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Le français face à l’anglais en R.D. Congo

                                  Romain KASORO TUMBWE*                               

 

Résumé

       Devant l’opinion favorable dont jouit l’anglais, le français en République Démocratique du Congo semble menacé. Mais en fait, il reste fermement implanté et jouit toujours de l’attachement des Congolais. Face à l’engouement pour l’anglais, il convient de favoriser une cohabitation de ces deux langues, chacune remplissant ses fonctions propres.

 

Mots-clés : contacts des langues, dynamique des langues, français-anglais, représentations linguistiques.

 

Introduction

       Ancienne colonie belge au centre de l’Afrique, la République Démocratique du Congo, pays où le français est la langue officielle, est caractérisée par un paysage linguistique bigarré : ± 250 langues vernaculaires autochtones, une langue officielle d’origine européenne, le français ; quatre langues véhiculaires dont une bantoue mais pas d’origine congolaise.

 

       L’anglais, qui est au centre de mon propos, a été introduit au niveau de l’enseignement secondaire au détriment du néerlandais en 1960.

 

       Il est vrai qu’en RDC il n’est parlé que par une infime minorité en des circonstances particulières. Toutefois, aujourd’hui, on observe un certain engouement pour cette langue.

 

      Témoins :

  • la prolifération d’écoles de langues où prédomine l’enseignement de l’anglais ;
  • à l’entrée de l’Alliance des Forces pour la démocratisation du Congo/Zaïre (A.F.D.L.) le 17 mai 1997, les nouveaux dirigeants ont même pensé à faire de l’anglais la 2ème langue officielle, le Congo étant membre de la S.A.D.C. et possédant des frontières, à l’Est et au Sud, avec des pays anglophones ;
  • les valeurs des billets de la nouvelle monnaie ont été indiquées en français, anglais et swahili, au grand dam de beaucoup de Congolais.
  • Aujourd’hui, certains parents préfèrent placer leurs enfants dans les écoles où on enseigne l’anglais dès l’école maternelle.

 

      Causes :

  • la mobilité dont bénéficient les diplômés en anglais vers les pays étrangers frontaliers (Est et Sud de la R.D.C.) ou éloignés (Etats-Unis, Canada, Afrique du Sud, Chine, etc.) ;

        -   l’embauche dans certains organismes ou entreprises   

            conditionnée par la connaissance de l’anglais ;

  • l’importance de la connaissance de l’anglais dans le monde scientifique et dans le domaine technologique.

 

       Nous avions là un cas intéressant de dynamique des langues qu’il convenait d’approfondir. C’est ainsi que j’ai réalisé il y a quelques années cette enquête, en vue de connaître les représentations linguistiques des Congolais, c’est-à-dire la vision qu’ont ceux-ci de l’anglais et du français, en étudiant la position de l’anglais en RDC à la fin des années 1990(1).

 

1.L’étude 

 

       L’étude a consisté dans une enquête menée par questionnaire auprès de 87 sujets dont 76 hommes et 11 femmes

-âgés de 14 à 61 ans ;

-scolarisés à divers niveaux : de l’école secondaire au doctorat ;

-provenant de toutes les provinces.

 

2.Le constat

 

       On constate, chez ces sujets, une position ambivalente, quelque peu paradoxale même.

 

       En effet, alors qu’ils émettent des opinions critiques à l’encontre du français et de la francophonie, et plutôt favorable à l’anglais, ils manifestent leur attachement au français et à ce qu’il représente.

 

2.1 Le français menacé par l’anglais

 

Quand on demande aux enquêtés quelle langue ils préfèrent, du français et de l’anglais, c’est à l’anglais que vont les préférences (44,8% pour l’anglais contre 41,3% pour le français).

 

       Pourquoi ces préférences ?

1°Le français est perçu comme une langue étrangère au même titre que l’anglais. En effet, 16% mentionnent le français comme une langue étrangère alors que 3% seulement la présentent comme une langue congolaise. Fait explicable, puisque le français est une langue « importée » qu’on apprend à l’école, à l’exception d’une infime minorité, et qui n’est attachée à aucune culture congolaise.

 

2°Le français est réputé difficile à l’apprentissage, en tous cas moins facile que l’anglais.

 

3°Le français serait moins que l’anglais lié au dévelop-pement. Pour preuve, la plus grande réussite économique des pays anglophones, au dire de certains.

Mais beaucoup pensent plutôt que ce sont les langues nationales qui seraient agents de développement.

 

4°Le français est moins répandu que l’anglais et ne permet pas l’ouverture au monde et la mobilité comme l’anglais.

 

5°Le français et la Francophonie sont liés à l’impérialisme. Et le français ne saurait représenter la liberté et la libération.

 

En fait, les sujets interrogés associent, ce qui est psychologiquement compréhensible, la langue et la politique des Etats qui la parlent. Qu’on pense à la réputation d’interventionnisme des Etats-Unis en Afrique et au Congo dans les années 1960, que beaucoup de ces témoins avaient oublié, alors que le soutien de M. Giscard à Mobutu à la fin des années 1970 était encore frais dans leur mémoire.

 

       Sous ces divers rapports, l’anglais présente donc manifestement une meilleure image que le français. Comme il est devenu maître dans le domaine scientifique et technologique ; comme il gagne du terrain même dans les territoires francophones européens, certains universitaires congolais, pour des pays comme le leur en tous cas, prédisent la mort par étouffement du français et son éviction par l’anglais.

 

2.2 Le français toujours en position ferme

 

       En dépit de ces représentations, le français maintient sa position en République Démocratique du Congo.

 

1°Les Congolais, à 71,2%, restent attachés au français et estiment, à 72,4%, qu’ils auraient conscience de perdre quelque chose d’eux-mêmes si on leur supprimait le français.

 

2°Une minorité (24,1%) seulement pense fermement que le français devrait être abandonné comme langue officielle.

Nombreux sont ceux qui commentent l’éventualité de cette décision en termes de frustration, d’indignation, d’amertume. Ils dénoncent la désorientation et l’introduction d’une autre difficulté qui accompagneraient le changement.

 

3°Un autre facteur d’attachement à la langue française est la culture, à laquelle 60% des sujets interrogés associent le français.

 

4°Ainsi, bien que 45% des sujets lient français et impérialisme, francophonie et impérialisme, et que certains même estiment que la République Démocratique du Congo doit s’écarter de la francophonie, la grande majorité des répondants, 70 ?1% trouvent utile  la présence du Chef de l’Etat congolais au Sommet  des pays francophones : la République Démocratique du Congo, de par sa langue officielle appartient au monde francophone, et, comme grand pays francophone, elle se doit de marquer sa présence au sein de la francophonie. En même temps, elle devrait faire entendre la voix du peuple congolais, défendre sa position et ses intérêts dans l’organisation. Opération certes sans grand intérêt économique, pensent certains, mais politiquement rentable, puisqu’il s’agirait de débattre non seulement de la langue, mais aussi d’autres problèmes, de renforcer les liens d’amitié et de fraternité avec les autres pays et leurs peuples, et, au besoin, de profiter de ses assises pour dénoncer et corriger les vices de l’organisation, en infléchir les tendances pernicieuses, et pour en tirer des bénéfices.

 

 

Conclusion

 

       L’anglas  n’est pas encore très répandu en République Démocratique du Congo, mais il est l’objet d’un grand engouement, pour des raisons économiques, politiques, idéologiques, communicationnels, culturels (en particulier pour ce qui concerne le domaine scientifique et technologique), etc. De la comparaison entre français et anglais, ce dernier sort souvent avec une meilleure image. Cela ne signifie cependant pas que la majorité des Congolais soient prêts à  troquer le français contre l’anglais.

 

       Le prestige de l’anglais n’ébranle pas les bases du français, qui bénéficie de l’attachement des Congolais qui se le sont approprié et le considèrent comme un élément de leur patrimoine culturel. Pour ceux-ci, il n’est pas question ni de le supprimer ni de l’abandonner pour une autre langue, même si l’environnement culturel, linguistique international impose la connaissance de l’anglais.

 

       Habitués à la coexistence de leurs langues de souche, habitués à la coexistence de celles-ci avec le français, c’est pour une coexistence du français et de l’anglais que les Congolais pencheraient le plus volontiers : ils sont 80,8% à se prononcer en ce sens.

 

       La meilleure façon de satisfaire les aspirations et les besoins communicationnels des Congolais consisterait donc sans aucun doute à faire en sorte que les langues s’organisent au Congo dans le colinguisme plutôt que sur le mode conflictuel. ON pourrait ainsi voir l’anglais devenir, non pas une langue officielle, puisque ce statut ne reposerait sur aucune base sociolinguistique réelle dans ce pays, mais une seconde ou troisième langue de culture, dont la fonction serait de maximiser la mobilité et la compétence communicationnelle des francophones congolais.

 

Bibliographie

 

Calvet, Louis-Jean. 1998. L’insécurité linguistique et les situations africaines. In Calvet, Louis-Jean et Moreau, Marie-Louise (éds), Une ou des normes ? Insécurité linguistique et normes endogènes en Afrique francophone. Paris, Agence de la Francophonie, 7-38.

GUEUNIER, Nicole. 1997. Représentations linguistiques. In Moreau, Marie-Louise (éd), Sociolinguistique. Les concepts de base. Sprimont, Mardaga, 246-252.

 

* Romain KASORO TUMBWE, Professeur Ordinaire à la Faculté des Lettres et sciences humaines, Université de Kinshasa.

Par Romain KASORO TUMBWE, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024