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LES MATRICES LEXICOGENIQUES DU FRANÇAIS EN REPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO
LEXICOGENIC MATRICES OF FRENCH IN THE DEMOCRATIC REPUBLIC OF CONGO

Gabriel SUMAILI NGAYE-LUSSA*
gabalise@gmail.com (+243) 816863526
https://orcid.org/00000022370-4145

Résumé

André Nyembwe Ntita a consacré une part notable de ses recherches à l’étude de la néologie française en République Démocratique du Congo, singulièrement à l’apport de l’emprunt lexical. En sa mémoire, il nous a paru à tout le moins juste de consacrer une étude à l’examen des mécanismes globaux agissant en faveur de l’enrichissement de la langue française au Congo. Et comment examiner les nombreuses créations néologiques autrement que dans le cadre circonscrit des matrices lexicogéniques, lesquelles ont également l’avantage de rendre compte de cet enrichissement de la langue ?

Mots clés : créations, français, matrices lexicogéniques, néologie, RDCongo.
Reçu le : 30 septembre 2023
Accepté le : 7 décembre 2023

Summary

André Nyembwe Ntita devoted a notable part of his research to the study of French neology in the Democratic Republic of Congo, particularly to the contribution of lexical borrowing. In his memory, it seemed at least right to us to devote a study to the examination of the global mechanisms acting in favor of the enrichment of the French language in the Congo. And how can we examine the numerous neological creations other than within the circumscribed framework of lexicogenic matrices, which also have the advantage of accounting for this enrichment of the language

Keywords: creations, French, lexicogenic matrices, neology, DRC
Received : September 30th, 2023
Accepted : December 7th, 2023

Introduction

Le présent article aborde un aspect des études chères à André Nyembwe Ntita : l’apport à la langue française des unités lexicales créées en République démocratique du Congo. Titulaire des cours de Sociolinguistique, de Sémantique lexicale et de Lexicologie et lexicographie, à la Faculté des Lettres et sciences humaines, Département des Lettres et civilisation françaises, il a publié à plusieurs occasions le fonctionnement des emprunts faits par la langue française. Et l’un de ses derniers articles, co-écrit avec G. Thoa Tsambu, a traité de l’étude lexico-sémantique des kinoisismes ou particularités lexicales du français à Kinshasa (Thoa Tsambu et Nyembwe Ntita, 2015 : 125-132).
Il n’entre pas dans notre intention de dresser un glossaire ou un répertoire, ni de présenter ici une quelconque esquisse des particularismes du français, encore moins une analyse du vocabulaire. C’est dire que cet article n’a pas la prétention d’être un lexique du français du Congo.
Mais il est question de nous pencher sur un aspect précis de la créativité lexicale, au regard des divers procédés de la création lexicale, stimulé dans ce choix par la parution récente de l’important ouvrage Nouveaux horizons pour la néologie en français. Hommage à Jean-François Sablayrolles consacré à la néologie (Tallarico, Humbley et Jacquet-Pfau, éds, 2020). Or, dans cette optique, il est certain que les recherches sur la variété régionale du français est encore loin d’épuiser toutes les facettes de cette réalité sans cesse mouvante.

Notre préoccupation est de voir comment les créations néologiques du français en usage au Congo s’insèrent dans les cinq matrices lexicogéniques auxquelles Jean-François Sablayrolles a consacré tant d’années de recherche néologique (Sablayrolles, 2000).
Porter un regard sur la typologie des particularités du français ne manque pas d’intérêt pour un espace aussi considérable de la francophonie où une étude globale sous cet angle n’a pas encore, à notre connaissance, été menée depuis l’article de N. Diansonsisa Mwana Bifwelele (1982) qui inventoria les lexies d’origine française dans le français zaïrois.
Par ailleurs, l’aspect résolument néologique adopté ici pour l’insertion des néologismes a gagné à être complété par une approche sociolinguistique, en l’occurrence sociolexicologique, mise au point par M. Chansou (2003) et tenant compte du contexte socio-économico-politique dans lequel baignent les locuteurs.
C’est pourquoi le présent article évolue dans la double configuration que voici : après le premier point consacré à la situation du français (statut, usages, variétés et néologie) en République démocratique du Congo, est passé en revue, au second point, le tableau de l’insertion, dans les cinq matrices de la création lexicale préconisées par J. Pruvost et J.-F. Sablayrolles (2019), des données faisant partie de notre corpus de veille néologique.

I.-LE FRANÇAIS ET LA NEOLOGIE AU CONGO
1.1 L’implantation et le statut du français

Le français au Congo, nous avons eu à le dire ailleurs (Sumaili Ngaye-Lussa, 2012 et 2019), langue d’implantation coloniale, s’est retrouvé de fait langue officielle administrative et judiciaire, en vertu de l’ordonnance signée le 14 mai 1886 par l’Administrateur Général de l’Etat Indépendant du Congo (EIC). Mais de cette réalité tirant sa genèse de la présence belge (EIC jusqu’en 1908, Colonie jusqu’en 1960), qu’est-il advenu depuis l’accession du pays à sa souveraineté le 30 juin 1960 ?
Sans entrer dans les détails (Loi fondamentale du 19 mai 1960, Constitution du 1er août 1964 dite Constitution de Luluabourg, Constitution de juin 1967 ainsi que ses principales modifications, Projet de Constitution de la Conférence Nationale Souveraine de 1993), notons que la langue française a gardé jusqu’à ce jour, en République Démocratique du Congo, son statut de langue officielle. En effet, la Constitution actuelle (adoptée par référendum en décembre 2005, promulguée le 18 février 2006, telle que modifiée à ce jour) stipule en son article 1er, alinéa 7 : « Le français est sa langue officielle ».

Ce qui précède ne pourrait guère se comprendre si l’on ne prend en compte les politiques linguistiques menées au Congo dans le choix des langues d’enseignement, choix que nous pouvons synthétiser comme suit (Nyembwe Ntita, 1981 ; Sesep N’Sial, 2009 et 2021) :
- dès 1962, l’intensification de l’enseignement en français à tous les niveaux, d’où le rôle primordial de la scolarisation dans l’acquisition de la langue ;
- de 1975 à nos jours, l’enseignement dans la langue nationale de l’aire linguistique concernée est instauré, plutôt réinstauré, dans les deux premières années du primaire, c’est-à-dire au degré élémentaire.
Sont à signaler, toutefois, deux phénomènes observés au plan diachronique : d’abord, vers la fin des années 1970, malgré la mise en oeuvre de la politique du recours à l’authenticité, les autorités de l’époque, subissant l’influence de la France (visite du président V. Giscard d’Estaing en 1979), ont encouragé un français débarrassé des influences belges ; par ailleurs, à partir de l’année 1990, l’amorce de la démocratisation a suscité une efflorescence de journaux en français, la presse ayant, comme l’a si bien observé I. Ndaywel (1998 : 765), « choisi de tirer ses appellations du registre francophone ».

1.2 Les usages et variétés de la langue

Forte de son statut de langue officielle, la langue française jouit au Congo de nombreux usages institutionnalisés (communication internationale, domaines législatif, judiciaire et exécutif ; documents administratifs, commerciaux et médicaux…). Elle est, dans l’éducation, véhicule d’enseignement à la fois et matière enseignée. La communication y recourt (presse écrite, journaux télévisés et magazines, affiches, édition de manuels scolaires, d’ouvrages scientifiques ou de vulgarisation, oeuvres littéraires).
Schématiquement, le contexte de l’écrit privilégie à coup sûr le français, tandis que dans la pratique orale le locuteur moyen recourt principalement aux langues nationales s’agissant surtout de la musique, du théâtre populaire, du sport et dans le domaine religieux. C’est que la situation sociolinguistique du Congo se caractérise par un fonctionnement doublement diglossique : français-langues nationales et langues nationales-langues dites ethniques.
La seconde édition de l’Atlas linguistique de la République Démocratique du Congo (ALAC, 2011) localise, en effet, 244 langues congolaises, dont les quatre langues véhiculaires identifiées jadis par le colonisateur et auxquelles la Constitution attribue le statut de langues nationales (le kikongo, le lingala, le swahili et le tshiluba) qui se partagent les quatre aires linguistiques correspondant à l’espace national, ainsi que les autres langues (dites ethniques) qui font partie du patrimoine culturel congolais dont l’Etat assure la protection.

C’est dire que dans leur quasi-totalité, les locuteurs congolais sont au moins bilingues [français-langue nationale] ou [langue nationale-langue ethnique] ou encore [langue nationale-langue nationale], sinon trilingues [français-langue nationale-langue ethnique] ou [français-langue nationale-langue nationale], avec, bien sûr, dans chaque cas, une différence de degré de maîtrise.
A cela s’ajoute, du reste, le phénomène des variétés sociolinguistiques que Sesep N’Sial (1993 : 32-35) a dégagées : la variété basilectale du français, pratiquée par les locuteurs peu lettrés caractérisés par l’usage fondamentalement circonstanciel du français (pratiquant au quotidien les langues congolaises) ; la variété acrolectale, dont l’usage se rapproche du français standard, disposant des registres diversifiés ; entre les deux, la variété mésolectale, commune aux locuteurs, celle des lettrés moyens.
Il n’est donc pas étonnant que le choix du code à pratiquer soit basé sur des paramètres tant sociolinguistiques que pragmatiques tels que le souci de valorisation de soi, l’image que l’on se fait de l’interlocuteur, le contexte de l’échange, etc. Le degré de maîtrise s’y invite aussi implicitement, ce qui peut conduire le locuteur jusqu’à produire des énoncés dans lesquels se mêlent deux codes.
Il en découle un dynamisme dans l’usage de la langue française, par une pratique diversifiée, à une échelle plus élargie de locuteurs et dans des circonstances de plus en plus variées d’échanges. En même temps, ce mouvement d’élargissement et d’intensification s’accompagne du sentiment vif de l’appropriation de la langue française, dans un processus permettant aux locuteurs de sortir petit à petit d’un sentiment de crainte de ne pouvoir satisfaire à une certaine norme mal maîtrisée, l’insécurité linguistique (voir Kasoro Tumbwe, 1998 : 61-81).
Ce qui fait dire à P. Dumont et B. Maurer (1995 : 210) : « L’apparition des variétés nouvelles, répondant à une pratique sociale africaine du français, nées parfois de situations d’acquisition de cette langue hors de l’école mais d’autres fois générées par cette scolarisation même, est sans conteste le signe d’une décomplexation des locuteurs africains en train de s’approprier le français, d’en faire une langue africaine disponible dans toutes les situations de communication, sans exception. »

1.3 De la néologie : création et variations

Pour L. Guilbert (1975 : 31) qui a approfondi la notion de créativité lexicale, « la néologie lexicale se définit par la possibilité de création de nouvelles unités lexicales, en vertu de règles de production incluses dans le système lexical. »
Définie par le Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage (Dubois et alii, 2012 : 322) comme étant le « processus de formation de nouvelles unités lexicales », la néologie se doit donc d’emprunter les divers mécanismes existant dans la langue, tant au plan de la forme qu’à celui du sens.
L’importance de la néologie n’est plus à démontrer. Dans le cadre des dimensions sociales et historiques des mots, la néologie est la première dimension historique du statut lexicologique du mot (Eluerd, 2000 : 58). S’y ajoutent, bien sûr, les autres dimensions (sociale, historique, anthropologique) qui font des mots les témoins de l’histoire.
Compte tenu des limites de cet article, nous ne pouvons que noter, en gros, qu’aux XXè et XXIè siècles, le renouvellement des unités lexicales provient, d’une part, des divers facteurs (économiques, politiques, culturels, scientifiques et technologiques) ayant conduit à la mondialisation ; ces créations consécutives aux nouveautés scientifiques et technologiques, sont généralement concertées, systématisées (le Conseil supérieur de la langue française et la Délégation générale à la langue française regroupent plusieurs organes, dont la Commission de terminologie chargée, entre autres, de proposer des termes français pour désigner les nouveautés techniques d’origine étrangère). D’’autre part, le renouvellement des unités lexicales est dû au surgissement des innovations dues aux besoins expressifs des locuteurs, prenant naissance de manière spontanée, selon de nombreux contextes : les échanges interindividuels, la presse, le discours polémique, le roman policier (en particulier l’oeuvre de Frédéric Darc, alias San Antonio), la bande dessinée, la musique…). Au Congo, les hardiesses de la publicité sont encore fraîches dans nos mémoires : le savoir-fer (publicité d’une maison de nettoyage à sec), Nous avons corongolisé le voyage (compagnie d’aviation).
Avec à-propos, J. Pruvost et J.-F. Sablayrolles (2019 : 8) ont signalé :
« Ainsi, néologisant par nécessité, par plaisir ou par idéal, l’être humain adulte nourrit abondamment la langue qui lui est contemporaine au fil de son activité incessante. Seul le temps qui s’écoule avec ses contingences fera le départ entre les mots nouveau-nés qui intégreront la langue et ceux qui ne survivront pas ».
L’obligation de l’adéquation aux mécanismes de la langue s’avère d’autant plus impérieuse que la néologie, déterminée par des pratiques sociales, subit des contraintes en vue de la stabilité de la langue.
C’est ce que souligne J.-Cl. Boulanger (« Pour dire aujourd’hui », Dossier linguistique-Le français langue de modernité, Office québécois de la langue française, 2002,
(http://www.olf.gouv.qc.ca/ressources/bibliotheque/dossiers_linguistiques/français/dire..., consulté le 06/10/2010) :
« Dans la double perspective de la francophonie et de la participation au monde contemporain, choisir le français, c’est accepter la néologie comme support principal d’évolution de la langue et comme stratégie d’intervention pour procéder à un aménagement linguistique d’envergure. Toute langue est capable de tout nommer et elle en possède les ressources morphologiques. La décision de fonctionner dans sa langue et d’en exploiter les capacités est alors strictement de l’ordre de la volonté collective. »
Il est heureux de constater que l’étude de la néologie a déjà suscité, de la part des chercheurs au Congo, d’importants travaux, menés dans le cadre du Centre de linguistique théorique et appliquée (CELTA) ou non, depuis la création de cette structure en février 1971.
A cet égard, la part non moins considérable des chercheurs du Congo dans la collecte des données et la réalisation de l’IFA (1983, réédité en 1988) demeure un témoignage éloquent depuis la tenue à Kinshasa/N’Sélé, en décembre 1976, de la 3ème Table Ronde des centres et chercheurs en linguistique.

A la suite des turbulences de la démocratisation en Afrique, la décennie 90 a vu se développer, dans les pratiques langagières, d’importants bouleversements à l’instar de ceux qu’A.-M. Laurian (2003 :2), présentant la « libéralisation de la langue à la fin de quelques dictatures » en Europe de l’Est et en Asie, a qualifié d’« explosions de liberté retrouvée ».
L’indiscutable vitalité des « mots de la démocratie » (Ans (d’) dir., 1995) et le bouleversement « du rapport aux langues des usagers » (Queffélec, 2009 : 7) ont accéléré et accentué la particularisation du français, d’un pays francophone à l’autre, selon le contexte de chaque espace national.
Comme le soutiennent P. Zang Zang et P. Essengué (2015 : 36) : « Ces modes de créations permettent (…) à la langue française de s’adapter à l’environnement exotique et à la vision du monde des communautés et des peuples qui l’utilisent comme langue seconde. »
Dès lors, s’est estompée la perspective de la poursuite de l’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique noire (Equipe IFA, 1983 et 1988), de sorte que le Réseau des Observatoires du français contemporain en Afrique noire (ROFCAN) a préconisé la publication des sommes de variétés linguistiques pays par pays.

II.-LES MATRICES LEXICOGENIQUES

Divers sont les aspects de la création lexicale ; il en découle, bien sûr, une difficulté d’en classer les procédés. Généralement, ces procédés de création sont configurés à travers les grilles des matrices lexicales. Et dans leur diversité, ces typologies comportent soit la bipartition (en matrices internes et matrices externes), soit la tripartition (en matrices formelles, matrices sémantiques et l’emprunt).

En ce qui nous concerne, nous avons opté pour la typologie des matrices lexicales utilisée par J. Pruvost et J.F. Sablayrolles (2019 : 95) laquelle s’inspire du classement des « matrices lexicogéniques » proposé par J. Tournier pour la langue anglaise et comportant cinq catégories de matrices ou niveaux d’inclusion.
Cette grille comprend un ensemble de matrices internes subdivisé en quatre sous-ensembles, à savoir : les matrices morphosémantiques, les matrices syntactico-sémantiques, les matrices purement morphologiques et les matrices phraséologiques. La cinquième et dernière matrice est constituée de la matrice externe, l’emprunt.

2.1-Les matrices morpho-sémantiques

Sont comprises parmi les matrices morphosémantiques, trois catégories de créations : la dérivation, la composition et les imitations ou déformations. Ces matrices, construites sur la base d’une ou de plusieurs unités lexicales, présentent une certaine régularité formelle.

A.-DERIVATION
A1-La préfixation

Les préfixes opèrent, à l’avant d’une base, pour former une unité nouvelle. A ce rôle de constituant morphologique s’ajoute celui d’opérateur sémantique par rapport à cette base (sens de l’ensemble ainsi créé).
Dans notre corpus, les six affixes ci-après sont mises à contribution pour cette création : anti-, dé- mé-, post-, pro-, sous- :

- anti : ce préfixe grec, qui sert à indiquer ce qui est opposé à, ce qui est contre, génère soit des noms soit des adjectifs. Abondamment utilisé, tant oralement que par écrit, anti est d’usage dans le discours politique polémique et se retrouve dans la formation de noms et adjectifs ayant pour base le nom de quelque homme politique : antimobutu (écrit aussi anti-Mobutu), de même que dans antipatrie, antipeuple (écrits aussi anti-patrie, anti-peuple). Il a servi aussi à former anti-soleil, ‘lunettes solaires’ ainsi que antivaleurs (valeurs négatives) ;
- dé : préfixe servant à former des verbes, notamment dévierger, avec le sens de faire perdre sa virginité à une jeune fille, dévirginer ;
- mé : trois unités lexicales sont construites au moyen de ce préfixe : méconduite, se méconduire et mégestion ; le belgicisme méconduite (mauvaise conduite) répandu dans les milieux scolaires au Congo pendant la colonisation a sans doute inspiré la création de mégestion, correspondant à mauvaise gestion, à la mauvaise gouvernance ;
- post : préfixe latin qui a servi à créer postnom (élément obligatoire du nom postposé au nom principal), depuis la déchristianisation (interdiction à tout citoyen zaïrois de porter un prénom chrétien) ;
- pro : ce préfixe sert à créer un nom ou un adjectif ayant le sens de favorable à, souvent accolé aux noms des hommes politiques (voir anti ci-dessus, dont il est le contraire) ;
- sous : la ville de Kinshasa est subdivisée en quatre sous-régions (Lukunga, Funa, Mont-Amba, Tshangu). Il y a lieu cependant de signaler que la politique du recours à l’authenticité a créé ce terme pour remplacer « district » (hérité de la colonisation) dans l’ensemble du pays ; malgré la suppression des districts intervenue le 31 juillet 2015 par la création des 26 provinces actuelles, ce terme de sous-région demeure d’usage (non pour l’administration en général, mais comme circonscription électorale).

A2-La suffixation

Au moyen du suffixe, la dérivation produit des dérivés, à partir de bases nominales, verbales, adjectivales et autres. En tant que terminaison agglutinée à la base, le suffixe porte en lui jusqu’à trois indications : la catégorie grammaticale (-er pour les verbes et -isme pour le nom), le genre (-ette pour le féminin), et le sens général (-eur pour l’agent de l’action). Les suffixes –isme et –iste expriment en particulier, respectivement, l’idée d’un système de pensée et les partisans qui y adhèrent. Au regard de chaque suffixe, voici les unités lexicales relevées dans le corpus :

- able : déballable (qui peut être mis à nu), primaturable (susceptible de devenir Premier ministre) ;
- age : coupage (de « couper les lèvres de quelqu’un », acheter son silence, le corrompre), pratique courante dans la profession journalistique consistant à remettre une somme d’argent à l’équipe de reportage pour privilégier l’élément à la rédaction ; taupage (l’action d’une « taupe », d’un espion infiltré dans un parti politique ;
- erie : tauperie, mobuterie ; ce suffixe, dont le mouvement est donné pour « en retrait considérable en français » (Chaurand, 2003 : 113) produit des noms dont le sens se situe dans le registre péjoratif ;
- eur : applaudisseur (dont le rôle est d’approuver sans esprit critique tout agissement du pouvoir), criseur (de crise, désigne celui qui se trouve à court d’argent en tout temps), concertateur (qui participe à des concertations politiques), ambianceur (fêtard, viveur), maffiateur (maffieux), personne liée à la maffia ;
- eux : rwandaleux ;
- ier : mouvancier (appartenant à la mouvance présidentielle) ;
- ique : maréchalique, coterique (de coterie) (voir infra au point E1);
- iser : insectiser (réduire au rang d’insectes), subalternariser (maintenir au niveau inférieur de subalterne) ;
- isme : kimbanguisme, lumumbisme ;
- iste : muleliste, mobutiste ;
- ation : tribalisation (le fait de privilégier sa propre tribu) ;
- manie : taupemanie (voir taupage), bindomanie (engouement pour le gain facile dans le placement de l’argent à la maison « Bindo promotion » qui n’a fonctionné que de la fin de novembre 1990 à mars 1991, avant d’imploser).

A3.Les créations parasynthétiques

L’adjonction d’un préfixe et d’un suffixe caractérise cette création par synthèse. Cette double affixation se retrouve dans bon nombre de néologismes, tels que :
- multitribalisme, ou tribalisme à outrance, dépassant toutes les bornes ;
- promobutiste, protshisekediste : partisans de Mobutu, partisan de Tshisekedi ;
- antimobutiste, antitshisekediste : opposé à Mobutu, opposé à Tshisekedi ;
- bipolarisation, tripolarisation ; antibipolarisation, antitripolisation : à la suite de l’ancrage tenace soit au pouvoir, soit dans l’opposition, des voix s’élevaient à la Conférence Nationale souveraine dans la société civile pour désengluer cette classe politique « bipolarisée », s’imposant comme troisième force qu’il fallait prendre en compte ;
- antichangementaliste, prochangementaliste et antistatuquoïste, prostatuquoïste : dans une tension permanente Pouvoir/Opposition, les forces sociopolitiques se sont entre-déchirées, obligées de se positionner à l’un ou à l’autre des deux pôles diamétralement opposés, et ce contexte de tiraillement a impacté le langage : changement vs statu quo. Le changement prônait le bouleversement de l’ordre ancien, l’instauration des nouvelles structures (changementalistes, antistatuquoïstes) ; le statu quo, quant à lui, impliquait le maintien des anciennes structures en faisant obstruction aux modifications (statuquoïstes, antichangementalistes).

Le tableau ci-après visualise la complexité de ces croisements synonymiques et antonymiques :

Partisans du

Dénomination

Synonymes

Antonymes

Changement

 

acquis au

changement

Changementaliste

Antistatuquoïste

Statuquoïste

antichangementaliste

Statu quo

 

 

acquis au

statu quo

Statuquoïste

Antichangementaliste

Changementaliste

Antistatuquoïste

A4.La dérivation inverse

J. Pruvost et J.-F.Sablayrolles (2019 : 98) retiennent dans cette catégorie la dérivation régressive, qui « correspond à la création d’un mot par suppression d’un affixe ». Les données ci-après du corpus montrent une tendance à créer des verbes d’action.
En effet, la dérivation régressive donne le verbe auditer, par suppression du suffixe du nom d’agent auditeur (à moins qu’il ne soit simplement formé par l’adjonction du suffixe –er à audit) ; elle produit aussi le verbe coller, à partir de l’expression « collation des grades académiques », par suppression du suffixe –ation (et sans doute aussi par analogie avec le verbe coller, imprégner de colle).
Toutefois, eu égard à l’adhésion de J. Pruvost et J.-F. Sablayrolles (2019 : 106) à l’avis de D. Corbin qui considère que « les terminaisons d’infinitif ne sont pas des affixes dérivationnels » et que par conséquent le verbe formé est une conversion et non une dérivation inverse, nous rangeons donc les deux créations auditer et coller parmi les conversions (point D1).

A5.Les néologismes flexionnels

Diasporate est la seule unité lexicale du corpus à signaler ici. L’invasion de la scène politique et, par ricochet, financière, par des acteurs en provenance des pays étrangers et qui, sans pour autant convaincre, se proclament plus performants que les Congolais restés au pays, a amené les usagers à les affubler de ce terme diasporates, qui véhicule une nuance de dénigrement : Il se prend pour qui, ce diasporate

B.COMPOSITION

La composition est l’union de plusieurs unités lexicales en vue d’en former une nouvelle. Quatre types sont distingués, à savoir : les mots composés stricto sensu, les synapsies, les mots composés savants et les amalgames.

B1.Les mots composés (stricto sensu)

Voici les mots composés au sens strict, présentés par catégorie grammaticale des composants :
- Nom + nom : radio-trottoir (rumeur), boy-maçon, boy-chauffeur, capita-vendeur, enfant soldat, enfant sorcier, frère Edouard (nouveau converti devenu avare ; comportement fustigé dans la chanson éponyme), maman manoeuvre, banane-plantain, demi-terrain (pratique consistant à sectionner le trajet dans les itinéraires urbains), parti-Etat.
- Nom + adjectif : chef coutumier, mariage coutumier, centre extra-coutumier, mère supérieure (l’épouse, par opposition aux concubines et autres deuxièmes bureaux), veillée mortuaire, médecine traditionnelle, parti alimentaire (parti créé juste pour avoir de quoi subsister ; synonymes : parti-mallette, micro-parti), combat spirituel, savon noir (produit éclaircissant), ligne onze (marche), article quinze (débrouillardise), motion incidentielle (mode d’intervention dans les chambres délibérantes), mouvance présidentielle, union sacrée, ville morte, pays mort, vagabondage politique, forces négatives, groupes armés.
- Nom + adverbe : parlementaire debout (créé par attraction analogique d’« enseignant debout », « magistrat debout » et désigne les non élus qui débattent de la politique sur la place publique).
- Adverbe + nom : non originaire (agent de l’Etat affecté dans une province autre que celle de son origine).
- Verbe + nom : pique-boeuf(s).
- Adjectif + nom : nouveau zaïre, double vacation, deuxième bureau, troisième voie, quarantième jour.

B2.Les synapsies

La synapsie, telle qu’E. Benveniste a proposé de la nommer, consiste en l’union de deux ou plusieurs noms reliés par des joncteurs.
Plusieurs synapsies fonctionnent dans le corpus que nous avons relevé : carte d’immatriculation, livret de logeur (datant de l’époque coloniale), saison des pluies, huile de palme, mouchoir de tête (usages africains), églises de réveil, panier du curé, contribution des parents, conseiller de la république, sachet de la ménagère (en lieu et place du « panier de la ménagère » ; évoque la baisse du pouvoir d’achat), aigle de Kawele (le maréchal Mobutu), acquis au changement, acquis au statu quo, la bouche du village (ludique, traduction littérale basée sur la polysémie de « monoko », ‘bouche’ en lingala : à la fois organe de la parole et langage).

B3.Les mots composés savants

Dans cette catégorie, nous pouvons signaler méyamycin(e) (produit pharmaceutique mis au point pour combattre la diarrhée) et superperdiamisé, superperdiemique (qui résultent de l’élément super- accolé au mot latin « per diem », les frais remis par jour aux participants à un séminaire, un atelier, un colloque).
Nous signalons l’existence de quelques termes d’usage exclusivement « savant » notamment dans le langage de l’archéologie : kalinien, lupembien, tshitolien (industries préhistoriques) créés sur Kalina, Lupembe, Tshitola (voir Van Moorsel, 1968). Mots non composés, leur emplacement dans les matrices serait plutôt parmi les emprunts avec dérivation. On retiendra que l’ingénieur Kalina (qui s’est noyé à la pointe du fleuve) était, en fait, un colonial belge d’origine autrichienne.

Par Sumaili Ngaye-Lussa Gabriel , dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024