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Les sobriquets des élèves et enseignants du Territoire de Bumba de 1960 à 1990. Approche lexico- sémantique 

Jean-Baudouin MOKOHA MONGA-ADOGO*

et Jean-Vincent NDZIA LIKOMBE  MOLABU**

 

0. Introduction

   Nous nous proposons, dans cette  étude, de réfléchir sur les sobriquets des élèves  et enseignants du Territoire de Bumba de 1960 à 1990.

   A en croire certaines théories philosophico-linguistiques sur l’onomastique, et plus particulièrement sur les anthroponymes, les noms propres des hommes, y compris les sobriquets, qui  collent littéralement à la peau de leurs porteurs, reflètent naturellement tout un programme, une vision du monde que les Allemands appellent « Weltanschauung ».

   Et notre scolarité ainsi que notre vie professionnelle qui courent de 1960, année de l’indépendance de notre pays, la RDC, avec la démocratisation datant de 1990, le 24 avril, jusqu’à ces jours, nous ont permis de découvrir plusieurs sobriquets des élèves et enseignants.

   Lesquels sobriquets nous offrent aujourd’hui l’opportunité de nous arrêter en vue d’une réflexion linguistique, littéraire et philosophique appropriée. Ainsi qu’on peut aisément s’en rendre compte, lesdits sobriquets sont multilingues  ou relèvent de plusieurs langues, en l’occurrence l’ebudza parlé sur les ¾  du Territoire de Bumba, le lingala qui occupe une grande aire (de la Province du Bas-Uélé à Kinshasa, en passant par le grand Equateur jusqu’à Brazzaville), le latin, le français et l’anglais enseignés couramment dans les écoles primaires et secondaires de la RDC.

   La question fondamentale qui sous-tend notre réflexion est de savoir ce que  cachent tous ces sobriquets dans la scolarité et l’exercice professionnel de leurs porteurs. Sont –ils un élément catalyseur dans l’être et l’agir de ces élèves et enseignants qui les portent ?

   En d’autres termes, quelle philosophie concrète peut dicter le port de ces sobriquets à l’école et dans l’exercice de la profession ?

   Enfin, il sera question de savoir d’où sont surtout tirés tous ces sobriquets et quelle attitude particulière ils peuvent représenter  dans le chef de leurs porteurs. Les élèves et enseignants d’aujourd’hui du même coin ont-ils aussi tendance à porter des sobriquets ou cette obsession caractéristique s’est tout simplement émoussée, avec le temps, suite à une certaine paresse cérébrale due vraisemblablement à la baisse du niveau de l’enseignement ?

I. Les sobriquets dans l’anthroponymie en linguistique

   Les sobriquets relèvent de la lexicologie en linguistique, et plus particulièrement de l’onomastique comprenant plusieurs branches comme l’anthroponymie, la phytonymie, la toponymie, l’hydronymie, ornithonymie, théonymie, entomonymie… Nous nous intéresserons dans cette étude presqu’exclusivement à l’anthroponymie (nous propres des hommes) dans laquelle on peut distinguer les noms, les prénoms et les sobriquets ou surnoms.

   Le dictionnaire définit le sobriquet comme : « Un surnom familier donné par dérision, moquerie ou même affectueusement et qui peut être fondé sur quelque défaut de corps ou d’esprit ou sur quelque singularité »[1].

   Au cours de notre scolarité qui débuta en 1960, année de l’indépendance de notre pays jusqu’en 1990, année de la démocratisation qui coïncide avec la fin de nos études  de licence et le début de notre carrière scientifique comme Assistants, nous avons dû récolter un certain nombre de sobriquets, qui, non seulement ont forcé notre admiration, mais aussi suscité notre curiosité. Raison pour laquelle nous avons planté nos bonnes heuristiques de 1960 à 1990 pour situer dans le temps cette étude, mais aussi dans l’espace : le Territoire de Bumba dont nous sommes natifs.

   Ainsi que nous le constaterons plus loin, les sobriquets portés par les élèves et les enseignants naissent de deux procédés essentiels : l’auto-attribution du sobriquet par les porteurs et la collation du sobriquet par les condisciples et convives pour l’un et l’autre défaut ou l’une et l’autre qualité. Il est tout à fait indéniable que ces sobriquets sont l’émanation du milieu ambiant dans lequel ont évolué les élèves et les enseignants du Territoire de Bumba : l’école, la cité et le village.

II. De la sociolinguistique du Territoire de Bumba et de la scolarisation

2.1. De l’espace géographique et de l’aire linguistique

   Le Territoire de Bumba se situe en RDC dans la Province de la Mongala composée de trois territoires : Bongandanga, Bumba et Lisala. Ce fut en 1945 qu’il recouvra sa superficie actuelle de 15.489Km2, avec ses 6 secteurs (Banda-Yowa, Itimbiri, Loëka, Molua, Monzamboli et Yandongi) et la cité de Bumba.

   Cet espace est habité majoritairement par la peuplade budza qui parle l’ébudza dont l’aire linguistique part du Nord vers la rivière Ekoko (Yamokoki à Yaliambi) jusqu’au Sud sur le fleuve Congo, allant ainsi de l’embouchure de la rivière Nzambo,  en aval jusqu’au Secteur de Yahila, en amont, dans le Territoire de Basoko. La contrée de l’Itimbiri, les sources de la Molua jusqu’à celles de Mioka et Nzambo sont incluses dans cette aire linguistique. Les 5 variantes de l’ébudza qui constituent chacune un dialecte sont : « ebudza e mbia » parlé au secteur de Molua ; « ebudza nondzamboli » parlé au secteur de Monzamboli et de Banda-Yowa » ; « ebudza e wosambi » parlé au Nord-Est ; « ebudza e yaliambi » parlé à l’Est et au Sud-Est et « ebudza e wowango » parlé au Territoire de Basoko.

   Suite à la scolarisation, au commerce et au brassage, d’autres langues sont venues se superposer à l’ebudza, comme le français, l’anglais, le latin, le lingombe, le lingwandi et le lokele. Toutes ces langues sont parlées concomitamment à la cité de Bumba et dans les six secteurs, quoique l’ebudza occupe un place prépondérante, et que le latin, comme langue morte, ne soit restée qu’une simple langue de culture. Aussi les sobriquets recoltés proviennent-ils de toutes ces langues en vogue dans cet espace géographique.

2.2. De la scolarisation du Territoire de Bumba

   Dans cette étude, nous avons focalisé nos investigations sur les écoles catholiques que nous avons fréquentées et dans lesquelles nous avons en plus été appelés à enseigner. Le Territoire de Bumba est à cheval sur deux Diocèses : le Diocèse de Lisala créé par les missionnaires de Scheut et le Diocèse de Lolo des missionnaires Prémontrés de Postel en Belgique.

   L’enseignement catholique a gagné le Territoire de Bumba en 1936 par le biais des missionnaires qui fondèrent dans la cité de Bumba deux écoles primaires célèbres : l’Ecole primaire Notre-Dame et l’Ecole primaire Saint-André ainsi qu’une école secondaire : le Collège Saint André. A ces écoles primaires s’ajouteraient celles d’Ebonda, de Yalosemba et de Yambuku. Du coté du Diocèse de Lolo naquirent les écoles primaires de Lolo, Moënge, Yaligimba, Ekama, Loloka, Tshimbi et deux écoles secondaires cycle court : l’Ecole Normale de Lolo et l’Ecole d’Apprentissage Pédagogique d’Ekama. Il est à noter que, en dehors de l’ébudza parlé à la maison, dans toutes ces écoles furent enseignées les langues suivantes : le lingala, le français, l’anglais et le latin aux humanités littéraires du Petit Séminaire Notre-Dame de Grâces de Bolongo et au Collège Saint Thomas more. Bien des fils et filles du Territoire de Bumba fréquentèrent ces établissements scolaires et devinrent même enseignants dans les écoles de notre territoire. Les sobriquets en étude ont été récoltés et notés auprès de toutes ces écoles au cours de nos divers contacts : scolarité, rencontres sportives, colonies des vacances, conférences…

III. Présentation du corpus

   Dans cette partie, il sera question de présenter un répertoire de sobriquets des élèves et enseignants du Territoire de Bumba de 1960 à 1990. Nous avons sélectionné une soixantaine de sobriquets les plus courants. Ce qui revient à dire que la liste de ces sobriquets n’a aucune prétention d’être exhaustive dans le cadre étroit d’un article fût-il scientifique.

  1. Acajou
  2. Adelar
  3. All together
  4. Allright
  5. Amstrong
  6. Antigone
  7. Archimède
  8. Aristote
  9. Atala
  10. Bacchus
  11. Beethoven
  12. Bismarck
  13. Bulldozer
  14. Cadavre
  15. Caligula
  16. Campagnard
  17. Cannibale
  18. Caton l’Ancien
  19. Cercueil
  20. César
  21. Champion
  22. Charlatan
  23. Cicéron
  24. Cimetière
  25. Diogène
  26. Don Juan
  27. Douglas
  28. Ekundakunda
  29. Elégant
  30. Embarras
  31. Entonnoir
  32. Etourdi
  33. Everybody
  34. Galilée
  35. Géomètre
  36. Ganelon
  37. Good year
  38. Goupil
  39. Hannibal
  40. Hitler
  41. Hugo
  42. Icare
  43. Iconoslaste
  44. Intérêt
  45. Jongleur
  46. Kangourou
  47. Machine
  48. Magister
  49. Mokomi
  50. Motomba
  51. Meilleur
  52. Miraculeux
  53. Moustique
  54. Mozart
  55. Mykeri
  56. Napoleon 1er
  57. Néron
  58. Océan
  59. Orient
  60. Otarie
  61. Platon
  62. Renard
  63. Sisyphe
  64. Sorcier
  65. Tartufe
  66. Tintin
  67. Tournesol
  68. Zénon d’Elée
  69. Zidane
  70. Zorro

IV. Quelques personnages historiques porteurs des sobriquets au Territoire de Bumba

3.1. Acajou : Un ancien élève de Lolo du nom d’Epalia a porté ce sobriquet et il devint Général des Force Armées Congolaises

3.2. All together : Sobriquet collé à un professeur d’anglais,  d’origine belge, monsieur Jean Van den Kerkoven à Bolongo.

3.3. Ekundakunda : Non de l’ebudza signifiant « fossoyeur » au « inhumeur » que porta le chef du Secteur d’Itimbiri qui commença par être enseignant. Michel Ebunde.

3.4. Elégant : Un enseignant de Bumba de l’école primaire Notre-Dame porta ce sobriquet pour son intelligence et son souci de propreté physique due surtout à son bel aspect vestimentaire.

3.5. Embarras : Un ancien élève de l’école normale de Lolo du nom de Ndele porta ce sobriquet pour ses qualités intellectuelles et footballistiques qui mettaient à rudes épreuves les autres.

3.6. Everybody : Sobriquet collé à un professeur d’anglais d’Ekama qui enseignait alors deux prononciations différentes (britannique et américaine). Monsieur Engonga Gaspard.

3.7. Géomètre : Sobriquet porté par un élève de Yandombo du nom de Yenga Henri célèbre au football pour ses coups francs qui allaient droit au but.

3.8. Good Year : Sobriquet d’un élève Maembo de Lolo qui devait jouer à tous les postes  sur le terrain de bootball.

3.9. Hannibal : Ce sobriquet fut collé à un élève du Collège Saint Thomas More de Lisala pour sa corpulence et pour ses exploits au volley-ball et au basket-ball.

3.10. Iconoclaste : Ce sobriquet fut porté par un ancien séminariste Norbert Ndzia devenu enseignant au secondaire à Lolo et à Ekama réputé pour son intelligence et sa connaissance du français.

3.11. Intérêt : Ce sobriquet fut porté par un élève Lomalia Thomas à l’école primaire d’Ebobi. Il devint un célèbre enseignant d’arithmétique et Directeur d’école.

3.12. Jongleur : Un élève du nom de Gelambe Sylvain porta ce sobriquet à Ekama. Il devint un grand metteur en scène, un grand musicien et un pratiquant célèbre  de la langue anglaise.

3.13. Machine : Sobriquet porté par un élève Mangili de Lolo pour sa vaillance en football. Il est venu jouer à la grande équipe de la cimenterie de Lukala, au Congo-Central.

3.14. Magister : Sobriquet collé à un élève Po Louis pour ses interventions magistrales au footaball comme défenseur.

3.15. Meilleur : Ce sobriquet fut porté par un enseignant d’Ebonda du nom de Kalonda devenu par la suite Directeur de l’école primaire de la même cité. Il fut célèbre pour son intelligence et ses performances footballistiques.

3.16. Miraculeux : Un élève d’Ekama du nom de Likwangola Albert s’était surnommé « Miraculeux ». Aujourd’hui il est inspecteur d’enseignement.

3.17. Mokomi : C’est un sobriquet tiré du lingala que porta un enseignant de Bokata qui se considérait comme un grand écrivain.

3.18. Mozart : Ce sobriquet collé à un élève du Petit Séminaire qui jouait merveilleusement bien à l’harmonium. Ce fut Mozart casimir Mozombo ayant composé des célèbres chansons liturgiques en lingala contenues dans le livre « Toyembani » de l’Eglise Catholique de la RDC.

3.19. Mykerinos (Mykeri) : Le professeur Mokoha porta ce sobriquet de l’un de trois rois bâtisseurs des pyramides en Egypte. Il fut Député National et est aujourd’hui Professeur d’Université

3.20. Néron : Sobriquet porté par un ancien élève de Lolo et d’Ekama devenu enseignant et qui fut un bon footballeur. C’est Monama qui œuvre aujourd’hui à l’école primaire de Bongolu-Yanzeka.

3.21. Océan : Un élève de l’école secondaire d’Ekama porta ce sobriquet. Son nom est Limbaya Paul. Il fut grand de taille et un grand défenseur qu’on appelait « Back ».

3.22. Orient : Ce sobriquet fut porté par un enseignant ancien séminariste de Bolongo devenu une grande personnalité au Diocèse de Lolo. Son nom est Dieudonné Tumbu.

3.23. Otarie : Sobriquet porté par un élève d’Ekama du nom de Etsalia Albert  devenu par après Président de l’internat.

3.24. Sorcier : Un enseignant de sixième primaire de Lolo portait ce sobriquet pour ses performances footballistiques et son intelligence géniale comme enseignant et musicien à l’harmonium à l’église. Ce fut monsieur Lingandu Joseph.

3.25. Tintin : Le sobriquet fut porté par Christophe Ngbanda, ancien élève d’Ekama devenu aujourd’hui une grande autorité de l’OFIDA à Kinshasa.

3.26. Tournesol : Ce sobriquet fut porté par Elipa d’abord enseignant et devenu administrateur du territoire par après. Il fut caractérisé par des prises de positions radicales.

 

V. la portée sémantique des sobriquets des élèves et enseignants et leurs provenances

1. Acajou : Bois rouge dur employé en menuiserie, en ébénisterie. Ce sobriquet sera repris par les jeunes pour signifier la qualité et la couleur vive de cet arbre et la dureté.

2. Adelard (Mayanga): Footballeur congolais. Milieu de terrain offensif, il a été meneur de jeu de l'AS Vita-Club. Ce sobriquet est repris par les jeunes pour s'identifier à la qualité du jeu de ce dernier.

3. All right= tout (est) droit, locution anglaise devenue sobriquet par les jeunes pour signifier que tout va bien, en désignant les personnes optimistes.

4. All together: tous ensemble. Ce sobriquet anglais désigne aussi une personne performante en langue anglaise.

5. Amstrong : astronaute américain ; il fut le premier homme à marcher sur la lune. Ce sobriquet américain signifie la recherche scientifique.

6. Antigone : Personnage de la mythologie grecque condamné à mort pour avoir, malgré les ordres du Roi Créon, enseveli son frère Polynice. Ce personnage sera repris par Sophocle et Jean-Anouilh. Ce sobriquet sera également repris par les jeunes pour désigner la détermination et la révolte. L’amour devient ainsi plus fort que le devoir

7. Archimède : Savant grec. Son œuvre scientifique est considérable, il formula le principe  «Tout corps plongé dans un fluide subit une poussée verticale, dirigée de bas en haut, égale au poids du fluide ». Ce sobriquet est repris par les jeunes pour signifier la scientificité, l’intelligence.

8. Aristote : philosophe grec, il est fondateur de la logique formelle. Ce sobriquet repris par les jeunes désigne le raisonnement.

9. Aristote : Grand philosophie grec, le père du syllogisme, le grand maître : « le magister dix ».

10. Atala : Personnage romantique de Chateaubriand parlant de l’amour de deux sauvages qui a pour cadre les paysages exotiques d’Amérique. Ce sobriquet sera repris par les jeunes pour désigner la passion religieuse et romantique.

11. Bacchus : Dieu romain du vin, de l’ivresse et des débordements

12. Beethoven : Compositeur allemand, enfant prodigue de l’époque. Ce sobriquet est tiré de l’histoire de l’Allemagne et repris par les jeunes pour désigner l’art d’Orphée en s’identifiant à cet artiste.

13. Bismarck : homme d'Etat prussien caractérisé par un régime dictatorial, autoritaire. Ce sobriquet indique une attitude autoritaire et la grandeur.

14. Bulldozer : engin de terrassement sur tracteurs à chenilles, très puissant. Ce sobriquet désigne à la fois, la puissance et la rapidité dans le travail.

15. Cadavre : corps d'un homme ou d'un animal mort. Ce sobriquet repris par les jeunes désigne toujours la force motrice et musculaire du joueur qui en battant les autres les transforme en cadavres.

16. Caligula : homme politique romain ; sa conspiration contre le Sénat fut dénoncée par Cicéron et écrasée à la bataille de Pistoia. Ce sobriquet indique la perfidie, la grandeur et la force.

17. Campagnard : Qui s’occupe des activités rustiques

18. Cannibale : anthropophage, qui dévore les animaux de sa propre espèce. Ce sobriquet collé aux jeunes signifie la rapacité, la capacité de nuisance, des joueurs qui dominent toujours les autres de par leurs performances.

19. Caton l'Ancien : homme politique romain ; il incarna la politique conservatrice de l'oligarchie sénatoriale. Il s'attacha à briser le pouvoir des Scipion et la puissance de Carthage. Ce sobriquet indique la force, la grandeur et le patriotisme.

20. Cercueil : Long coffre dans lequel on enferme le corps d’un mort. Ce sobriquet repris par les jeunes désigne le danger

Par Mokoha Monga-Adogo J-Baudouin , dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024