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PRATIQUES LANGAGIÈRES DANS L’ADMINISTRATION PARLEMENTAIRE DE LA RD CONGO.
UNE ENQUÊTE SOCIOLINGUISTIQUE
LANGUAGE PRACTICES IN PARLIAMENTARY ADMINIS-TRATION OF THE DR CONGO.
A SOCIOLINGUISTIC SURVEY

Alain ISHAMALANGENGE NYIMILONGO 1
alain.isha@gmail.com
ORCID : 0000-0002-0852-8876

Résumé

Le français n’est pas la seule langue de l’administration congolaise, les langues nationales et les langues vernaculaires trouvent une large part d’usage auprès de tous les administratifs, en général et ceux du parlement, en particulier. Le français trouve écho à la rédaction des documents, les langues nationales dont le lingala, le ciluba, le kiswahili, le kikongo ; avec le lingala en tête comme langue de communication urbaine et les langues vernaculaires servent de communication entre ressortissants de la même aire linguistique ou autres locuteurs de cette dernière. En outre, les langues vernaculaires sont employées exclusivement pour exprimer l’appartenance au groupe tribalo-ethnique, parfois, pour maintenir le top secret administratif entre les locu-teurs de cette langue.

Mots-clés : langues congolaises, multilinguisme, pratique langagière, per-sonnel administratif, parlement congolais
Reçu le : 6 octobre 2024
Accepté le : 5 décembre 2024

Abstract

French is not the only language the only language of congolese admin-istration, national and vernacular languages are widely used by all adminis-trative in general, and those of parliament in particular. The French language is used in the drafting of documents, while the national languages, of which lingala, ciluba, kiswahili and kikongo, with lingala at the forefront of urban urban communication, and vernacular languages are used for communication between nationals of the same linguistic area or other speakers of the latter area. In addition, vernacular languages are used exclusively to express tribal-ethnic group membership, and sometimes to maintain top secret between speakers of the language.

Keywords: Congolese languages, multilingualism, language practice, ad-ministrative staff, congolese parliament
Received: October 6, 2024
Accepted: December 5, 2024

Introduction

La République Démocratique du Congo (désormais, RD Congo) est parmi les pays les plus multilingues d’Afrique. Plus de 250 langues endogènes, le pays connait deux types de multilinguisme. L’un est exogène (surtout l’anglais et le portugais) et l’autre endogène (langues nationales vs langues vernaculaires), avec un poids pondérant sur le second.

Dans ce contexte, les locuteurs congolais sont de plus en plus pluri-lingues. Nous pratiquons plus de 3 langues avec la possibilité de com-prendre d’autres langues notamment, les langues vernaculaires (eth-niques) des parents. C’est dans ce cadre que nous avons proposé de mener une enquête sociolinguistique au Parlement congolais. Au-delà d’être le siège de la représentation nationale, le Parlement regorge de 500 députés nationaux élus au suffrage universel direct et ricochet, ils sont les représentants de nos 26 provinces. Dans cette configuration, chaque élu a droit à un agent dans l’administration hormis son assis-tant parlementaire.

Raison pour laquelle, notre questionnaire d’enquête a été adminis-tré aux agents administratifs du parlement, particulièrement ceux et celles de l’administration de l’Assemblée nationale et du Sénat. Nous signalons que l’administration Parlementaire doit (normalement) avoir 500 administratifs ; au moment de notre enquête, ces effectifs étaient revus à la baisse. Cette baisse est due à plusieurs facteurs tels que : l’abandon de poste, le décès, les mises en disponibilité et le cas de maladies chroniques. Ce qui nous a poussé de sélection 50 agents pour chacune de chambre.

1. Contexte de l’étude

Notre enquête recherche deux catégories d’informations : l’identité de l’enquêté et les langues parlées ou langues en usage par celui-ci. Premièrement, l’identité de l’enquêté renvoie à son âge, son sexe, son service, son ancienneté au service et son grade. Ces variables nous ont aidé à mieux identifier nos enquêtés. H. Boyer (2001) explique en détails les variations comme fondement de l’exercice communautaire d’une langue. H. Boyer (2001 :27) note que « l’âge, c’est-à-dire l’appartenance à une certaine génération d’usagers de la langue, est également un facteur de diversification ». Et le sexe est une variable qui a focalisé l’attention d’un certain nombre de sociolinguistes, à commencer par W. Labov lui-même, poursuit-il. Deuxièmement, les langues parlées ou en usage renseignent sur sa langue maternelle, la langue du père et de la mère, les autres langues parlées, les langues parlées au service, les langues parlées avec le (s) visiteur (s), la langue dominante dans la direction de service et enfin, la langue dominante dans l’ensemble de l’administration.
Tel est la problématique de notre recherche pour étudier les pra-tiques langagières dans cette institution publique congolaise.

2. Les pratiques langagières en RD Congo

L’usage de la langue française en RD Congo est un espace caracté-risé par le multilinguisme très variable. La sociolinguistique congo-laise présente trois paliers linguistiques, à savoir : langue officielle, langues nationales et les autres langues ethniques (vernaculaires). Ceci entraîne les locuteurs congolais aux échanges linguistiques qui aboutissent souvent aux autres faits linguistiques, notamment l’alternance codique, le mélange de langues, etc. Ainsi, les locuteurs congolais sont caractérisés par les conversations intersubjectives al-ternées, c’est-à-dire ils recourent au français, langue officielle, au ciluba, kikongo, lingala et kiswahili, langues nationales et parfois aux langues vernaculaires.
Dans les milieux professionnels, la langue du travail reste le fran-çais selon les textes légaux en la matière. Cependant, le multilin-guisme endogène et le plurilinguisme actif des locuteurs affectent cette disposition.

Pour Nyembwe Ntita (2010 : 10), « l’usage du français en RD Congo est fonction de plusieurs paramètres que la sociolinguistique ramène à trois : le statut social du locuteur, le statut social de l’interlocuteur et le contexte ». Le locuteur doit choisir l’une ou l’autre langue de son répertoire linguistique ou du répertoire linguistique de sa communauté. En conséquence, le choix de langue dépend de ces deux facteurs.
En effet, le français et les langues congolaises ne sont pas sur le même pied d’égalité car ils ont des statuts différents et se trouvent en rapport de diglossie.

Raison pour laquelle, Sesep N’Sial (2021 :118) note qu’il est né-cessaire de rappeler qu’historiquement, le français est à l’origine, en RD Congo, une langue étrangère importée par la colonisation belge comme c’est le cas dans les ex-colonies françaises où il a été introduit par la colonisation française.
Pour cet auteur, en RD Congo, le français a été imposé comme langue officielle, langue de relations internationales et interétatiques, langue de l’enseignement, de la culture, de la science, de l’administration, des cultes religieux et comme le symbole de la mo-dernité et s’est superposé aux langues locales.

Dans tous les cas, L.J. Calvet (2021 : 34) précise que l’émergence d’une langue véhiculaire est la réponse que la pratique sociale et communicative des locuteurs donne au problème posé par le plurilin-guisme de la communauté.
C’est ainsi que nous avons des marques transcodiques dans les conversations intersubjectives des Congolais, ce qui affectent même les pratiques langagières des locuteurs.
D’ailleurs, H. Boyer (2001 : 62) mentionne que les marques trans-codiques que sont les emprunts, les calques, les alternances et mé-langes de langues témoignent soit la présence de deux ou plusieurs langues dans le répertoire des interlocuteurs, soit d’une rencontre in-terlinguistique prolongée au sein d’une même société.

3. Les usages des langues dans l’administration congolaise

Nyembwe Ntita et S. Matabishi (2012 : 110) soulignent que « le français est la langue de la haute administration en RD Congo ». Dans ce contexte, il n’y a pas que le français comme langue de l’administration, d’autres langues, notamment les langues congolaises entrent dans la course et s’implantent comme langues de l’administration.
En parcourant la Constitution de notre pays, voici ce que stipule l’article 142, alinéa 2 : « Dans tous les cas, le gouvernement assure la diffusion en français et dans chacune des langues nationales dans le délai de soixante jours à dater de la promulgation ». Cette disposition concerne la publication et la diffusion des textes légaux du pays en français et dans chacune des quatre langues nationales dans le délai imparti par la loi.

Ainsi, A. Ishamalangenge Nyimilongo (2020 : 55) note qu’« à part le français, les langues nationales trouvent une place importante dans l’administration. S’il faut aller plus loin dans l’administration, les langues vernaculaires bénéficient d’une attention particulière auprès des locuteurs ».
Le contact de langues, source de conflit ou vecteur de coopération, est donc la chose du monde la mieux partagée. On peut parler d’hybridation interlectale et du bricolage. Ce dernier est un métissage fondamentalement conversationnel du répertoire de locuteurs en tran-sit ethnosociolinguistique.

Sumaili Ngaye (2023 : 61) précise que « le français au Congo s’est retrouvé de fait langue officielle, administrative et judiciaire, en vertu de l’ordonnance signée le 14 mai 1886 par l’Administrateur général de l’Etat Indépendant du Congo ».
En effet, il n’y a pas que le français que les agents congolais utili-sent comme langue de communication dans l’administration publique et/ ou privée.

4. Dépouillement du questionnaire d’enquête
4.1. Catégorisation par âge et par sexe

Tableau n° 1 :

Age

 

20-25

26-30

31-35

36-40

41-45

46-50

50-+

TOT

%

Sexe

M

2

0

10

8

15

3

23

61

61

F

1

3

8

14

4

1

8

39

39

TOT

100

3

3

18

22

19

4

31

100

100

Source : nos enquêtes au Parlement congolais

Commentaire : Au total, nous avons enregistré dans notre enquête 61 hommes soit 61 % et 39 femmes soit 39 % dont l’âge varie entre 20 et plus de 50 ans, et cela regroupé en sept tranches d’âge ; la tranche majoritaire est comprise entre 50 et plus avec 31 enquêtés et deux tranches minoritaires allant de 20 à 25 ans et de 26 à 30 ans avec chacune 3 enquêtés.

4.2. Catégorisation par ancienneté au service

Tableau n° 2

Année

1-5

6-10

11-15

16-20

21-25

26- +

Tot.

Total

14

54

4

6

14

8

100

%

1414114114

54

4

6

14

8

100

Source : nos enquêtes au Parlement congolais

Commentaire : Ce tableau nous montre que, sur les 100 enquêtés, en ce qui concerne leur durée (année) au service, la tranche majoritaire va de 6 à 10 ans de service avec 54% enquêtés ; suivi de la tranche de 1 à 5 ans et de 21 à 25 ans de service avec chacune d’elles 14% d’enquêtés ; puis vient la tranche de 26 ans et plus avec 8% d’enquêtés et 16 à 20 ans de service avec 6% d’enquêtés ; enfin la tranche minoritaire est celle située entre 11 à 15 ans de service avec 4% d’enquêtés.

4.3. Catégorisation par grade

Tableau n° 3

Source : nos enquêtes au Parlement congolais

Commentaire : Dans l’administration publique, le grade le plus éle-vé est celui de secrétaire général et celui d’huissier est le plus bas.
Dans ce tableau, le grade majoritaire est celui d’Attaché de bureau de deuxième classe avec 32 % d’enquêtés, suivi de celui d’Agent de bureau de première classe avec 24 % d’enquêtés, vient celui de Chef de bureau avec 12 % d’enquêtés, celui d’agent de bureau de deuxième classe avec 11 % d’enquêtés, celui de chef de division avec 8 % d’enquêtés, d’attaché de bureau de première classe avec 7 % d’enquêtés, enfin celui de directeur et agent de collaboration avec cha-cun 2 % d’enquêtés. Il faut mentionner deux enquêtés qui se sont abs-tenus.

4.4. Langues maternelles déclarées

Tableau n° 4

Source : nos enquêtes au Parlement congolais

Commentaire : Ce quatrième tableau montre un total des langues maternelles enregistrées et répertoriées auprès de nos enquêtés. Sur un total de 100 enquêtés, nous avons rencontrés 26 langues maternelles les plus récurrentes.

Signalons aussi la présence du bilinguisme chez certains locuteurs :
Le ciluba domine avec 22 locuteurs dont 14 hommes et 8 femmes ; vient le lingala avec 18 locuteurs dont 13 hommes et 5 femmes ; le kiswahili a 16 locuteurs dont 11 hommes et 5 femmes ; le kikongo a 14 locuteurs dont 6 hommes et 8 femmes.
En cinquième position, vient le français avec 4 locuteurs dont 2 hommes et 2 femmes. Le kisonge, le bunza, le tshikuba, ont chacun 4 locuteurs au même rang que le français.

L’otetela et le kiyanzi, ont chacun 3 locuteurs ; le kirega, le suku, l’ekonda, le ngbaka et le lomongo ont 2 locuteurs à chacun.
Et les autres langues vernaculaires : le sakata, le kimbunda, le kingbandi, le kimpende, le kimbala, le kiboma, le kiyaka, le kiyombe, le kibango, le kiyashi et le kikumu ont chacun un seul locuteur.
Nous remarquons que les quatre langues nationales viennent en quatre premières places : le ciluba (19 %), le lingala (15 %), le kiswa-hili (14 %), en enfin le kikongo (12 %) des locuteurs déclarés.

4.5. Langues du père ou/et de la mère déclarées

Tableau n° 5

Source : nos enquêtes au Parlement congolais

Commentaire : Au total 29 langues sont déclarées comme langue du père et de la mère, et il y a eu 2 abstentions.
Il faut signaler que certaines langues de ce tableau de la rubrique « père » manquent à la rubrique de la « mère » et vice-versa. Il s’agit de : français, sakata, kimbala pour la rubrique du « père » et ne se fi-gurent pas dans la rubrique de la « mère ». Et de libinza, kibunda qui manquent dans la rubrique du « père ».

Notons également que, ce qui constitue la langue du père d’un en-quêté (x), n’est pas forcément la langue de la mère du même enquêté (x). Au contraire la langue du père de l’enquêté (y), peut être la langue de la mère de ce dernier.
Le cas de ciluba montre que, 21 enquêtés l’ont comme langue du père contre 25 enquêtés qui l’ont comme langue de la mère. Le cas de kikongo montre aussi que 14 enquêtés l’ont comme langue du père et 19 enquêtés l’ont comme langue de la mère.
- Les langues nationales : le ciluba a 21 enquêtés qui le déclarent langue du père et 25 le déclarent langue de la mère ; et le kikongo a 14 cas pour le père et 13 cas pour la mère ; quant au kiswahili, 13 cas pour le père et 11 cas pour la mère ; alors que le lingala vient en quatrième position.
- Les langues vernaculaires sont nombreuses sur cette liste, mais elles ont peu d’enquêtés qui les déclarent langue du père ou de la mère.

4.6. Autres langues parlées

Tableau n° 6

Source : nos enquêtes au Parlement congolais

Commentaire : Le tableau ci-dessus nous montre les autres langues parlées par nos enquêtés, exceptées leurs langues maternelles. Un total de 11 langues a été signalé. Le français vient en première position avec 32,2 % des locuteurs ; le lingala a 31 % des locuteurs ; le kikon-go a 10,9 % des locuteurs ; le kiswahili 10,3 % des locuteurs et le ciluba a 10 % des locuteurs.

En sixième position vient l’anglais avec 3,5 % des locuteurs et le mashi, le kingwandi, le portugais, l’espagnol et l’italien ont pour cha-cun 0,3 % des locuteurs déclarés.
- Le français occupe la première place et cela est justifié du fait que le mi-lieu d’enquête est un lieu de service ou d’administration publique où le français est langue de travail.
- Quant au lingala, vu son important rôle de communication dans ville province de Kinshasa, il est normal et logique qu’il occupe la deuxième place.
- En ce qui concerne les autres langues nationales : (kikongo, kiswahili, et ciluba), c’est aussi justifiable, car les Congolais sont bi-trilingues ou plu-rilingues.
- La sixième place qu’occupe l’anglais est justifiée par l’influence de cette langue et surtout par le souci de répondre aux exigences des marchés pu-blics d’emploi au niveau international. Car, on trouve ici et là les com-muniqués de recrutement ou d’offre d’emploi, la mention : la connais-sance de l’anglais est un atout. Souvent on est obligé de l’apprendre en cours d’emploi pour améliorer et compléter ses connaissances, cas des organismes internationaux : ONU, FMI, FAO, OMS, … L’anglais est aussi langue de science et de technologie.
- Quant aux langues romanes signalées par nos enquêtés (l’italien, le por-tugais et l’espagnol), leur usage est dû aux apprentissages dans des centres de formation des langues sans oublier que ces langues figurent aussi comme matières de programmes dans les études en Lettres dans les établissements de l’Enseignement supérieur et universitaire en RD Con-go.

4.7. Langues parlées avec les collègues de service

Tableau n° 7

Langues

français

lingala

ciluba

kiswahili

kikongo

anglais

Nbre locuteur

100

69

12

14

5

1

%

49,7

34,3

5,9

6,9

2,4

0,4

Source : nos enquêtes au Parlement congolais

Commentaire : Ce tableau met en exergue les langues que nos en-quêtés utilisent pour s’exprimer avec leurs collègues de service.
Le français occupe la première place avec 49,7 % d’enquêtés, en-suite vient le lingala avec 34,3 % d’enquêtés, suit à la troisième place le kiswahili avec 14 locuteurs soit 6,9 % ; le ciluba est en quatrième position avec 5,9 % soit 12 locuteurs ; le kikongo est déclaré à la cin-quième place avec 5 locuteurs soit 2,4 % d’enquêtés et enfin à la sixième position, l’anglais avec un seul locuteur soit environ 0,4 % d’enquêtés.

4.8. Langue d’adresse au visiteur

Tableau n° 8

Langues

Nbre locuteurs

%

1

français

100

69,9

2

lingala

33

23

3

kiswahili

4

Par Alain ISHAMALANGENGE NYIMILONGO, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024