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L’INSERTION DU FRANÇAIS DANS LE DISCOURS EN LINGALA DE KINSHASA : CAS DU LEXIQUE COU-RANT D’ORIGINE SCIENTIFIQUE
THE INSERTION OF FRENCH INTO LINGALA SPEECH IN KINSHASA : THE CASE OF EVERYDAY LEXICON OF SCIEN-TIFIC ORIGIN

Charles NKUANGA DIDA
nkuangadida@gmail.com
Tél (243)818297879

Résumé

Le présent article aborde la question de l’hétérogénéité du discours linga-la. Deux perspectives y sont adoptées pour répondre aux questions du pour-quoi et du comment de cette hétérogénéité. La première, macrosociolinguis-tique, permet d’expliquer l’attestation d’un lexique français d’origine scienti-fique dans le discours en lingala par le défaut d’aménagement de cette langue et par le statut officiel du français et celui de langue de l’instruction en R.D. Congo. La deuxième, morphosyntaxique, permet d’analyser le com-portement des éléments du français dans les environnements où ils sont insé-rés, que nous appelons point d’insertion.

Mots clés : contact des langues, langues en contact, lingala, français au Congo, alternance des langues.
Reçu le : 10 avril 2024
Accepté le : 8 octobre 2024

Summary

This article addresses the heterogeneity of Lingala speech. Two perspec-tives are adopted to answer the question why? And how? of that heterogenei-ty. The first perspective is macro sociolinguistics. It makes possible to ex-plain the presence of French lexicon originating from science area in Lingala speech by the lack of linguistic planning in the D.R. Congo for this language and by the status of French as official and educational language in the D.R. Congo. The second perspective is morphosyntactic. It allows us to analyze the layout of French morphemes in the context they are inserted as embed-ded islands. That context is named insertion point.

Key words: Language contact, languages in contact, Lingala, French in the Congo, Code switching.
Receved: Agust 10, 2024
Accepted: October 8, 2024

Introduction

En République Démocratique du Congo, la place du français dans la communication en général et dans la communication scientifique en particulier est déterminée par le statut de cette langue. En effet, le français est, pour la nation congolaise, la langue officielle, héritée de la colonisation belge. Il est la langue des institutions dont l’organisation, le fonctionnement et les activités sont fondés sur des connaissances scientifiques d’origine occidentale (sciences politiques et administratives, droit, sciences dites dures : chimie, physique, ma-thématiques, etc.), avec leurs applications dont certaines se sont popu-larisées et s’africanisent1(1).

Ces deux aspects qui sont l’officialité de la langue française et le caractère importé des connaissances scientifiques qui dirigent la na-tion ont imposé le français dans le domaine de l’acquisition et de l’expression des connaissances scientifiques. Pour les Africains fran-cophones comme pour les Congolais, le français est donc un outil prêt à l’emploi dont la mise à jour est assurée par une grande communauté internationale constituée de tous les pays francophones, les plus avan-cés étant les pays occidentaux, qui possèdent des structures chargées de l’adaptation de la langue aux évolutions scientifiques et technolo-giques.

La disponibilité de l’outil linguistique de l’expression scientifique semble empêcher le développement d’une métalangue(2) scientifique proprement congolaise ou tout au moins l’adaptation de ce métalan-gage occidental, français en l’occurrence, aux règles phonologiques et phonotactiques des langues congolaises, bref, son intégration aux langues congolaises. L’usage d’un outil prêt à l’emploi devient d’autant plus facile pour les Congolais que le français n’est plus tota-lement une langue étrangère même pour les personnes peu lettrées, surtout dans les villes, arrosées par les médias et truffées des réalités importées de l’Occident. En conséquence, les concepts d’origine scientifique, même lorsqu’ils sont utilisés dans le discours de commu-nication courante, qu’elle soit interpersonnelle ou de masse – les deux domaines de prédilection des langues congolaises – demeurent en français, en insertion dans le discours dont la langue matrice est une langue congolaise comme le lingala par exemple.

L’expression scientifique ne doit pas ici être limitée à celle qui se déroule dans les activités en laboratoire, dans les salles de cours et de conférences, dans les bibliothèques, les médiathèques, etc., mais elle se retrouve aussi dans ce qu’il est convenu d’appeler la communica-tion courante, orale. Aujourd’hui tout le monde parle de la tempéra-ture en termes de degré (Celsius), de l’intensité du courant en volt, du flux électrique ou de la puissance d’un appareil en watt, de la puis-sance d’un moteur en cheval (vapeur), etc., sans se rendre compte que ces expressions sont le résultat d’une activité scientifique de longue haleine. Le lexique relatif aux connaissances scientifiques, surtout lorsqu’elles ont trouvé des applications de consommation courante, finit par tomber dans le langage courant effaçant en même temps son caractère scientifique.

Notre étude analysera donc l’insertion d’un lexique d’origine scien-tifique mais devenu courant à l’intérieur d’un corpus de lingala. La thèse principale est que ce lexique relevant des connaissances scienti-fiques (de la science occidentale)(3) est exprimé non pas en lingala mais dans la langue de leur conception, ici le français, par manque d’équivalent lingala ou par familiarité. Ces vides lexicaux sont la con-séquence d’une absence d’aménagement linguistique qui aurait pu adapter le lingala aux réalités relativement nouvelles de la science et de la vie moderne en général.
Le deuxième point de vue, qui est morphosyntaxique, vise à analy-ser les régularités se dégageant du phénomène d’insertion lexicale qui est lui-même un phénomène particulier étudié dans le cadre plus géné-ral de l’alternance des langues. Cette démarche relève de la descrip-tion et de l’analyse de la forme. Elle permet de répondre à la question comment s’effectue l’insertion lexicale et d’aborder les autres phéno-mènes morphosyntaxiques consécutifs à cette insertion.

I. Contexte macrosociolinguistique du français et du lingala

Héritage colonial, la langue française est utilisée dans un contexte plurilingue où les langues sont fonctionnellement hiérarchisées et or-ganisées en trois paliers. La couche de base formée par les langues et dialectes ethniques(4). Considéré individuellement, « leur champ de diffusion est très réduit, et les spécialistes sont (…) loin de s’accorder sur leur nombre » (Kasoro Tumbwe & Matangila Ibwa, 1994 : 19). Le nombre qui était avancé jusqu’aux années 90 variait entre 200 et 300. L’équipe du CERDOTOLA(5) (2010 : 9) affirme avoir réalisé « la lo-calisation sur cartes des 244 langues inventoriées sur le territoire na-tional » qu’ils appellent langues « locales », « aborigènes » ou « ver-naculaires » CERDOTOLA (2010 : 15).

Cet inventaire a comme mé-rites à la fois d’établir une cartographie des langues de la RD Congo et de reconnaître leurs variantes géolectales qu’il est provisoirement ad-mis de considérer comme des dialectes en attendant des études de dia-lectologies approfondies. Toutefois, il s’avère que lorsque l’on compte les langues répertoriées à travers tout l’atlas on arrive à 257 langues, un nombre supérieur à celui affirmé à l’introduction.
Le deuxième groupe est celui des langues véhiculaires dites natio-nales : lingala, kikongo, ciluba et kiswahili. Ces langues nationales divisent le territoire congolais en quatre espaces linguistiques. Mais à l’intérieur de ce groupe, il faut signaler que le ciluba est à la fois véhi-culaire et langue ethnique dans ce sens qu’il y a des ethnies qui n’ont que cette langue pour leur expression culturelle. En revanche, le linga-la semble sortir davantage du lot en ceci qu’il conquiert des territoires reconnus à d’autres véhiculaires grâce à son statut de langue de la ca-pitale et de la musique congolaise moderne. Ce statut l’impose petit à petit comme langue véhiculaire au niveau national surtout dans une génération qui atteint aujourd’hui les 50 ans.

Vient enfin le français au sommet de la pyramide, avec ses diffé-rentes variétés prises dans un continuum allant théoriquement de la « basilectale » à la l’« acrolectale» en passant par un ensemble de par-lers (français) constituant ce qu’il conviendrait d’appeler variétés « mésolectales » (Sesep N’Sial, 1982 : 47). Au regard de la configura-tion macro-sociolinguistique du pays, nous pouvons affirmer qu’il existe une situation de diglossie assez complexe en République Dé-mocratique du Congo.

1.1. De la diglossie à l’alternance des langues

L’approche des situations de bi- ou plurilinguisme trouve son fon-dement dans la notion de diglossie développée par Ferguson (1959) pour décrire toute situation sociétale dans laquelle deux variétés d’une « même » langue sont employées dans des domaines et fonctions complémentaires, la variété ayant le statut social supérieur est nom-mée variété haute (H), celle ayant le statut social inférieur, variété basse (B). Le terme de diglossie a été étendu par Fishman (1967) à l’usage complémentaire institutionnalisé de deux langues distinctes dans une communauté donnée. Gumperz (1971) a en plus pris en compte les sociétés multilingues, dans le sens où celles-ci peuvent utiliser différentiellement plusieurs codes (langues, dialectes) dans des domaines et des fonctions complémentaires. Hamers et Blanc (1983 : 238-239) présentent même la diglossie comme une condition du main-tien du bilinguisme sociétal. En se référant à la définition de la diglos-sie en tant que « usage fonctionnel des langues », nous pouvons affir-mer qu’il existe en RD Congo une diglossie institutionnelle.

Dans le souci de déterminer ce qu’il appelle « les modalités d’emploi du français et des langues nationales, les variables qui dé-terminent cet emploi », Sesep N’Sial (1993 : 130-146) s’appuie sur les résultats de trois enquêtes menées par Cam et Leboul (1976), Kimputu (1978) et Gafaranga (1981), réalisées dans différentes parties du pays. L’analyse de ces trois enquêtes a amené Sesep N’Sial aux conclusions suivantes, qu’il présente comme valables pour tout le pays :

- L’usage des langues ethniques caractérise les relations intraethniques, formelles ou informelles.
- Dans les relations interethniques (formelles ou informelles), la communi-cation s’effectue dans la langue régionale et, dans une moindre mesure, en français.
- Dans les relations interrégionales (cas des locuteurs qui proviennent des espaces linguistiques différents), c’est le français qui tend, le plus sou-vent, à être employé aussi bien dans les situations formelles qu’informelles. Cette tendance ne vaut que pour les usagers du français. Elle n’exclut pas les langues nationales si les interlocuteurs en ont une en commun.
- Dans les relations verticales et dans les situations formelles, les con-traintes normatives institutionnelles postulent l’usage du français. Et là où l’on n’utilise pas la langue officielle et où les interlocuteurs sont de langues ethniques différentes, c’est dans les langues nationales que de-vraient s’établir les contacts.

En ce qui concerne particulièrement l’emploi du français, l’auteur affirme que « dans ses emplois véhiculaires, l’utilisation du français comme langue de communication interethnique et interrégionale entre les nationaux et avec les étrangers est en constante progression », mais « s’agissant de la communication quotidienne et usuelle, il existe, certes des parents qui exigent de leurs enfants la pratique régulière et exclusive de cette langue » (Sesep N’Sial 1993 : 146).
Cette population ne représente que « quelques gouttes dans un océan de personnes attachées à leur langues maternelles », de sorte que « tout se passe comme si l’usage (du français) est souvent tribu-taire de certaines circonstances particulières : la présence d’un supé-rieur hiérarchique, d’un étranger, etc. » (Sesep N’Sial 1993 : 146). Bref, cette situation de contrainte est liée au statut officiel de la langue ou d’extrême nécessité liée à la différence dans les répertoires linguis-tiques des interlocuteurs et donc à l’incapacité de certains participants à la communication à utiliser les langues congolaises.

Les situations de contrainte ou d’extrême nécessité sont surtout re-latives à l’usage des langues dans les fonctions officielles et dans les milieux scientifiques et pédagogiques. A la différence de la situation que décrit Jean-Louis Hattiger (1981 :27) pour Abidjan où l’absence d’un véhiculaire local entraîne le recours au français même pour une population analphabète, situation qui a eu comme conséquence la naissance d’une variété appelée le français populaire d’Abidjan (FPA) ; à Kinshasa par contre, les situations d’emploi courant du fran-çais en dehors de toute contrainte officielle sont assez rares et la popu-lation non ou peu scolarisée se tient pratiquement en dehors de l’usage de cette langue.
C’est ce qui avait fait dire à Sesep N’Sial (1993 : 146) : « Ce ne se-rait donc pas s’écarter de la réalité que d’insister sur le caractère com-bien illusoire de l’extension et de l’intensification de la fonction véhi-culaire du français dans la communication courante au Zaïre ». Il ajoute. « Ce serait une erreur supplémentaire que de le considérer comme une langue seconde ».

Le français, bien qu’il ne soit ni langue véhiculaire ni langue se-conde, la familiarité avec un certain lexique courant ne requiert pas nécessairement une compétence linguistique (ou communicative) suf-fisante en cette langue. En fait, dans le lingala parlé à Kinshasa, un locuteur dont la compétence en français est limitée ne se pose pas la question de savoir si les mots qui lui sont familiers comme pantalon, porte, pont ou donc, sont des mots français ou lingala. Ce qui justifie, mais en partie seulement, l’existence des discours hybrides qui ne res-pectent plus la diglossie théorique et aboutit à l’alternance des langues de type intraphrastique ou « intraphrase » (Blanc, 1983 :198) c’est-à- dire celle dans laquelle « les segments alternés sont des constituants de la même phrase ». C’est dans le cadre de ce phénomène plus large que nous étudions l’insertion lexicale.

1.2. Le choix d’une approche théorique et méthodologique

Lorsqu’on se propose d’analyser les phénomènes relatifs à l’hétérogénéité linguistique du discours, plusieurs voies sont pos-sibles. Du coup on se trouve devant un embarras du choix. De Pietro (1988 : 80) par exemple, pour ne citer que lui, propose une approche qu’il a appelée de « sémiotique interprétative » qui conjugue quatre types de perspectives à savoir « les perspectives systémiques, socio-linguistique, psycholinguistique et interactionniste ». C’est dire toute la complexité des phénomènes liés aux contacts linguistiques, qui peut nécessiter la prise de plusieurs angles de vues si l’on ambitionne de faire une lecture complète de ces phénomènes.

Dans cette étude, nous nous focalisons sur une approche sociolinguis-tique et sur une approche systémique, plutôt morphosyntaxique. La pre-mière explique l’insertion des lexies françaises dans le discours lingala par des déterminants macrosociolinguistiques : le manque de politique et d’aménagement linguistique et le caractère officiel de la langue fran-çaise. La deuxième approche s’inscrit dans la vision insertionnelle, théorisée par Carol Myers-Scotton (1993) en MLF (Matrix language frame). Notons toutefois que bien avant Myers Scotton, Sesep Nsial (1979 : 159) avait déjà posé la question de la détermination de langue matrice qu’il appelle modèle structurel de base comme préalable à l’analyse du phénomène de substitution qui est un des facteurs déter-minant l’insertion lexicale. Leur approche permet donc d’appréhender un discours hétérogène comme se déroulant simultanément dans au moins deux langues dont l’une joue le rôle de langue matrice (matrix language) ou modèle structurel de base et l’autre celui de langue en-châssée (embedded language), notamment au moyen de la substitu-tion. Chacune de ces langues tient un rôle défini et participe au dis-cours par des types précis de monèmes.

Le MLF permet, pour le corpus que nous analysons ici, de poser le lingala comme langue matrice et le français comme langue enchâssée. La langue matrice est donc celle qui fournit au discours un plus grand nombre de lexies et surtout l’essentiel de l’arsenal morphologique ; et le français, en tant que langue enchâssée, fournit ce que Myers-Scotton (1993 : 41) appelle « EL islands » ou îlots en langue enchâs-sée. Ces îlots seront aussi étudiés en considérant leur mode d’insertions et leur point d’insertion dans le discours lingala. Le mode d’insertion ici se rapporte aux modalités de détermination tandis que le point d’insertion fait référence à l’environnement direct de l’élément inséré en d’autres termes, sa position.

1.3. Présentation du corpus

Notre corpus réunit 52 messages publicitaires enregistrés en 2005 et en 2006 représentant 29 pages de transcription, quatre éditions du journal télévisé dit « journal en lingala facile » enregistrées en 2008 et transcrites sur 44 pages. Il faut signaler tout de suite que ce journal est distinct du journal en lingala tout court qui passe sur la chaîne natio-nale et qui est en concurrence avec lui. Font aussi partie du corpus 19 chansons de la musique congolaise dite moderne (à ne pas confondre avec les folklores régionaux et locaux), soit un volume de 23 pages.

Tous les sous-corpus de notre corpus ne se sont pas constitués dans les mêmes conditions. L’enregistrement du sous-corpus publicités et message radiophoniques (Pub.) s’est effectué de manière assez rudi-mentaire. Nous n’avons pas bénéficié d’outil technologique sophisti-qué. Il a été réalisé directement au moyen d’un poste récepteur, en utilisant des cassettes audio et sa transcription s’est effectuée dans les mêmes conditions. En revanche, le sous-corpus Journal télévisé en lingala facile (JTLF) a connu la participation de Monsieur Michaël Mantuba Mabiala, qui nous a aidé à enregistrer les éditions du journal en utilisant un programme d’enregistrement musical nommé NeroS-tartSmart. Sa collaboration nous a été d’un grand secours car elle nous a permis d’avoir des documents sonores d’une qualité appréciable. Pour ce qui est du sous-corpus Chansons de la musique congolaise moderne (Ch.), sa constitution a été la plus facile car il s’agit des chansons déjà enregistrées et qui étaient présentes sur le marché du disque. Nous avons donc préféré les versions électroniques téléchar-geables sur le Net.

L’utilisation des versions électroniques pour les deux derniers sous-corpus a rendu plus faciles leur transcription et la conservation de do-cuments sonores. Le principal critère qui a prévalu dans la sélection des éléments de chaque sous-corpus est surtout d’ordre illustratif. Il a fallu procéder par une audition minutieuse de chaque élément candidat pour en retenir ceux qui donnaient l’impression d’une certaine ri-chesse en termes d’hétérogénéité linguistique ou qui représentaient une face du phénomène à étudier, c’est-à-dire le contact de langues. L’ensemble de ce corpus peut être consulté dans la thèse de Charles Nkuanga Dida (2011 : 469-569)

1.4. Mode d’acquisition et qualité de la langue

L’étude de la qualité de la langue française en RD Congo est insé-parable à la fois des modes d’acquisition et des conditions d’emploi de cette langue. Les tenants de la variation sociolectale du français sou-tiennent qu’elle est en grande partie due au fait que cette langue s’acquiert généralement à l’école et que tous les Congolais n’ont pas nécessairement accès à la scolarité d’une part, et d’autre part que la déperdition scolaire est très élevée dans ce pays pauvre où l’école, même élémentaire, n’était ni gratuite ni obligatoire jusque très ré-cemment. Par ailleurs, la R.D. Congo est loin de la situation de la Côte d’Ivoire où l’absence d’un véhiculaire a produit la véhicularisation-vernacularisation du français (Hattiger 1981 : 8-9). De ce fait, nous nous demandons si la catégorisation en variété basilectale, mésolectale et acrolectale – qui n’est que théorique jusque là – peut être prouvée par des enquêtes sur le terrain. Une description concrète déterminant les caractéristiques de chacun de ces lectes aurait été intéressante. Un tel travail n’a pas encore vu le jour dans le contexte congolais.

En revanche, ce qui serait facile à trouver et à prouver, c’est l’existence d’une grande variété de stades d’appropriation du français langue seconde ou langue étrangère, en d’autres termes des inter-langues individuelles qui, d’après Hamers et Blanc (1983 : 257) sont « en évolution constante » c’est-à-dire susceptibles de progresser ou de régresser selon les niveaux d’instruction et d’autres facteurs favo-rables ou défavorables au développement de la compétence linguis-tique. Généralement, en langue seconde ou étrangère, une personne, même instruite, qui n’utilise pas cette langue finit par voir, au bout d’un certain temps, sa compétence régresser. Alors qu’une autre, qui rencontre des circonstances favorables à l’appropriation ou à la réap-propriation de la langue, quel que soit son niveau d’instruction, voit également sa compétence évoluer positivement.

Par conséquent, le scientifique qui ferait de la variété basilectale ou mésolectale son domaine de recherche, récolterait non pas des variétés de langue comme le FPA (français populaire d’Abidjan) (Hattiger 1981) mais des degrés d’approximation de la variété scolaire, qui par-tent de « zéro compétence » pour les non scolarisés à plusieurs degrés d’approximation du modèle selon le niveau d’études et l’histoire des individus pris isolément dans leur relation avec la langue française. Aussi, estimons-nous que pour qu’il y ait « lecte », il est nécessaire d’identifier au préalable un groupe social qui l’utilise comme moyen de communication interne au groupe et non pas simplement comme compétence passive susceptible de se manifester uniquement dans des situations de contrainte.

Kasoro Tumbwe et Matangila Ibwa (1994 : 20) signalent tout de même l’existence d’une catégorie de bilingues précoces français-langues congolaises, relativement récente, constituée d’une population composée principalement de la plupart des enfants nés en milieu ur-bain des parents scolarisés et locuteurs du français, grâce aux habi-tudes linguistiques de ces parents et un environnement socioculturel propice à cet apprentissage. Il s’agit plus précisément des enfants nés dans des habitats des cadres d’entreprises ou dans des quartiers rési-dentiels peuplés par une certaine bourgeoisie nationale ou par le per-sonnel enseignant et les cadres administratifs des universités, dont le célèbre Plateau des résidents de l’Université de Kinshasa.

II. Le lexique d’origine scientifique tombé dans le langage cou-rant kinois

Rappelons que notre thèse principale est que les termes à l’origine relevant des connaissances scientifiques (de la science occidentale)(6) sont exprimés non pas en lingala mais restent en français insérés dans un discours dont la langue matrice est le lingala. Lorsqu’on cherche à répondre à la question du pourquoi de l’hétérogénéité linguistique du discours en général et du discours à base lingala en particulier, il faut reconnaître qu’il existe de nombreuses pistes d’explication. Ce qui nous incite à privilégier cette hypothèse est le champ lexical étudié, celui du lexique d’origine scientifique. Ce lexique témoigne de l’ouverture de l’Afrique au monde occidental. La raison principale d’une telle pratique langagière se trouve être la disponibilité d’un outil linguistique, principalement lexical prêt à l’emploi et sans cesse réa-dapté aux évolutions scientifiques et technologiques par leurs auteurs occidentaux(7). La deuxième raison est la familiarité, au départ, impo-sée par l’instruction scolaire et de plus en plus appropriée, pour le lexique français en général et en particulier pour le lexique d’origine scientifique et technique tombé dans l’usage courant et représentant des réalités accessibles au grand public. Ainsi, à titre illustratif, nous présentons quelques domaines qui témoignent de la productivité de ce phénomène.

2.1. Géographie et ouverture au monde

La découverte du monde a fait, des siècles durant, l’objet d’expéditions et des missions scientifiques, d’inventions de repères et d’outils de navigation. Une partie de cette connaissance est devenue disponible pour le commun des humains et même pour le commun des Africains. Il s’agit de la connaissance des continents, des pays et des nations autres que son propre terroir; l’usage des repères comme les points cardinaux, la référence aux latitudes ou aux longitudes, etc. En voici quelques exemples tirés de notre corpus.

➢ Saoudien : A – paroles : tóngó etání eh // [le jour s’est levé] bóyébisa yé // nakowá pó na yé // [Dites-lui (que) je mourrai à cause de lui] le grand Saoudien //Ch03 J.B. Mpiana & Wengé Muzíka, Recto verso p.448.
➢ Suisse : J3§42 Pr. :omóní que Suisse / alingí ázóngisa mbóngo na famille na ngáyí ? / [Vous voyez que la Suisse voudrait bien rendre l’argent à ma famille ?] (p.531).
➢ Chinois : baChinois básála nzelá mítuka minéne ézala na nzelá na yangó / ya miké pé ézala na nzelá na yangó / [voilà pourquoi nous demandons aux autorités / comme les cinq chantiers sont déjà en exécution / que les Chinois construisent des routes pour que les grands véhicules aient des routes à eux et les petits aient aussi des routes à eux] J2§7 R. p. 512
➢ Continent Africain : Bána Kinshasa chaque le trente août ya année ezalaka journée officielle ya batradi praticiens na káti ya continent africain [Kinois, chaque le trente août de l’année c’est la journée offi-cielle des tradi praticiens dans le continent africain] (Pub. 52 p.499).
➢ Equateur : tour óyo bakanísí bána ya Equateur / ezalákí kokámwa / [cette fois-ci ils ont pensé aux habitants de l’équateur / c’était étonnant] (J1§2 R. p. 501).

Il est essentiel de remarquer que des exemples ont été trouvés dans tous nos trois sous-corpus. Ce qui consacre le caractère transversal du phénomène dans le discours oral en lingala. Une autre étude pourrait être consacrée à analyser des corpus relevant plutôt de l’écrit pour attester l’existence ou pas des phénomènes similaires.

2.2. Biologie, médecine et fonctionnement du corps humain

Il est question ici des connaissances relevant d’une taxinomie d’origine scientifique comme par exemple l’organisation des êtres en vertébré et en invertébré ou d’autres catégorisations qui ont permis d’affiner les connaissances dans ce domaine. Ex : nazá na ngá inver-tébré otyé ngá insecticide obómí ngá / [moi, je ne suis qu’un inverté-bré, si tu me mets de l’insecticide, tu me tues] (Ch17 Koffi Olomide Danger de mort : Insecticide (p. 565).

➢ microbes : Ex : savon medisep (…) ezá na TCC pó na kocombattre pé kosúkisa microbes / [le savon medicep contient du TTC pour combattre et exterminer les microbes] Pub. 21 p. 484
➢ ménopausée : nakómá ménopausée ya bozwi nkóló Nzambe sungá ngáyí iyo ! mabele (…) [je suis devenu ménopausée en avoir ! (…)] Ch07 Fally Ipupa, Droit chemin: mabelé p. 555.
➢ séquelles : nabóyí kozala survivant návivre ná baséquelles [ je refuse d’être le survivant (et) de vivre avec des séquelles] (Ch04 Koffi Olomide, Monde arabe : Sylvie : p.550.
➢ docteur, ophtalmologue : docteur Makwanga azwí trophée (…) lokúmu pó na mbóka na bísó baophtalmologues óyo bazósála mosálá ezómónana// [docteur Makwanga a reçu un trophée (…) l’honneur revient à notre pays/ (voici dont) les ophtalmologues qui font un travail appré-ciable] J4§8 Pr, p. 536.
➢ pharmacie : na kofúta káka mbala mókó na guichet / na bamachines óyo ezalí na caisse na bahôtels / na barestaurants / na bapharmacies [… je vais seulement payer directement au guichet au sein des restau-rants, des pharmacies …] J4 Pub Petit Zacle (p.532).
➢ épidémie : sókí maládi ezwí ndáko móko épidémie ekozwa bangó nyónso/ ezá likambo ya kokámwa ndimélá bísó ! [si une maladie se dé-clare dans une famille, l’épidémie se propagera à tous (les habitants du quartier) c’est étonnant, croyez-nous !] (J2§24 R. p. 517).

La découverte de la vie dans sa dimension infinitésimale a révolu-tionné les méthodes de protection de notre espèce. Elle a fait naître une médecine fondée sur des connaissances objectives en même temps que cette connaissance a fait tomber dans le langage courant un lexique assez important désignant des professions, des catégories et des pratiques de plus en plus spécialisées. La civilisation occidentale s’en est trouvée totalement chamboulée et les langues devaient suivre cette révolution dans les mêmes proportions. En R.D. Congo, toute cette organisation culturelle se trouve exprimée en français, langue de la science et de l’instruction, même lorsque le discours est construit en langue congolaise comme nous le voyons dans ces exemples, l’insertion des mots comme docteur, ophtalmologue, pharmacie, mé-nopausée sans modification de forme.

2.3. Sciences politiques, Droit et Organisation administrative de la nation moderne

Depuis le début de la colonisation, une entité nouvelle a été créée, le Congo, à l’intérieur des frontières arbitraires. Que cette entité ait été considérée comme un espace d’outre-mer appartenant à une famille puis à une nation européenne ou plus tard comme une nation indépen-dante, son fonctionnement a été calqué sur le modèle préexistant des Etats-nations européens. Au moment des indépendances, le Congo, comme la nouvelle Afrique indépendante, n’a pas été rendue à l’Afrique. Elle n’a ni été rétablie dans ses frontières, ni retrouvé ses institutions politiques et culturelles traditionnelles. On comprend dès lors pourquoi même les premiers gouvernants du Congo indépendant, qui en avaient pourtant l’opportunité, ne pouvaient se débarrasser ni de l’organisation politico-administrative ni de l’outil linguistique de la gestion de cette nouvelle entité mise en place par ses vrais pères fon-dateurs qui ne sont rien d’autres que les Européens, plus particulière-ment les Belges pour le cas du Congo.

Voici quelques lexies, parmi tant d’autres, qui témoignent de la po-pularisation des pratiques et des catégories dans les domaines poli-tique, administrative et juridique.

➢ Acquitté : raison níni náinventer námériter pardon názala acquitté // [quelle raison (stratagème) inventerai-je pour mériter le pardon (afin) que je sois acquitté ?] Ch03 J.B. Mpiana & Wengé Muzíka, Recto verso p.448.
➢ Peine de mort : náni akokí kolinga báyina yé mbóka mobimba / náni akokí kondima peine de mort sókí azá innocent ?/ [qui accepterait qu’il soit détesté de tout le pays? [ qui accepterait la peine de mort s’il est in-nocent ?] Ch02 JB Mpiana, Toujours humble : A cappella. (p.548).
➢ Gouverneur : je pense que gouverneur esengélí asepela (…) [je pense que le gouverneur devrait s’en réjouir (…)] 3§14 Pasteur Mulunda : p. 523.
➢ Ministre : ministre ya urbanisme pé habitat Générose Lusiku mokolo ya leló óyo asálákí audience [la ministre de l’urbanisme et habitat, Géné-rose Lusiku a accordé aujourd’hui une audience …] J3§5 Pr. p. 521.
➢ Assemblée nationale, Projet de constitution : bínó bolandí té / Assem-blée nationale asíaponí projet de constitution ya sika / [vous, vous n’avez pas suivi ? / l’Assemblée nationale a déjà choisi un nouveau projet de constitution] Pub. 27 p. 487.
➢ Parquet général : kasi bandeko ya OFIDA pé ya parquet général ya Matadi bazalí kosála mosálá ya kitóko / [mais les compatriotes (les agents) de l’OFIDA et ceux du parquet général de Matadi font un travail magnifique] J1§20 R. p. 506.

Ce lexique est relatif non seulement à des catégories profession-nelles mais aussi à des procédures, des activités, des entités de la divi-sion territoriale, bref des réalités d’ordre politique, juridique et admi-nistratif insérées dans le discours d’après une organisation morpho-syntaxique du lingala.

III. Quelques régularités d’ordre morphosyntaxique : points et modes d’insertion

La part du français dans le discours bilingue français-lingala se tra-duit, entre autres, par l’insertion de monèmes de contenu(8) ou des formes considérées comme figées du genre Assemblée nationale, pro-jet de constitution ou des lemmes tels que français, chinois, fonction-ner, etc.. Tout l’arsenal morphosyntaxique relève du ressort de la langue matrice, le lingala, de sorte que même ce qui pourrait être ana-lysé comme des suffixes, ais, -ois, -er ne semblent plus avoir tout à fait la valeur morphologique qu’on leur reconnaît en français et un morphème lingala préfixé peut donner l’impression d’une redondance de marques : c’est le cas du morphème de l’infinitif lingala –ko et de la terminaison française de l’infinitif qu’on a dans kofonctionner. La désinence de l’infinitif du français peut donc être considérée comme intégrée dans le paradigme flexionnel lingala en ceci qu’il commute avec d’autres affixes modaux, temporels et aspectuels du système lin-gala comme ak-a dans efonctionnaka, ou ak-i dans efonctionnaki.

3.1. L’alternance morphème zero [ø] au singulier et ba- au pluriel

Il existe un phénomène assez particulier dans le lingala populaire de Kinshasa au regard de l’insertion. Il y est constaté que, contraire-ment au lingala de Brazzaville, les substantifs français s’insèrent au singulier sans déterminant. C’est ici que nous reprenons la thèse de l’existence d’un monème à signifiant zéro [ø] qui commute au pluriel avec un préfixe ba- sans distinction de classe. (NKUANGA DIDA 2011 : 110, 200). En fait, Il existe, en lingala des classes des nomi-naux dont le préfixe est zero. Il s’agit de la classe 1a de tata qui fait son pluriel en classe 2 batata. Ces deux classes forment un genre tra-ditionnellement réservé aux nominaux désignant des humains. Un autre genre constitué de la classe 9a et 10a ne porte de préfixe ni au singulier ni au pluriel. C’est le cas de zando dont on dirait que la marque de classe est zéro au singulier comme au pluriel.

Cette possi-bilité de préfixe zéro au singulier et la généralisation d’un préfixe ba- trans-catégoriel au pluriel gouvernent donc l’insertion des substantifs français comme øpharmacie /bapharmacies, øophtalmologue / baophthtalmologues. Il est intéressant de noter que cette possibilité d’insertion relève d’un phénomène de la langue lingala qui est apparu dans son évolution interne. L’emploi du préfixe du pluriel ba- trans-catégoriel ou comme morphème redondant a été signalé par Sesep N’Sial (1979 :132), dans un corpus monolingue, comme l’un des traits de pidginisation ou de créolisation de la langue. On peut trouver chez cet auteur des exemples comme banzete, bamboma qui devraient fonc-tionner sans préfixe apparent, mais aussi babilamba, bamibali dans lesquels le préfixe ba- est redondant.

3.2. L’insertion dans l’environnement du morphème relationnel ya

En lingala populaire de Kinshasa, la réduction du monème rela-tionnel aux seules formes na et ya a permis l’expression des relations sans accord ni au singulier, ni au pluriel comme ce devrait être le cas en lingala classique où l’on trouve les formes qui varient en nombre lya-ma, wa-ba, lwa-ma, mwa-mya et ya qui est une forme amalgamée de deux nombres, résultant d’une palatalisation de ea > ya (sg) et ia > ya (pl.). La seule forme ya devenue trans catégorielle en lingala de Kinshasa a donc été réinterprétée comme non-marquée et invariable. L’environnement de ya constitue donc un point d’insertion lexicale privilégié. Il faut reconnaître que le morphème relationnel ya est non seulement valable pour les deux nombres mais aussi polyvalent en ceci qu’il permet la construction de syntagmes de différentes fonc-tions. Il participe à la construction des syntagmes hybrides exprimant les qualités comme dans ya bien, ya qualité, ya salité, ya gaillard, ya faux, etc. Nous préférons parler de qualité dans la mesure où le mor-phème relationnel ya se combine à la fois avec des noms, des adverbes et des adjectifs ayant cette caractéristique en commun. Il permet sur-tout de construire des syntagmes nominaux attributifs hybrides fran-çais-lingala comme ya année, ya Equateur, ya batradipratitiens, ya continent africain, etc. Ici, il se combine exclusivement avec des no-minaux qu’il place dans un rapport qu’on qualifierait schématique-ment d’appartenance. Il se combine enfin avec des infinitifs qu’il place dans la position de complément du nom comme dans chance ya kogagner, baméthodes ya korésoudre, capacité ya kocomprendre.

3.3. L’insertion dans les environnements des verbes -zal- et -kom-

Un autre point d’insertion privilégié est l’expression des qualités dans l’environnement des verbes -kom- [devenir, arriver] et -zal- [être] (avec sa forme brève za-) attestés dans azá innocent, názala acquittée, nakómá ménopausée, kozala survivant. Nous parlons ici en terme gé-nérique de qualité du fait que plusieurs catégories peuvent remplir cette position. Peuvent être attestés dans cet environnement à la fois des adjectifs qualificatifs et des participes passés comme dans les exemples précédents ou des substantifs comme dans kozala président voire des adverbes comme dans kokómá bien.

Notons que le monème kom- est l’un des exemples d’une intégra-tion complète doublée d’une grammaticalisation d’un radical néerlan-dais kom- que l’on trouve dans komen (venir, se déplacer), ou aanko-men (arriver) et qui est aussi attesté en anglais com- qui signifie venir, arriver. En lingala, kokoma fonctionne non seulement comme verbe à part entière, avec tous les tiroirs possibles mais aussi comme auxi-liaire. Nous estimons que dans les environnements de -zal- et de -kom- l’organisation syntaxique du français autorise cette insertion sans au-cun aménagement particulier du fait que le français y admet l’usage des lexies sans article comme dans être président, devenir premier ministre, être voleur, devenir maladif. L’article zéro, possible en fran-çais, est donc une condition favorable à cette insertion. Il ne faudrait pas confonde ce cas avec celui où l’initial ou l’article d’un mot fran-çais a été réinterprété en préfixe nominal dans son processus d’intégration au lingala comme dans lineti / maneti ‹ fr. lunettes, lipa /mapa ‹ fr. du pain, lopitalo ‹ fr. l’hopital ; l’insertion, elle, s’effectue dans l’environnement d’un morphème article à signifiant zéro.

Conclusion

Que ce soit dans le domaine particulier de l’expression des con-naissances d’origine scientifiques devenues courantes ou tout simple-ment dans celui plus général de l’expression des réalités d’origine exogène, occidentale, la tendance actuelle est à l’insertion des mo-nèmes de contenu français avec un système de détermination lingala ou en tout cas une organisation qui n’enfreint pas les règles morpho-syntaxiques du lingala. Là où l’on peut avoir l’impression d’une suf-fixation en français, il s’agit, en fait, d’éléments prix globalement comme des unités inanalysées, comme des lemmes.

L’emprunt au français et aux langues européennes ainsi que l’intégration phonétique et phonotactique de ces unités lexicales - souvent accompagnés d’importants changements sémantiques - a été un phénomène assez important dans l’histoire des contacts de langues européennes avec les langues congolaises mais il est moins remar-quable aujourd’hui. Il existe toutefois une tendance, même assez mi-noritaire qui consiste en une créativité lexicale par l’emprunt aux autres langues africaines comme dans dawa ‹ swahili = médicament, utilisé pour désigner le pneu des véhicules ou encore chómbo ‹ swahili = instrument, pour désigner le téléphone portable. Dans la plupart des cas, surtout lorsque l’intégration ne s’est pas accompagnée d’une forte distanciation sémantique, il se remarque un mouvement de conver-gence vers le français, appelé rephonétisation, qui est un mouvement « d’évolution régressive » (NKUANGA DIDA 2011 : 251) du genre sofele /sofɛlɛ/ ˃ chaufeR /ꭍofɛR/ ˃ chauffeur /ꭍofoeR/, dans laquelle on aperçoit un stade d’intégration phonétique, un stade de rephonétisation et un stade d’insertion.

La raison principale qui est à la base de ce processus de rephonéti-sation qui aboutit à l’insertion est la politique du prêt à porter que nous observons dans le domaine scientifique et technologique, y com-pris le prêt à porter linguistique avec pour corollaire, l’emploi d’une langue étrangère comme langue de l’enseignement des connaissances scientifiques et de la gestion de la chose publique ; des domaines dont un certain lexique devient de plus en plus courant pour le commun des Congolais.
Sur le plan morphosyntaxique, la possibilité d’un morphème dé-terminant à signifiant zéro permet l’insertion des monèmes de contenu français sans aucune exigence morphologique au singulier. Au pluriel, la langue lingala a fait appel au préfixe ba- trans-catégoriel ; un trait qui, au départ, a été observé et étudié uniquement comme une marque de variation et d’évolution interne de la langue lingala et que nous présentons aussi comme une marque systématique de l’insertion du lexique français dans le discours en lingala, langue matrice.

Notes

1. On peut aussi affirmer que c’est plutôt l’Afrique qui s’occidentalise ou qui rentre dans une culture scientifique mondialisée c’est-à-dire de plus en plus partagée.
2. Une métalangue ou un métalangage.
3. Allusion est faite ici à des connaissances telles que produites et véhiculées par les écoles et les structures de recherche occidentales ou occidentalisées, par opposition à des connaissances tradition-nelles africaines.
4. On trouvera aussi dans la littérature l’appellation langue vernacu-laire.
5. Centre International de Recherche et de Documentation sur les Traditions et les Langues Africaines
6. Par opposition à des connaissances de l’Afrique ancestrales, nous entendons par science occidentale celle qui a été développée par l’occident, enseignée dans les écoles et pratiquée dans les labora-toires et centres de recherche.
7. Cette culture d’importation ne se manifeste pas seulement dans le domaine de la langue et de la science mais aussi dans un grand nombre de domaines qui font du Congolais actuel un hybride cultu-rel.
8. Il s’agit souvent de substantifs simples ou composés et dans une moindre proportion, de verbes.
9. Pour l’insertion des verbes Cf. NKUANGA DIDA (2012).

Références bibliographiques

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- GUMPERZ, John (1989b), Sociolinguistique interactionnelle. Une approche interprétative, Saint-Denis, L’Harmattan.
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- SESEP N’SIAL (1993), La francophonie au coeur de l’Afrique. Le français zaïrois, Paris, Didier Erudition-CIRELFA-ACCT.
 

Par Charles NKUANGA DIDA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024