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Analyse contrastive français-langues bantu dans

  l’enseignement du français en contexte exolingue congolais

                          Timothée MUKASH KALEL*

 

  1. Introduction

 

Depuis le décès de notre aîné, le Professeur Mateene Kahombo, le Département des Lettres et civilisations africaines nous a confié le cours de « L’analyse contrastive français-langues bantu. » L’analyse contrastive s’impose dans notre pays où le français évolue en contexte à la fois exolingue et multilingue. Exolingue, parce que le français est une langue indo-européenne, ou romane pour être plus précis. Elle appartient à l’hémisphère nord et est entrée en contact avec l’Afrique par le biais de la colonisation. Le français évolue aussi en contexte multilingue dans la mesure où, langue officielle du pays, elle cohabite avec les langues de souche congolaise qui sont ses langues partenaires. La cohabitation entre le français et les langues de souche congolaise n’est pas conflictuelle à notre avis.

On le sait, quand les langues sont en contact, il y a des phénomènes qui résultent  de ces contacts. Nous pouvons citer, entre autres, les emprunts linguistiques, le mélange des codes, le calque, les interférences linguistiques. Notre communication s’inscrit dans le cadre de l’enseignement du français langue seconde. Nous avons cherché à cerner le phénomène des interférences, entendez le transfert négatif des structures des langues bantu vers le français langue cible, avec pour conséquence, la distorsion du code français, conduisant ainsi à des fautes et à des erreurs.

Quand on fait ce genre d’analyse, les paliers exploités sont généralement la phonétique, la phonologie, la morphologie, la syntaxe, la sémantique, la pragmatique et la lexicologie. Nos recherches sont focalisées sur la syntaxe. Deux langues sont sollicitées : le lingala, langue source, et le français comme langue cible. Pendant les séances de mon cours, nous présentons à nos étudiants comment le lingala interfère sur le code de la langue française à partir de certaines structures syntaxiques du lingala considérées comme contraignantes. Nous avons sélectionné dix cas que nous nous proposons de présenter dans notre exposé.

I-La transitivité dérivée

Dans la théorie de la valence, il existe pour la linguistique africaine la transitivité inhérente et la transitivité dérivée, cette dernière est le résultat de l’affectation au radical verbal d’un suffixe sémantique, lequel suffixe peut ou non augmenter la valence ou la réduire. Certaines dérivations n’ont aucun impact sur la valence verbale.

Deux suffixes dérivatifs en lingala sont source de transfert négatif vers le français. Il s’agit du suffixe applicatif //-el-// et du suffixe causatif //-is-//.

S’agissant du suffixe applicatif, avec valeur de bénéficiaire ou de victime, il a tendance à être transféré en français pour être suffixé au radical verbal. Il sied de souligner que le français ignore ce type de dérivation. Lorsque le suffixe du lingala est collé au radical d’un verbe en français, cela produit un verbe qui n’existe pas en français. Voici un exemple entendu dans la bouche d’un médecin :

                       « * Va m’acheteler du savon. »

Le verbe « acheteler » n’existe pas en français. C’est en lingala qu’on a le verbe « kosombela » analysable en //ko-somb-el-a//. Le verbe de départ est bien entendu « kosomba ». Le verbe « kosombela » dérive de « kosomba ». En tant que verbe dérivé, il voit sa valence augmenter de 2 à 3, par l’ajout du complément bénéficiaire, comme on peut le constater dans la phrase suivante : « Kende kosombela ngai savon. » La structure correcte en français donne : « Va m’acheter du savon. » Ou encore : « Va acheter pour moi du savon. » La dérivation applicative n’existe pas en français.

Quant au suffixe causatif //-is-//, nous avons rencontré son emploi abusif dans le cadre des verbes ergatifs. En français, les verbes ergatifs sont des verbes transitifs directs qui sont susceptibles de devenir intransitifs par le mouvement à gauche du complément d’objet en position initiale de la phrase pour devenir le sujet, mais sans passer par le mécanisme du passif. Parmi les verbes ergatifs, il y a, entre autres, le verbe « bouger », lequel se présente tantôt comme un verbe transitif, comme dans « bouger un arbre » ; tantôt comme un verbe intransitif, comme dans la phrase : « L’arbre bouge. »

Au verbe transitif « bouger » correspond en lingala le verbe dérivé « koningisa. » A l’emploi intransitif du même verbe correspond « koningana » en lingala. La sémantique du verbe dérivé « koningisa » passe en français par l’emploi de l’auxiliaire « faire » combiné avec le verbe lexical « bouger. » Plutôt que de dire « bouger un arbre », un lingalaphone influencé par sa langue maternelle dira « faire bouger un arbre», traduction de « koningisa ». L’emploi du verbe auxiliaire « faire » exprimant la causativité n’est pas approprié ici.

II.-La structure du faux passif

Le faux passif est un mécanisme qui fonctionne en langue bantu. Il  n’existe pas en français. Il consiste en la production d’une phrase avec un verbe à la voix active. Le sujet de départ devient le complément d’agent. Le complément d’objet reste dans son site. Le verbe reçoit comme sujet, en lingala, le préfixe verbal postiche de la troisième personne du pluriel ou de classe deux si l’on utilise la terminologie de la linguistique africaine. Le préfixe verbal postiche fait partie des catégories vides. Voici un exemple :

         « Mama azobenga yo. » →  « Bazobenga yo na mama. »

Le français congolais non maîtrisé, influencé par le faux passif, donne à partir de la phrase française à la voix active « Maman t’appelle » la correspondante suivante :

            « * On t’appelle par maman. »

Cette phrase est le résultat du transfert négatif de la structure du lingala vers le français langue cible. Le pronom « on » correspond au préfixe postiche //ba-//. Le syntagme prépositionnel en fonction de complément d’agent « par maman » correspond à « na mama » du lingala. En français, ce que l’on a, c’est ce que la linguistique générale appelle « le vrai passif », construit au moyen du participe passé précédé de l’auxiliaire « être ». Le complément d’objet fait mouvement à gauche pour fonctionner comme sujet patient du verbe passif. La structure finale après application de la transformation passive donne à partir de la phrase de départ suivante « Maman t’appelle » la correspondante suivante : « Tu es appelé par maman. » C’est la seule structure correcte et admissible en français, laquelle a pour correspondante non contraignante « Obengami na mama. »

III.-Le placement du pronom emphatique

Parmi les mécanismes d’insistance, il existe aussi l’emploi du pronom emphatique en association avec le terme sur lequel le destinateur veut insister. Le pronom emphatique se place dans l’entourage immédiat du terme auquel il renvoie, ou loin de celui-ci. Dans le premier cas, on parle de l’apposition contiguë ; et dans le deuxième cas, on parle de l’apposition non contiguë. Ce mécanisme, connu sous le nom de « pronominalisation » est cause de transfert négatif en français congolais. Nous donnons le cas de l’apposition non contiguë.

Soit la phrase suivante en lingala : « Naboyi na ngai. »

Dans cette phrase, fonctionne une double pronominalisation. Il y a le pronom préfixe verbal sujet //na-//, lequel est repris pour des besoins de soulignement par son pendant anaphorique /ngai/. Le pronom anaphorique occupe la position finale de la phrase. Pour le lingala, on constate que, à la différence du français, le pronom « ngai » entre dans un syntagme prépositionnel gouverné par le morphème « na ».  C’est ce syntagme prépositionnel qui est source d’interférence en français, à partir du lingala langue source. En effet, en apposition non contiguë, le français place le pronom emphatique en fin de la phrase, sans faire intervenir une préposition quelconque. Le transfert négatif en français congolais conduit à l’insertion d’une préposition qui doit gouverner le pronom de reprise, lequel a pour rôle d’insister sur le sujet. A la phrase du lingala « Naboyi na ngai » va correspondre par interférence la phrase française suivante : « * Je refuse à moi. » La correction proposée dans ce contexte est la suivante : « Je refuse, moi. »  

IV.-La question en écho et l’interrogation indirecte

Ces deux mécanismes, semblables à certains points de vue sont source d’interférence à partir du lingala vers le français. Nous les présentons dans les lignes qui suivent.

  1. La question en écho

La question en écho est cette phrase interrogative formulée par le deuxième locuteur ou le destinataire pour amener celui qui a parlé avant lui à reprendre ses propos. La question en écho fonctionne aussi bien en français qu’en lingala. Cependant les deux langues n’ont pas nécessairement la même formulation.

Le marqueur de la question en écho en français est le morphème « si ». Il n’est pas obligatoire et correspond à « soki » du lingala. Lorsque la question en écho porte sur l’interrogation totale, la structure de celle-ci ne pose pas de problème dans le cadre du contact entre le français et le lingala. C’est lorsque la question en écho porte sur une phrase interrogative à interrogation partielle portant sur le sujet, sur le complément ou sur l’attribut que l’on constate des cas de transfert négatif du lingala vers le français. En effet, en français, il y a incompatibilité entre une modalité interrogative de l’interrogation partielle et le marqueur de la question en écho. Ce dernier s’efface automatiquement en présence du premier. En lingala, les deux coexistent généralement. Et c’est cette coexistence qui est source d’interférence. Nous donnons ici des exemples :

     L1 Okei wapi ?                             Où vas-tu ?

     L2  Soki nakei wapi ?                 Où je vais ?              * Si je vais où ?

    L1 Ozali nani ?                              Qui es-tu ?

    L2 Soki nazali nani ?                   Qui je suis ?                *Si je suis qui ?

    L1 Ozobenga nani                         Qui appelles-tu ?

    L2 Soki nazobenga nani ?           Qui j’appelle ?       *Si j’appelle qui ?

    Les phrases formulées par le deuxième locuteur sont celles que nous appelons « questions en écho. » L’interférence apparaît au niveau de la phrase française avec astérisque. Cette dernière épouse en français congolais la structure de la question en écho en lingala, où le marqueur de la question en écho « soki » coexiste avec l’interrogatif « wapi » portant sur le complément circonstanciel de lieu ; avec l’interrogatif « nani » portant sur l’attribut et sur le complément d’objet. Dans le français normé, le marqueur « si » s’efface en  présence des morphèmes interrogatifs.

  1. La subordonnée interrogative indirecte

La subordonnée interrogative est sélectionnée par des verbes comme demander, ignorer. Elle est introduite par le conjonctif « si », comme dans cet exemple :

            Je me demande // si Paul va venir.

Le morphème correspondant à « si » en lingala est « soki ». Les deux morphèmes marquent aussi la question en écho. La phrase du lingala qui correspond à celle du français est :          

             Nazali komituna // soki Paul akoya.

Les phrases interrogatives ci-dessus portent sur l’interrogation totale. Ici, il n’y a pas d’inférence qui partirait du lingala vers le français. Il faut cependant signaler qu’en français, le sujet de la subordonnée interrogative ne fait pas mouvement vers la gauche en position pré-conjonctive. Le lingala admet bien ce type de mouvement court. La phrase du lingala donnée en exemple ci-dessus est modifiée, par mouvement du sujet de la subordonnée interrogative indirecte de la manière suivante :

              Nazali komituna // Paul soki akoya.

Le transfert négatif donne en français la correspondante suivante :

              *Je me demande // Paul s’il va venir.

Lorsque l’interrogation indirecte contient le mécanisme de l’interrogation partielle, on constate aussi, comme dans le cas de la question en écho, des cas de transfert négatif. Voici des exemples d’illustration :

            Nayebi te //soki mama azokende wapi.

            J’ignore // où va maman.

            *J’ignore // si maman va où.

             Nayebi te // soki azali nani.

             J’ignore // qui il est.

             *J’ignore // si il est qui.

 La même incompatibilité que nous avons relevée entre les modalités interrogatives et le marqueur de la question en écho se retrouve aussi au niveau de l’interrogation indirecte. Le français ne combine pas le morphème « si » avec un mot interrogatif, lorsque l’interrogation indirecte contient une interrogation partielle. Le français congolais tend à combiner les éléments incompatibles en transférant le modèle du lingala vers le français, conduisant ainsi à des erreurs de syntaxe.

V.-La montée du sujet

On parle de la montée du sujet lorsque le syntagme nominal en fonction de sujet  du verbe de la subordonnée complétive est susceptible de faire mouvement vers la gauche à la tête de la proposition principale. La montée du sujet est possible  lorsque cette dernière proposition a pour noyau prédicatif un syntagme verbal à sujet vide. On parle ainsi de la montée du sujet parce que le SN sujet de la subordonnée quitte le domaine de celle-ci pour dépendre du verbe de la proposition principale.

Un exemple classique qui est souvent donné en linguistique française pour illustrer ce cas, c’est celui où la proposition principale a pour noyau le verbe sembler. Ce verbe est inapte à conférer au sujet la fonction syntaxique et le rôle thématique. C’est pour ces raisons qu’il est inapte à recevoir le sujet, sinon par mouvement à gauche du sujet du verbe de la proposition subordonnée complétive.

Nous donnons ici un exemple d’illustration :

Phrase de départ : Il semble // que l’enfant est malade.

Phrase d’arrivée : L’enfant semble // être malade.

Dans la phrase d’arrivée, qui rend compte de la montée du sujet :

          -  Le sujet de la subordonnée est en tête de la proposition principale,

          -  Le verbe de la subordonnée passe au mode infinitif,

          -  La conjonction de subordination tombe.

Dans le cas de la montée du sujet, le verbe attributif peut tomber pour laisser la place à une proposition réduite, laquelle se confond avec l’attribut du sujet. Ceci donne la phrase suivante :

 L’enfant semble // malade.

 

Dans une langue comme le lingala, il n’existe pas de verbes à montée à proprement parler. On a plutôt des constructions impersonnelles, pour traduire la notion de « sembler », à partir du verbe bivalent « komona », lequel signifie « voir ». Le verbe en question est soumis à la dérivation réciproque en devenant « komonana ». Conjugué au présent perfectif, il reçoit le préfixe verbal postiche //E-// de la classe 7, selon le système classificatoire du lingala. On a ainsi la phrase suivante à partir de laquelle la montée va être opérée :

Phrase de départ : Emonani //lokola mama azobela.

Phrase à montée : Mama amonani // lokola azobela.

A la différence de la phrase à montée en français, la proposition subordonnée du lingala garde son verbe au mode indicatif, là où le français emploie l’infinitif. De même, la conjonction de subordination « lokola » ne tombe pas, alors que la conjonction « que » en français tombe.

Le maintien du mode indicatif au niveau du verbe de la proposition subordonnée en lingala ainsi que la présence de la conjonction « lokola » sont des mécanismes qui sont transférés en français, conduisant par le fait même à une phrase mal construite.  Ainsi, la montée du sujet en français non maîtrisé sous l’influence du lingala donne la phrase suivante :

*Maman semble // qu’elle est malade.

V.-La subordonnée commandée par le verbe ECM

En français et en lingala, il existe des verbes comme « entendre/koyoka, voir/komona, laisser/kotika… » qui sélectionnent une subordonnée complétive qui n’est pas introduite par une conjonction de subordination complétive. Ces verbes sont connus en linguistique sous le nom de verbes à marqueur de cas exceptionnel, ou verbe ECM, siglaison qui vient de l’anglais « Exceptional Case Marking. »  Ce cas a retenu notre attention en analyse contrastive à cause de l’interférence dont le lingala est la source vers le français, langue cible.

En français, les verbes ECM sélectionnent une subordonnée infinitive. Pour certaines écoles linguistiques comme le fonctionnalisme selon Luc Bouquiaux et Jacqueline Thomas, le sujet de l’infinitif est en même temps le complément du verbe de gauche. Cependant, selon le programme minimaliste de la grammaire générative, un constituant de la phrase ne peut pas remplir plus d’une fonction syntaxique. Il ne peut pas non plus assumer plus d’un rôle thématique. Par conséquent, le sujet de la subordonnée infinitive ne peut pas en même temps fonctionner comme complément du verbe de gauche. Le fait que  le sujet de l’infinitif donne l’impression d’être en même temps le complément du verbe situé à sa gauche vient du système des cas. Dans le cas d’espèce, c’est le verbe de gauche qui value, c’est-à-dire qui affecte le cas accusatif  au sujet de l’infinitif. C’est pourquoi ce verbe est considéré comme ECM. On a la même situation en lingala. Le cas accusatif est clairement identifiable à partir des pronoms compléments, qui renvoient au sujet de la subordonnée.

La différence entre le français et le lingala vient du fait que, dans la langue de Molière, le verbe ECM commande une subordonnée infinitive, alors que, en lingala, le verbe de la subordonnée est au mode indicatif. C’est à ce niveau qu’intervient l’interférence.

Plutôt que de dire :

        « J’entends // l’enfant pleurer »

Sous  l’influence du lingala, on entend très souvent cette structure :

         « *J’entends // l’enfant il pleure », structure conforme à celle de la phrase en lingala :

         « Nayoki // mwana azolela »

Il sied de rappeler que le mode infinitif dans ce type de construction en français autorise le mouvement du sujet vers la droite. La phrase « J’entends // le train siffler » sera modifiée, par mouvement à droite du sujet en « J’entends // siffler le train. » Ce mouvement est bloqué en lingala probablement à cause de la présence du mode indicatif qui affecte le prédicat verbal.

VII.-La réaction de confirmation

Etudiant les mécanismes d’emphase, il m’a été donné de constater qu’il existe une structure de mise en valeur d’un terme de l’énoncé en lingala, que l’on peut schématiser selon la formule  « A to/o A ». Cette formule correspond à ce que l’on appelle « la réaction de confirmation ». C’est un mécanisme d’insistance qui consiste à marquer son accord avec les propos du premier locuteur en les répétant. Nous sommes en fait en présence d’un cas de répétition totale, dont les éléments répétés sont reliés au moyen de la conjonction de coordination alternative « to », laquelle apparaît aussi sous la forme vocalique « o ». Ce mécanisme, qui ne semble pas exister en français normé est introduit par interférence en français congolais, au point que ceux qui l’utilisent ne sont même pas conscients de commettre une erreur.  Voici un exemple entendu dans les couloirs de notre Faculté :

      L1    Nous souffrons beaucoup dans ce pays. 

      L2    *Nous souffrons ou nous souffrons !

La réaction produite par le deuxième locuteur ne relève pas de la langue classique. Elle est une simple interférence à partir de la structure qui fonctionne en lingala et bien entendu dans les autres langues bantu connues de nous, structure qui correspond à l’échange suivant :

       L1 Tozonyokwama mingi na mboka oyo

       L2  Tozonyokwama o tozonyokwama!

 

VIII.-Le discours rapporté et le sujet de la subordonnée

Dans nos recherches, il nous a été donné de constater que les langues bantu ne semblent pas faire la distinction entre le style direct et celui indirect. En effet, le pronom sujet de la subordonnée complétive dans le discours rapporté ne fait pas nécessairement la différence entre le sujet dont les propos sont rapportés et le sujet énonciateur qui rapporte les propos d’une tierce personne. Ce flottement en langues bantu est transféré en français congolais, conduisant à une confusion au niveau du sujet de la proposition subordonnée.

La phrase française « Maman dit // qu’elle vient » est rendue de deux manières en lingala :

  1. Mama alobi // ete azoya  [Maman dit // qu’elle vient]
  2. Mama alobi // ete nazoya [Maman dit // que je viens]

 

On se rend bien compte que, dans la première phrase, le sujet du verbe de la proposition subordonnée complétive renvoie au sujet du verbe de la proposition principale. Il peut aussi  renvoyer à une personne autre que maman.

Dans la deuxième phrase, le sujet du verbe de la proposition subordonnée complétive, tout en étant formellement un préfixe verbal de la première personne du singulier, renvoie plutôt au sujet du verbe de la proposition principale, de la 3ème personne du singulier. Ainsi, le sujet de la proposition principale, troisième personne du singulier a comme pronom référentiel, au niveau de la subordonnée complétive, soit le pronom sujet de la troisième personne du singulier, comme dans la phrase (a) ; soit le pronom sujet de la première personne du singulier, comme dans la phrase (b). Et c’est à ce niveau qu’intervient l’interférence, qui conduit à produire la phrase « *Maman dit // que je viens » à la place de « Maman dit // qu’elle vient. »

IX.-Le marquage de la subordonnée relative

La subordonnée relative présente deux difficultés majeures pour certains locuteurs congolais parlant le français en contexte multilingue.  La première difficulté vient de ce que je peux considérer comme des allomorphes du pronom relatif  en français, là où une langue comme le lingala aligne un seul morphème, lorsque les accords avec l’antécédent ne sont pas pris en compte. Voici le tableau des pronoms relatifs en français et en lingala :

                Français                                     Lingala

                Qui                                             Oyo

                Que                                            Oyo

                Dont                                           Oyo

C’est au niveau de l’emploi du pronom relatif « dont » que les congolais éprouvent des difficultés. Ils remplacent ce morphème par « que », comme dans la phrase suivante :

*L’enfant que j’ai parlé est arrivé.

La phrase ci-dessus est incorrecte à la suite de l’emploi du pronom relatif « que ». Cette faute est le résultat de la généralisation du pronom « oyo » en lingala, lequel pronom est au départ un démonstratif de balisage et marque de la même manière la subordonnée sujet, la subordonnée objet et la subordonnée enchâssée. Ceci est illustré par des exemples suivants :

      Mwana //oyo akendeki // azongi : L’enfant //qui est parti //est rentré

      Mwana // oyo natindaki// azongi : L’enfant //que j’ai envoyé //est rentré

      Mwana // oyo nalobaki // azongi : L’enfant //dont j’ai parlé //est rentré

 

La deuxième difficulté se situe au niveau de l’accord entre le pronom antécédent de la première personne du singulier ou du pluriel en français et le verbe dans les constructions qui relèvent de la focalisation clivée. Dans bon nombre de langues bantu, le verbe prend l’accord de la troisième personne du singulier ou du pluriel. Ces accords sont transférés en français. On entend des phrases de ce genre :

    «  *C’est moi qui a mangé. » au lieu de « C’est moi qui ai mangé. »

    « *C’est nous qui ont mangé. » au lieu de « C’est nous qui avons

           mangé. »

On peut considérer que les accords incorrects sont commandés par transfert négatif vers le français langue cible, soit à partir du marqueur de focalisation « moto », résultat de la grammaticalisation comme en lingala, soit à partir du pronom relatif sujet de classe 1 ou de classe 2 (//u-//, //bà-//, comme en ciluba.

X.-Réponse à l’interrogation totale négative

En français, lorsque l’interrogation totale négative nécessite une réponse positive, l’interlocuteur utilise le morphème « si » ; quand il s’agit de donner une réponse négative, on emploie le morphème « non ». Dans les langues bantu, à l’interrogation totale négative, on répond par un morphème avec le sens de « oui », suivie de la phrase négative. Et lorsqu’il est question de donner à la même question une réponse positive, les langues bantu utilisent un morphème qui a le sens de « non », suivie d’une phrase affirmative. C’est ce modèle qui est transféré en français, conduisant tout naturellement à des phrases mal construites.

A la question « N’as-tu pas mangé ? », on répond par « *Oui, je n’ai pas mangé. » si la réponse est négative. Dans le cas de la réponse positive, en français mal maîtrisé, on répond par « *Non, j’ai mangé. »

Les structures correspondantes en lingala sont :

Question : « Oliaki te ? »

Réponse négative : « Iyo, naliaki te. »

Réponse positive : « Te, naliaki. »

En français qui respecte la norme, on répond par « Non, je n’ai pas mangé. » pour une réponse négative ; et par « Si, j’ai mangé. » pour une réponse positive.

Conclusion

Dans notre exposé, nous avons mis en évidence les difficultés relatives à l’enseignement du français en contexte exolingue congolais, en prenant comme domaine de recherche la syntaxe. Il a été constaté que certaines fautes et erreurs sont commises suite au transfert négatif des structures syntaxiques du lingala en français. Le souhait est que les professeurs de français aient aussi une connaissance scientifique suffisante des langues de souche congolaise afin d’évaluer leur impact dans le domaine de l’enseignement du français langue seconde.

Bien évidemment, toutes les fautes et toutes les erreurs commises par les apprenants du français ne peuvent pas être expliquées à partir du contact des langues. Il y a beaucoup d’autres facteurs qui entrent en jeu. Néanmoins, si les professeurs de français pouvaient s’appuyer sur l’analyse contrastive, ils seraient en mesure de prédire certaines fautes et de les comprendre. Ils mettraient aussi au point des exercices didactiques appropriés en vue de la correction de ce qui viendrait de l’interférence des langues bantu sur le code du français langue seconde.

Bibliographie

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Par Timothee MUKASH KALEL, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024