbandi à l’Equateur, du kiluba et du swahili au Katanga, du lokele dans l’ancienne province orientale, de l’amashi dans le Kivu, du ciluba, du cena lulwa et du kisongye dans le Kasaï, de divers parlers kongo (le kintandu, le kiyombe,le kimanyanga, le kindibu , le kikongo ya l’Etat ou le kituba appelé encore monokutuba (« je parle ») dans l’ancienne province de Léopoldville. Le ciluba, le kikongo ya l’Etat, le kiswahili et le lingala ont acquis la fonction de langue véhiculaire permettant, dans leurs aires d’extension respectives, la communication entre les usagers de langues nationales ou locales différentes.

Certes, dans les années 1960, l'élite politique et bureaucratique (appelée « les évolués ») a pris fait et cause pour la francisation généralisée du pays dans le souci d'accélérer son développement et sa modernisation. Cependant, il existe, depuis les années 1970, une rupture ou un fossé entre :
− les attitudes des partisans des usagers légitimes des langues congolaises et celles des usagers et partisans de la langue française ;
− l’idéologie dominante dont se réclament beaucoup d’acteurs politiques (l’authenticité hier, le nationalisme aujourd’hui) et la politique linguistique en place ;
− les prises de position en faveur des langues congolaises et l'inertie manifeste au niveau de la mise en application de cette position ;
− les attitudes vis-à-vis des langues congolaises majoritaires (langues nationales ou langues véhiculaires) et celles vis-à-vis des langues minoritaires (langues vernaculaires de différents peuples du pays).
Même si une importante frange de l'élite intellectuelle nationale et un nombre important d'opérateurs politiques et socioculturels ont pris conscience de la nécessité impérieuse de placer les langues congolaises au service de l'homme congolais en tant que premier facteur de son propre développement, du développement national et condition d’accès à la modernité, les règles de gestion de différentes langues demeurent, pour l’essentiel, celles héritées de la colonisation. Aussi, des voix s’élèvent-elles pour l’instauration d’un nouvel ordre ou d’une nouvelle politique linguistique et d’un droit linguistique congolais (Sesep, 2009 : 73-102).

4. Cadre politique et juridique des interventions

S’agissant du droit linguistique, il y a lieu de noter qu’au sein de la communauté (étatique ou autre), le comportement des usagers des langues est régi par des règles ou des dispositions juridiques (lois, règlements, circulaires imposées par l'Etat) dans le but notamment d'assurer la protection des langues et de définir leurs statuts au plan interne et international. Ces dispositions constituent le fondement du droit linguistique du pays ou de la communauté concernée. Ce sont des lois linguistiques (Sesep, 2009 :18-21 ; Ngalasso, 1989 et 1996 ; Falch, 1973).
Ces lois sont de plusieurs types et portent soit sur la forme de la langue, soit sur son usage, soit encore sur sa défense ou sur sa promotion. Les lois portant sur la forme de la langue, en fixent par exemple la graphie ou interviennent sur le vocabulaire par le biais de listes de mots. Celles portant sur l’usage que les utilisateurs font des langues, en leur indiquant quelle langue il faut parler dans telle ou telle situation, à tel ou tel moment de la vie publique et en fixant, par exemple, la langue d’un pays ou les langues de travail d’une organisation.
La typologie des lois linguistiques s’appuie aussi soit sur des critères fonctionnels, soit sur le champ d’application géographique, soit selon le niveau d’intervention juridique.

Sur le plan fonctionnel, on établit une distinction entre notamment:
(1) les législations linguistiques officielles : celles qui portent sur l’usage officiel des langues ;
(2) les législations linguistiques institutionnelles : celles qui portent sur l’usage non officiel des langues ;
(3) les législations linguistiques standardisantes ou non standardisantes ;
(4) les législations linguistiques majoritaires : celles qui assurent la protection des langues ou de la langue d'une majorité et
(5) les législations linguistiques minoritaires : celles qui assurent, au contraire, la protection des langues des minorités.

Sur base du champ d'application géographique, on distingue :
(1) les législations internationales qui fixent les langues de travail des organisations internationales (ONU, UNESCO, Union Africaine, Union Européenne, Cour internationale de justice, etc.) ou qui protègent les minorités.
(2) les législations nationales qui s'appliquent dans la limite des frontières d'un Etat, et des législations régionales (en Catalogne, en Galice, au Pays basque, par exemple).

S’agissant de l’intervention juridique, on a :
(1) les cas des pays où la situation linguistique est définie par la Constitution ;
(2) les cas des pays où elle est définie par une loi (nationale ou régionale) ;
(3) les cas des pays où elle est définie par des recommandations, des résolutions, dont la force de la loi est moindre.

5. Une nouvelle politique linguistique pour quels objectifs ?

Quels seraient les objectifs d'une nouvelle politique linguistique en RDC ? L'objectif majeur doit être la définition d’un partenariat de type nouveau entre les langues africaines congolaises et la langue française particulièrement. Un partenariat fondé sur le principe de la complémentarité et de la solidarité entre les langues et qui implique la promotion des langues congolaises et leur modernisation de façon à les rendre capables non seulement de véhiculer la science et la technologie, mais aussi de faciliter les échanges internationaux, de s’insérer dans la mondialisation.
Une réflexion pluridisciplinaire sur cette problématique devrait se déployer dans trois axes :
- celui de l’aménagement des statuts de langues,
- celui de l’aménagement du corpus de ces langues ou de leur équipement,
- celui de la mobilisation des ressources jugées nécessaires.

Comme le souligne R. Renard (op.cit. : 57), « si le multilinguisme doit être considéré comme une richesse à protéger, il faut aussi reconnaître que faute d’un aménagement linguistique favorisant le progrès de la société dans une culture de paix, le multilinguisme (aussi bien que le plurilinguisme) peut engendrer des conflits principalement dans les Etats ou les fédérations d’Etats multilingue. Il se développe alors un frein au développement durable. Le plurilinguisme est hautement souhaitable du point de vue du développement des individus et des Etats. Tant pour les uns que pour les autres, il doit être consensuel, assumé, jamais subi. Tout doit être fait pour éliminer l’idée même de domination d’une langue sur les autres ».

5.1. Aménager les statuts des langues

Concernant l’aménagement des statuts des langues, le premier choix à opérer est entre l’unilinguisme ou la centralisation linguistique (l’Etat choisit une seule langue officielle comme l’a fait la France) et le plurilinguisme officiel (l’Etat choisit plusieurs langues officielles sur le modèle de la Belgique). Cela implique d'abord l’aménagement des statuts de différentes langues ou l'élaboration d'une législation portant sur le statut du français et de ces langues. Deux options sont possibles :

(1) reconnaître officiellement le plurilinguisme égal sur l’ensemble du territoire national et élever les quatre « langues nationales » reconnues par la Constitution (le ciluba, le kikongo, le lingala et le swahili) au rang de langues officielles dans leurs aires d’extension respectives. Dans le premier comme dans le deuxième cas, les quatre langues officielles et les autres langues, même minoritaires, doivent être protégées par des textes réglementaires et législatifs.
(2) reconnaître le plurilinguisme inégal en choisissant une langue officielle unique sur l’ensemble du pays et en assurant la protection par des dispositions législatives ou constitutionnelles des autres langues.
Bien plus, au sein d’une entité territoriale (une province en l’occurrence), il faudrait
(3) choisir le plurilinguisme personnel : tout individu, de quelle que langue qu’il soit, jouit sur tout le territoire national des droits reconnus officiellement par l’Etat (cf. Albanie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Irlande, Île de Malte, Chypre, Finlande, Luxembourg, Norvège) ou
(4) choisir au contraire le plurilinguisme territorial (interne ou international) : dans ce cas, le contact des langues a pour cadre une région ou un territoire politique ou administratif donné et l'individu de langue officielle régionale ne jouit de la protection officielle de l'Etat que s'il demeure dans ce cadre bien défini à l'avance (comme c’est le cas en Suisse ou en Belgique). Dans le cas précis du statut territorial interne, l'Etat, par des mesures législatives, assure la protection des langues minoritaires (cf. France, Italie).

Dans le cas particulier de la RDC, cela revient donc, pour le législateur, à préciser par des dispositions légales ou réglementaires si le pays doit, s’agissant de la langue officielle, être :
− un Etat plurilingue égal reconnaissant le plurilinguisme à la totalité ou à une partie bien précise du territoire national ;
− un Etat plurilingue inégal qui reconnaît une seule langue officielle, mais qui protège les autres langues en présence sur tout le territoire national ou sur une partie de celui-ci.

5.2. Délimiter des régions linguistiques

Décider que la RDC soit un Etat plurilingue à statut territorial ou un Etat plurilingue à statut personnel a comme conséquence la délimitation officielle des frontières linguistiques en plus des frontières administratives et géographiques, c’est-à-dire la création des régions linguistiques dont les aires d’extension coïncident avec celles des langues nationales retenues comme langues officielles. Une régionalisation linguistique bien réfléchie est, dans cet ordre d’idées, une réponse conforme à l'exigence de la décentralisation du pays consacrée par la Constitution. Au regard de la diversité linguistique du Congo, seules les langues dites nationales devraient servir de critère réaliste de limitation de différentes régions linguistiques. Il s’agit, en fait, d’intégrer les 26 provinces administratives actuelles (Kinshasa y compris) dans quatre régions linguistiques correspondant respectivement aux aires d’extension géographique de quatre langues nationales : le ciluba, le kikongo, le lingala et le kiswahili. On se trouverait ainsi en face des régions linguistiques cilubaphone (de langue ciluba), kikongophone (de langue kikongo), lingalaphone (de langue lingala) et swahiliphone (de langue kiswahili). Au sein de chacune de ces régions, la formule la moins onéreuse serait celle du plurilinguisme inégal. Autrement dit, chaque région linguistique ne reconnaîtrait légalement qu'une langue officielle et protégerait, par des mesures appropriées, les autres langues nationales en présence.

Néanmoins, un statut spécial devrait être accordé ou reconnu à certaines communautés dont les langues seraient suffisamment développées et auraient une assez longue tradition d'écriture (par exemple les aires linguistiques de l’otetela dans le sankuru, du kiyaka dans le Kwango, du lomongo à l’Equateur, du kiluba au Katanga, du lokele dans l’ancienne province orientale, etc.). A la langue officielle doit être assignée, sur l'ensemble du territoire national où elle est reconnue en tant que telle, la totalité des fonctions découlant de ce statut. Elle doit être utilisée dans tous les secteurs de la vie publique (l'administration, l'enseignement, la justice, l'armée, les media, etc.). Les stratégies à mettre en place varieront évidemment selon les domaines.

5.3. Aménager les structures de différentes langues ou les équiper

L’aménagement des statuts des langues sans l’aménagement de leurs structures est une tâche vouée à l'échec. A quoi servirait-il d'attribuer à une langue la fonction de véhicule d'enseignement si cette langue se situe encore au degré zéro de la standardisation ou de la normalisation ? Dans l'état actuel de la situation, l’aménagement de structures (syntaxiques, phonétiques, lexicales …) des langues congolaises devrait s’assigner des objectifs prioritaires.

5.3.1. Finaliser la réforme de l’orthographe

Le premier objectif a trait à l’orthographe (voir Sesep, 2009 : 102-112). L'orthographe des langues congolaises doit-elle être morphologique, sémantique, phonétique ? La question a fait l'objet d'une discussion houleuse en 1985, à Kinshasa, au colloque consacré à l'utilisation des langues nationales. Elle continue à se poser. Elle avait pourtant été tranchée en 1974, par le premier séminaire des linguistes tenu à Lubumbashi. Le séminaire avait défini les principes de base qui doivent régir l'orthographe de ces langues et avait émis le voeu que "les propositions relatives à la standardisation et à l'uniformisation de l'orthographe des quatre langues nationales (congolaises) soient rendues officielles et sanctionnées par un décret, à l'exemple du Sénégal et d'autres pays africains qui ont connu la même expérience". Ce voeu maintes fois renouvelé par de nombreux chercheurs, colloques et séminaires demeure toujours pieux en dépit du fait que les participants au colloque de 1985 avaient proposé non seulement « la création d'une sous-commission qui aurait pour tâche d'examiner en profondeur les projets d'orthographe et tout problème en rapport avec ce domaine » (la sous-commission devrait être instituée au sein d'une commission de planification qui devrait, elle-même, aussi être créée) mais aussi et une fois de plus que « le Conseil Exécutif (le gouvernement) confirme l'utilisation et la généralisation des systèmes orthographiques qui auront été retenus ». La démarche est jusqu’ici bloquée faute de volonté politique et de projet concret à soumettre à l’autorité politique compétente.

5.3.2. Approfondir les recherches sur les langues congolaises et leurs variétés

Le deuxième objectif a trait à la description et à l’analyse des structures de ces langues. A cet égard, il est impérieux :
− de dépasser le stade du descriptivisme à outrance pour celui de l'interprétation en s'appuyant notamment sur la sociolinguistique ;
− de dépasser les domaines de la phonologie, de la morphologie et du lexique qui constituent le champ d'intérêt de plusieurs linguistes, en vue d'un approfondissement de la syntaxe et de la sémantique ;
− d'établir les cartes linguistiques de diverses régions du pays ; ce qui implique l'étude systématique de toutes les langues en présence.
− de déterminer les modèles normatifs ou les variétés linguistiques qui seraient imposées comme références normatives ou comme modèles standards.

La question de la variation linguistique acquiert toute son importance quand on sait que les langues attestent en leur sein l'existence de plusieurs variétés. Le ciluba, par exemple, a, au cours de son histoire, été le centre d'une profonde dialectisation spatiale de sorte qu'il est aujourd'hui compartimenté en une multitude de parlers (Mutombo, H., 1977). Dans l'aire du kikongo, la variété véhiculaire de cette langue (le kikongo ya l’Etat, « de l’Etat ») se distingue nettement des variétés vernaculaires (le kintandu, le kindibu, le kimanyanga, le kisi-ngombe, le kimboma, le kiwoyo et le kizombo). Un processus de différenciation surtout lexicale s'est opéré au sein de la variété véhiculaire: la variante parlée dans les villes du Kongo-Central (Matadi, Boma) et celle de la province du Kwilu, par exemple, présentent des différences lexicales notoires. En ce qui concerne le lingala, on peut aussi isoler en son sein plusieurs variétés (le lingala de Makanza, le lingala de Kinshasa, le « bangala » dans la province orientale, etc.). Dans l'aire du kiswahili, le locuteur moyen perçoit intuitivement que l'usager de Lubumbashi ne parle pas de la même manière que celui de Bukavu ou de Kisangani ou le présentateur du journal télévisé sur la chaîne nationale. L'échec ou la réussite de la politique linguistique à mettre en place dans le domaine éducatif en particulier dépend ainsi, dans une certaine mesure, du choix de la variété qui sera imposée comme modèle standard. Ce choix est de nature à susciter des passions, des controverses. Dans le Kongo Central, par exemple, nombre d'usagers des parlers kongo vernaculaires manifestent vis-à-vis de la variété véhiculaire reconnue officiellement comme « langue nationale » une résistance à peine voilée. A Kinshasa, très peu sont les élèves ou les jeunes qui comprennent pourquoi leurs maîtres leur apprennent une langue différente de leur langue de tous les jours. Ils ne comprennent pas non plus pourquoi ils leur présentent cette langue comme étant le vrai, le beau lingala. Quel kiswahili, quel lingala, quel kikongo, quel ciluba adopter en définitive comme modèle standard? Le modèle standard ou normalisé doit normalement être la variété effectivement parlée par la majorité des locuteurs concernés et non un modèle idéal, imposé de manière autoritaire. Concrètement, dans le cas du swahili, par exemple, faut-il opter pour une diglossie swahili parlé (celui de Lubumbashi)- swahili écrit (la variété parlée au bord du lac Tanganyka dans les régions d’Uvira, de Kalemie et de Moba) ou adopter carrément le parler des pays tels que la Tanzanie ? La question mérite d’être examinée froidement.

5.3.3. Rédiger des ouvrages de référence et mettre sur pied des institutions de référence

Deux priorités s’imposent à cet effet : (i) rédiger des ouvrages de référence (grammaires, dictionnaires, lexiques ...) et (ii) mettre sur pied des institutions régulatrices de la variété choisie comme modèle à normaliser (académie de langues et de littératures, observatoires, banques de terminologies, écoles des langues …). La tâche d'élaboration des dictionnaires, de grammaires, de lexiques spécialisés revient non pas à l'homme politique, mais aux linguistes. Ces derniers ont le devoir d’équiper les langues retenues dans le cadre de la nouvelle politique linguistique. Il leur revient de fixer les règles grammaticales de ces langues, de créer et d'y introduire de nouveaux termes (techniques en particulier) en recourant aux procédés traditionnels de la créativité lexicale.

5.4. Mobiliser les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires

En vue de la mise en oeuvre de la politique linguistique, les moyens à réunir sont de trois ordres : humains, institutionnels et financiers. Dans ces trois domaines, la RDC ne part pas de rien. Sur le plan humain, depuis 1962, date à laquelle elle a eu ses premiers linguistes, le pays dispose de linguistes de renom formés dans diverses universités du monde. Il dispose aussi de nombreux juristes, économistes, sociologues, spécialistes en sciences de l'éducation, psychologues, etc., qui peuvent être mis à contribution dans les limites de leurs compétences. Sur le plan institutionnel, le pays compte plusieurs institutions universitaires et spécialisées qui s'intéressent aux questions linguistiques et dont le dynamisme ne fait l'objet d'aucun doute.
Sur le plan financier, les efforts à consentir devront être répartis entre plusieurs organismes et instituions.

5.5. Construire un partenariat langues congolaises-français-anglais

Dans le contexte de la mondialisation, la RDC doit-elle ou peut-elle se passer de la langue française? Il faut reconnaître que la langue française n'est pas perçue par de nombreux Congolais comme une langue étrangère. Elle fait partie du patrimoine culturel de la Nation. Les Congolais se la sont appropriée et la modèlent à leur image, selon leurs manières de dire tout en veillant à s'assurer que les différences qui constituent leurs particularités n'handicapent pas l'intercompréhension. En dépit de multiples prises de position en faveur de l'utilisation des langues nationales dans la vie politique, économique et culturelle de la nation, la révision brutale de la politique linguistique héritée de la colonisation est interprétée par une partie importante de l'opinion nationale comme « une catastrophe politique et culturelle », une tentative de repli sur soi au moment où tous les peuples sont engagés dans la mondialisation (Sesep, 1990 :7). Les jeunes Congolais sont conscients que la langue française les aide à s'insérer dans la mondialisation, à construire la modernité, à accéder à la science et à la technologie, à coopérer avec d'autres Etats, à renforcer la cohésion nationale, à diffuser et à faire connaitre leurs cultures. Mais ils tiennent aussi à sauvegarder, grâce aux langues nationales, leur identité africaine dans une francophonie plurielle. Construire un véritable partenariat entre le français et les langues africaines du Congo (un partenariat qui prend aussi en compte les aspirations légitimes des usagers de ces langues) est une exigence incontournable. C'est cette même volonté de participer à la mondialisation économique, culturelle, technologique qui explique l'ouverture de plus en plus affirmée des jeunes à la langue anglaise sans renier leur appartenance à la francophonie. Un réaménagement des rapports de force entre l'anglais et le français comme entre ce dernier et les langues nationales est de plus en plus souhaité.

Ce réaménagement jugé nécessaire pour le développement intégral et harmonieux des Congolais était, après le premier séminaire des linguistes (Lubumbashi, 1974), au centre des débats houleux particulièrement au colloque national sur l’authenticité (Kinshasa, 1982), au colloque national sur l’utilisation des langues….. (Kinshasa, 1985) et à la Conférence nationale souveraine (Kinshasa, 1991-1992).

5.5.1. Le colloque national sur l’authenticité (Kinshasa, 1981)

Les propositions d’aménagement de ce colloque portent sur (i) la valorisation des langues nationales ou congolaises, (ii) l’étude de ces langues, (iii) leur orthographe et (iv) les langues étrangères (Authenticité et développement, 1982 : 423-424 ; Sesep, 1984 :14-16).
En rapport avec la valorisation des langues nationales, le colloque retient comme actions prioritaires :
1. la fixation par des textes législatifs et réglementaires du statut de quatre langues nationales ;
2. l’édition des journaux en langues congolaises et l’octroi à celles-ci d’une plus large place à la radio et à la télévision;
3. la traduction en langues congolaises à vocation nationale des documents et textes officiels (l’hymne national (« La Zaïroise » à l’époque, la Constitution, le Manifeste de la N’Sele …) ;
4. la création d’une banque de terminologie technique et scientifique qui manque à ces langues ;
5. la création d’une chaîne de télévision et de radio qui émettraient exclusivement en langues nationales ;
6. la formation des professeurs spécialisés en pédagogie de langues congolaises en créant l’option « Langue et littérature africaines » dans les Instituts supérieurs pédagogiques.

S’agissant de l’étude de ces langues, le colloque recommande :
1. le recensement systématique de toutes les langues et de leurs locuteurs ainsi que report des données recueillies sur des cartes et sur base d’un questionnaire ad hoc ;
2. l’exploration systématique du domaine de la sémantique et de la syntaxe.

Au sujet de l’orthographe, l’objectif majeur est de « fixer par des textes légaux et réglementaires l’orthographe standardisée et uniformisée des quatre langues nationales ».
Concernant l’emploi des langues dans l’enseignement, l’objectif est de réaménager la distribution des langues dans les écoles selon le schéma suivant :

1° A l’école primaire

En plus de l’apprentissage du français, langue officielle, l’enseignement devra se faire dans la langue régionale d’implantation de l’école.

2° A l’école secondaire

Cet enseignement consistera à
- approfondir la langue régionale et la langue officielle,
- apprendre une langue régionale autre que celle de la région d’origine.

3° A l’enseignement supérieur et universitaire

Il s’attachera à faire acquérir une troisième langue autre que celles apprises au primaire et au secondaire ».
S’agissant particulièrement des langues étrangères, le colloque propose de:
1- maintenir la langue française ;
2- de mettre cette langue dans une situation de concurrence face à d’autres langues étrangères en élargissant l’enseignement des langues internationales telles que l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’arabe, le portugais, le russe dans les établissements d’enseignement supérieur et universitaire. Mbulamoko (1982 :225) recommande, à cet égard, « par souci d’ouverture linguistique au monde » qu’ « à côté du français qui remplit un certain nombre de fonctions à l’échelon national et international, à côté de l’anglais qui est la première langue internationale, un certain nombre d’autres grandes langues du monde ou à fonction internationale, méritent d’être connues par un nombre de plus en plus élevé de Zaïrois. Il s’agit de l’arabe, de l’espagnol, du portugais, de l’allemand, du russe et du chinois. L’enseignement de ces langues dans certains établissements de notre pays contribuera à la consolidation de la coopération entre le Zaïre et l’ensemble des pays où ces langues sont parlées ».

5.5.2. La Conférence nationale souveraine (1991-1992)

La Conférence nationale souveraine a assigné les objectifs ci-après à la nouvelle politique linguistique de la RDC :
- « L’érection des autres langues dites nationales au rang de langues officielles concurremment avec le français et la promulgation d’une loi sur l’usage des langues en République du Zaïre ;
- La mise en place d’une académie des langues et Littérature Zaïroises au sein de l’Académie Zaïroise de Langue, des Arts et des Lettres ayant entre autres pour tâche d’assurer la promotion de la littérature en langues nationales, l’uniformisation de l’orthographe, la standardisation de ces langues et la planification linguistique ;
- L’ouverture des chaînes radiophoniques entièrement de langues nationales ;
- La création d’un centre de traduction et d’interprétariat en langues nationales pour promouvoir les travaux de traduction et faciliter aux masses laborieuses l’accès à la culture et à la science grâce à ces travaux de traduction ;
- Le soutien des initiatives privées en matière de création d’écoles de langues zaïroises et l’organisation de prix littéraires en langues zaïroises ;
- La généralisation de l’enseignement des quatre langues nationales tant au niveau de la maternelle que du premier cycle de l’enseignement primaire ;
- L’obligation d’assurer l’enseignement des quatre langues nationales tant au cycle secondaire que dans le cycle de graduat à l’enseignement supérieur et universitaire ».
La Conférence nationale avait ainsi pris l’option de cinq langues officielles dont le français et les quatre langues nationales (le ciluba, le kikongo, le kiswahili et le lingala).

5.5.3. La commission des réformes institutionnelles et le projet de Constitution de l’AFDL (1999)

Après la Conférence nationale, la Commission des réformes institutionnelles mise en place en 1999 par l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo) revoit cette architecture linguistique en optant pour deux langues officielles (le français et l’anglais) et quatre langues nationales (les mêmes).
La nouvelle architecture linguistique qu’elle propose est reprise à l’article 7 du projet de Constitution qui devrait être soumis au référendum :
« La liberté de langue est garantie.
Les quatre langues nationales sont le ciluba, le kikongo, le swahili et le lingala.
Sans préjudice des langues nationales, les langues officielles sont le français et l’anglais. Les autres langues du pays font partie du patrimoine culturel congolais dont l’Etat assure la protection et la promotion. La loi fixe les modalités d’application de la présente disposition ».
Le projet de Constitution insiste, dans son exposé des motifs, non seulement sur l’intensification, la généralisation et l’insertion obligatoires dans le programme d’enseignement de base mais aussi sur la protection et la promotion des autres langues. Quant au choix de l’anglais comme deuxième langue officielle « au même titre que le français », choix considéré comme « la grande nouveauté » de ce projet de Constitution, ce dernier le justifie par deux paramètres importants : « l’importance prépondérante et accrue de l’anglais dans les échanges internationaux ainsi que dans l’acquisition des connaissances scientifiques et de la technologie » d’une part, et « la situation géographique de la République Démocratique du Congo au coeur de l’Afrique, entourée au nord, à l’est et au sud par des pays anglophones » d’autre part.

5.5.4. La Constitution de 2006

La Constitution de 2006 s’inspire de ces propositions mais ne retient que le français comme langue officielle. Elle a le mérite de souligner, en son article 13, qu’ « /aucun/ Congolais ne peut, en matière en matière d’éducation et d’accès aux fonctions publiques ni en aucune autre matière, faire l’objet d’une mesure discriminatoire, qu’elle résulte de la loi ou d’un acte de l’exécutif, en raison de sa religion, de son origine familiale, de sa condition sociale, de sa résidence, de ses opinions ou de ses convictions politiques, de son appartenance à une race, à une ethnie, à une tribu, à une minorité culturelle ou linguistique ».

5.5.5. La loi-cadre de l’enseignement national (2014)

A cet égard et s’agissant de l’enseignement, la loi- cadre de l’enseignement nationale du 11 février 2014, comme celle de 1986, stipule clairement que « /l’/enseignement national utilise les langues nationales et du milieu comme outil dans l’enseignement primaire et comme discipline dans l’enseignement secondaire, supérieur et universitaire ainsi que dans l’enseignement non formel ». En plus du français, des langues nationales et des langues du milieu des apprenants (toutes les langues congolaises en fait), le ministère de l’enseignement primaire, secondaire et technique encourage l’utilisation et la pratique de la langue anglaise.

Conclusion

Comme le démontrent clairement la proposition de la Conférence nationale souveraine et les dispositions de la Constitution en vigueur, opter pour un nouveau pacte républicain en matière de langues ne revient pas à se priver des avantages certains qu'offre l'utilisation d'une langue d'ouverture au monde, à la science, à la technique, à la culture comme la langue française. Il ne s'agit pas non plus de s'enfermer dans un africanocentrisme encore moins dans un européocentrisme intransigeant. Le problème ne se pose donc pas en termes de pour ou contre la langue française. Il s'agit de réaménager, au profit de la plupart des Congolais, la politique héritée de la colonisation et acceptée par les élites congolaises à l’accession du pays à l’indépendance en leur permettant de jouir pleinement de leurs droits linguistiques, de mettre fin aux inégalités en matière d’éducation fondées sur des inégalités linguistiques, de les aider à participer à la mondialisation économique, culturelle, technologique, à construire la modernité, à accéder à la science et à la technologie, à coopérer avec d'autres Etats, à renforcer la cohésion nationale, tout en sauvegardant leur identité culturelle africaine dans une francophonie plurielle.
La nouvelle politique linguistique à mettre en place en RDC pour son développement intégral et harmonieux doit s'inspirer des réalités propres à l'ensemble du pays et à chaque région. Elle sera déterminée en particulier par son coût économique ainsi que par les ressources humaines et matérielles disponibles. Elle procédera par étapes. Encore faut-il que non seulement le législateur reconnaisse et soit convaincu que la langue est une matière de droit et que , pour le peuple congolais comme pour les autres peuples du monde, le droit linguistique est un droit au même titre que les autres droits, mais aussi que l’Etat accepte d’investir dans les langues pour le bien général et le progrès de la Nation. « L’aménagement linguistique suppose /en effet/ une intervention de l’Etat. Faute d’une organisation de la protection des langues et des cultures, celles-ci sont vouées à la loi du plus fort » (R. Renard, op.cit.: 57).

Les instruments juridiques nécessaires pour stimuler et ou soutenir cet aménagement sont connus (Mbulamoko, 1982 : 224) :
- un projet de loi portant statut des langues nationales et des droits linguistiques des Congolais;
- un projet de loi sur l’emploi des langues nationales dans les services publics de l’Etat, l’enseignement et la justice ;
- un projet d’arrêté portant standardisation et uniformisation de l’orthographe des langues nationales ;
- l’insertion dans la Constitution des dispositions relatives au droit et à la question linguistique.

Références bibliographiques

- Authenticité et développement, Actes du colloque national sur l’authenticité, Union des écrivains zaïrois, Kinshasa, 14-21 septembre 1981.
- Falch, J., 1973, Contribution à l’étude du statut des langues en Europe, Centre International de recherches sur le Bilinguisme (CIRB/IRCB), Québec, Les presses de l’Université de Laval.
- Calvet, L.-J., 1996, Les politiques linguistiques, Paris, PUF.
- Calvet, L.-J., 1987, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Payot.
- Mbulamoko, N.M., 1981, « Authenticité, langues zaïroises et développement », in Authenticité et développement, Actes du colloque national sur l’authenticité, Union des écrivains zaïrois, Kin

Par Camille SESEP N’SIAL, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024