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« Philippe Elebe Lisembe, un dramaturge congolais imprégné de l’idéologie communautariste du salongo.  Etude dramaturgique ». 

Auteur : Jean-Fidèle MONGALA Mbunzu,   Chef de Travaux / ISP-Buta. 

 

Résumé : Le théâtre congolais est dynamique et aborde divers thèmes et particulièrement des thèmes sociopolitiques. Ce faisant, Philippe Elebe Lisembe a réussi à théâtraliser dans le fond et dans la forme le roman de Jacques Roumain. Ainsi, dans cet article, pour bien nous imprégner de l’idéologie du salongo qu’incarne l’écrivain, nous procèderons à l’analyse de son œuvre Chant de la Terre/Chant de l’Eau, en termes de fonctionnement, des structures narratives, de la dénégation et de l’illusion au théâtre.

 

Mots clés : roman – théâtralisation – dialogue – Roumain – Lisembe – communautarisme – femmes – terre - eau

I.  Le fonctionnement du théâtre Chant de la Terre/Chant de l’Eau, comme message et expression-stimulation

                      En 1973, fort de l’expérience de l’idéologie du « Salongo » qui a caractérisé les travaux collectifs pendant la deuxième République, Lisembe s’est rendu compte que pour toucher son public en vue de l’inciter à se prendre en charge, il a fallu choisir le théâtre et publier Chant de la Terre/Chant de l’Eau.

En effet, pour réinstaurer la vie à Fonds – Rouge, le sujet Manuel part à la quête de l’eau et de la réconciliation. Manuel signe un contrat avec lui-même d’accomplir sa mission, même au prix de son sang. Ce qui lui donna un double statut : il devint à la fois destinateur et sujet. Il affrontera des épreuves comme les difficultés pour trouver l’eau, les obstacles à la réconciliation.

Il sera victorieux malgré l’opposition de Gervilen, d’Hilarion, du désir de vengeance de certains paysans. Son adjuvant est sa foi dans la vie, Annaïse, Delira, son expérience syndicaliste à Cuba et même sa mort contribuera à la réussite de projet, grâce à l’esprit de la relève,  inculqué dans la personne de Laurelien.  L’eau est ramenée au village par le coumbite général. Le manque est comblé parce que le destinataire (Fonds – Rouge), est vivable.

C’est une idéologie matérialiste marxiste. Matérialiste pourquoi ? Avec un pied dans la pensée matérialiste, Philippe Elebe Lisembe repose la question relative à la nécessité pour l’homme de croire en ses propres moyens matériels, et de se « communautariser ». Marxiste pourquoi alors ? L’explication que Philippe Elebe Lisembe  tente de donner à l’origine de l’oppression et de la misère de ceux qui sont défavorisés, en donne témoignage. Sa conception de l’État, de l’économie et de la religion nous en dit mieux  aussi.

Tout compte fait, Philiphe Elebe Lisembe  semble avoir été hostile à la religion. Dans l’histoire, par l’établissement de la preuve que les opportunités de changement n’étaient que dans l’action humaine, Manuel a fini par ébranler les croyances religieuses à Fond-Rouge. À la lumière des opinions de Manuel et pour reprendre les propos de Marx, pour Philipppe Elebe Lisembe, parler de la religion, c’est évoquer « l’opium du peuple », c’est-à-dire l’illusion qui l'empêche de changer ce qui pourtant devrait l’être.

Selon Marx, pour en finir : « L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est une exigence de son bonheur réel. La critique de la religion désabuse l’homme afin qu’il pense, agisse, crée sa réalité comme un homme désabusé, parvenu à la raison, afin qu’il se meuve autour de son véritable soleil, c’est-à-dire autour de lui-même. » On peut rapidement remarquer que, pour Marx, le découragement aux pratiques religieuses, ou la disparition même de la religion, a un avantage déterminant : celui d’amener l’être humain à prendre conscience de son état qu’il peut lui-même améliorer, et des moyens matériels immédiats dont il dispose pour y arriver.

Par ailleurs, comme chez Marx, la définition fondamentale de l’être humain dans la pièce théâtrale  réside dans sa nature, sa capacité à produire ses propres moyens d’existence : l’individu est donc celui qui est obligé de travailler, celui pour qui travailler en vue d’améliorer le « vivre » constitue un élément caractéristique : une confiance en la vertu laborieuse.

Ainsi les villageois ont-ils fini par poser eux-mêmes les actes pour rendre la vie meilleure à Fond-Rouge. Cette même idée peut se poursuivre jusqu’à l’aspect traitant de l’économie où l’on remarque que celle-ci est présentée comme étant meilleure quand elle est socialisée exactement comme le souhaite la pensée marxiste.

                       Ainsi que nous l’affirme Bertin Makolo Muswaswa, « le théâtre est la représentation d’une action, d’une série de faits. Il est considéré pour cette raison comme forme de récit, et il peut être étudié dans la même perspective que les récits. » (Makolo Muswaswa, B., 1992 :13). Pour interpréter cette œuvre, nous partons de l’analyse du type de parole, des procédés aussi bien énonciatifs, textuels, lexicaux, grammaticaux que rhétoriques, et pour décrire les macrostructures de l’œuvre, nous recourons à la narratologie.

 « Ainsi, le théâtre ne peut se définir que dans cette polysémie paradoxale (à la fois texte et spectacle vivant), dans ce balancement presque contradictoire entre l’éphémère (le temps de la représentation, toujours unique) et le permanent (le temps figé de l’écrit), dans cette rencontre des acteurs et d’un public, la réception des uns influant sur le jeu des autres, dans ce jeu de comédiens, fait de répétition et d’improvisation, signe même du théâtre, genre de la variation. Art des tensions, le théâtre puise dans ces entredeux son inépuisable richesse » (Bordas, E., et alii, 2015 : 206).  

          La pièce de théâtre Chant de la Terre/Chant de l’Eau s’inscrit dans un registre tragique par l’intertextualité avec le roman de Jacques Roumain Gouverneurs de la Rosée. Elebe Lisembe a effectué sur le roman de Jacques Roumain un travail de transformation textuelle pour obtenir Chant de la Terre/Chant de l’Eau, une œuvre théâtrale. A ce  propos Anne Ubersfeld écrit :

 « a) Le texte de théâtre est présent à l’intérieur de la représentation sous sa forme de voix, de phone ; il a une double existence : d’abord il précède la représentation, il l’accompagne. b) En revanche, il est vrai qu’on peut toujours lire un théâtre comme non théâtre, qu’il n’y a rien dans un texte des dialogues de roman, dans les didascalies des descriptions : on peut toujours « romaniser » une pièce comme on peut inversement théâtraliser un roman… » (Ubersfeld, A., 1996 : 16)  

On peut toujours lire le texte de théâtre comme non théâtre, tel est le cas de notre étude « Chant de la Terre/Chant de l’Eau ». Il n’y a rien dans le texte de théâtre qui interdit de le lire comme un roman, de voir dans les dialogues, de voir dans des didascalies, des descriptions comme celles du roman.

         Par rapport aux voix de ce texte théâtral, l’auteur Philippe Elebe Lisembe s’efface et se cache derrière la parole des personnages. Les paroles échangées dans les dialogues ont pour destinataire premier le ou les personnage(s), qui forment les interlocuteurs privilégiés des répliques. Puis, les interactions verbales reposent sur un principe dialogal fondamental, puisqu’il met en scène des personnages en situation de communication directe. Le dialogue, la forme attendue du genre théâtral, comprend au moins deux personnages.

                  Et « pour que ces personnages puissent communiquer, il faut que soit respecté, ce que les pragmaticiens appellent le « principe de coopération », c’est-à-dire les interlocuteurs se plient à un certain nombre de règles qui régissent les échanges » (Calas, F., 2015 : 221). Il va sans dire qu’une forme particulière du langage dramatique dénommée « les didascalies » est observée dans cette pièce théâtrale. Ce que désignent les didascalies, c’est le contexte de la communication. Elles déterminent donc une pragmatique, c’est-à-dire les conditions concrètes de l’usage de la parole.

          La distinction linguistique fondamentale entre le dialogue et les didascalies touche au sujet de l’énonciation, c’est-à-dire à la question : Qui parle ? Dans le dialogue, c’est cet être de papier que nous nommons personnage, distinct de l’auteur, qui parle. Dans les didascalies, c’est l’auteur lui-même qui :

  1. Nomme les personnages, indique à chaque moment qui parle et attribue à chacun un lieu pour parler et une partie de discours ;
  2. Indique les gestes et les actions des personnages, indépendamment de tout discours.

          C’est donc une distinction fondamentale, qui permet de voir comment l’auteur ne se dit pas au théâtre. Mais il écrit pour qu’un autre parle à sa place, et non   seulement un autre, mais une collection d’autres par une série d’échange de la parole. Le texte de théâtre ne peut jamais être décrypté comme une confidence ou même comme l’expression de la personnalité, des  sentiments et des problèmes de l’auteur. Au fait, tous les aspects subjectifs sont expressément renvoyés à d’autres bouches. L’écriture du théâtre n’est jamais subjective dans la mesure où, de sa propre volonté, l’auteur refuse de parler à son propre nom. La part textuelle dont l’auteur est sujet, est seulement constituée par des didascalies. Lesquelles didascalies sont justement la part contextuelle du texte. Le dialogue est toujours la voix d’un autre et,  non seulement d’un autre,  mais aussi de plusieurs autres.

          Le problème littéraire de l’écriture du théâtre est ce recouvrement de la parole de l’autre, corolaire du refus de se dire. On distingue plusieurs types de didascalies :

  • Les didascalies internes entrent dans le dialogue théâtral et renseignent sur le jeu des personnages et des acteurs.
  • Les didascalies externes sont « hors » dialogue, à savoir :
  • Les autres didascalies externes, intercalées entre les répliques du dialogue. Leurs fonctions sont diverses, on peut distinguer :
  1. Les didascalies renfermant la composition du texte : acte, scène, tableau ;

 

  1. Les didascalies indiquant les personnages présents en scène, ainsi que leur prise de parole ;
  2. Les didascalies renfermant les indications spatiales : lieu(x) de l’action, décor(s) ;
  3. Les didascalies suggérant le jeu des personnages ;
  4. Les didascalies portant sur la parole des personnages.
  • Les didascalies initiales fournissent la liste des personnages, indiquant leur statut social ou leur lien de parenté avec les autres personnages. Notre œuvre théâtrale comprend des personnages ci-après :
  1. Manuel, jeune paysan haïtien d’environ 25 ans, fils de Bienaimé et de Delira ;
  2. Bienaimé, père de Manuel ;
  3. Delira, mère de Manuel ;
  4. Annaïse, fiancée de Manuel, fille de Beaubrun et de Rosanna ;
  5. Beaubrun, père d’Annaïse ;
  6. Rosanna, mère d’Annaïse ;
  7. Gille, frère d’Annaïse ;
  8. Lianza, parente de Beaubrun ;
  9. Gervilen, jeune paysan, ennemi de Manuel ;
  10. Hilarion, officier de police ;
  11. Florentine, maîtresse d’Hilarion ;
  12. Antoine Simidor, batteur de tam-tam ;
  13. Dormeus, grand-prêtre ;
  14. Laurélien, ami intime de Manuel ;
  15. Nerestan, féticheur ;
  16. Paysans, paysannes.

         Si le « dia-logue » est la forme de base du théâtre, dans laquelle deux personnages au moins échangent des paroles, sous la forme de répliques alternées, il convient de distinguer les diverses formes qu’il est susceptible de prendre : stichomythie (dialogue dans lequel chaque réplique correspond à  un ou des vers), répartie (réplique, réponse faite de vive voix), tirade (suite de phrases, de vers, qu’un des personnages débite sans être interrompu), poly logue (réplique de plusieurs personnages).

          En marge du dialogue, se trouvent deux types de paroles particuliers : le monologue et l’aparté. L’aparté est une réplique prononcée par un personnage, que les autres personnages ne sont pas censés entendre. L’aparté est souvent formé d’une réplique courte, signalée par une didascalie « à part ».

        Dans le monologue, (ou se croyant seul) sur scène, le personnage se parle à lui-même. Cette convention dévoile les artifices du théâtre, dans une situation de communication peu vraisemblable, que l’auteur tentera cependant de rendre dynamique, et crédible aux yeux du spectateur. Le monologue est fréquent dans la tragédie.

        Dans Chant de la Terre/Chant de l’Eau, les personnages recourent au monologue : Manuel s’interroge sur le comportement d’Annaise (à la fin de la scène I), Bienaimé sur le fatalisme de la misère du Nègre (au début de la scène II), et Annaise prononçant des paroles incantatoires devant la tombe de Manuel (scène XVIII).

        La parole semble répartie au premier abord entre les personnages dans les différentes scènes. La pièce théâtrale propose le présent et le passé composé de différentes répliques principales autour d’un renversement constitué d’échanges aussi brefs que longs. Manuel a l’initiative de la parole face à Annaise qui résiste.

                    La concaténation des répliques est particulièrement importante dans cette pièce de théâtre Chant de la Terre/Chant de l’Eau, dans la mesure où elle sert pleinement de discours argumentatif de chaque personnage, lequel reprend les mots ou les idées de son interlocuteur pour les discuter et les réfuter. L’enchainement se fait sur deux modes dominants :

  1. Entre les répliques
  1. Par la reprise des thèmes ‘’voyage’’, ‘’jeunesse’’ dans les scènes I, II ; ‘’travail’’ dans les scènes III, IV ; ‘’religion’’, ‘’exode rural’’ dans la scène V ; ‘’amour’’ dans la scène VI   . ‘’approche genre ou Gender’’ dans la scène VII ; ‘’mariage’’, ‘’sècheresse’’ dans la scène VIII ; ‘’eau’’ dans la scène IX ; ‘’jalousie’’ dans la scène X ; ‘’réconciliation’’ dans la scène XII.
  2. Par l’usage des modalités de la phrase. Des mots phrases, Annaise répond à Manuel, aux répliques 1 et 2 dans la scène I. A l’impératif catégorique, Délira répond à Bienaimé aux répliques 5 et 6 ; Bienaimé à la réplique 8, Manuel à la réplique 10, dans la scène II, où l’enchaînement est souligné par le polyptote temporel affectant le verbe tourmenter, donner, laisser.
  3. Par un système de questions/réponses aux répliques 12 et 13 dans la scène VII, qui reprend les mots interrogatifs (Est-ce que,,,?: Est-ce que tu ne veux pas t’asseoir ?, De quoi…?: De quoi voulais-tu m’entretenir ?).
  1. A l’intérieur des répliques
  1. Par reprise des thèmes voyage, travail, approche genre ou Gender, exode rural, réconciliation dans les différentes scènes.
  2. Par polyptote sur les verbes relevant majoritairement de l’isotopie de la parole exprimant l’action (venir, quitter, tourmenter, demander, donner, offrir, abandonner, raconter, dire, ouvrir, passer, ôter, rire, voir, découvrir, arrêter, entrer, chercher, partir…) et l’état (être).

         Le système énonciatif de cette pièce de théâtre Chant de la Terre/Chant de l’Eau, se caractérise par la mise à distance que chaque personnage opère de lui-même, phénomène qui découvre la théâtralité du texte-de l’autre, par l’affirmation de soi dans la joute verbale qui les rassemble. Ces deux orientations relèvent de la dimension pragmatique de la parole et de la volonté de Manuel de parvenir à convaincre,  non seulement Annaise,  mais également les habitants de son village pour adhérer à son projet. C’est dans l’auto-désignation qu’émerge le dédoublement :

  • Aux 5ème et 6ème répliques dans la scène I, Manuel et Annaise s’affirment par l’emploi de forme tonique (comme ‘’moi’’ : Manuel. - Moi, j’ai quitté ce pays… ; Annaise. – Moi je m’appelle Annaise.). Le pronom personnel ‘’je’’ est sujet des verbes d’action (…j’ai quitté ce village…, j’ai travaillé très dur…, Aujourd’hui, je suis rentré…).
  • C’est dans la désignation de l’allocutaire que se lit l’intimité des univers de croyance :
  • Manuel tutoie systématiquement comme le montrent les pronoms personnels de la 2ème personne du singulier (A la 3ème réplique, scène I, Manuel à Annaise – Tu viens du marché ?) et les impératifs (A la 7ème réplique, scène II, Délira à Bienaimé – Ne me tourmente pas, maudit.)
  • Annaise maintient son intimité à Manuel, toujours par l’emploi du pronom ‘’tu’’ (A la 7ème réplique, scène I,  Annaise à Manuel – Si tu es vraiment un enfant de ce village…) et l’impératif  (A la 2ème réplique, scène VI, Annaise à Manuel – Ote-toi de mon chemin.)

                      Eu égard ce qui précède,  les thèmes universaux abordés sont le voyage, l’amour, le mariage, la jeunesse, l’exode rural, Gender, le travail, l’eau, la réconciliation. Les images semblent des clichés évoquant la vie quotidienne dans son aspect le plus trivial (eau, case, habitant). Mais derrière les mots communs, traversés par un fort dialogisme culturel, se dressent le divorce des points de vue et l’investissement divergent de ces valeurs et ces mots par les personnages.

                     Par le jeu intertextuel qui unit l’œuvre d’Elebe Lisembe à celle de Jacques Roumain, le texte abrite un important lexique tragique qui se vit dans l’antithèse notionnelle de la vie et de la mort « Cette question de l’eau, c’est la vie ou la mort pour nous » (Lisembe, E., 1973 : 60) ; l’emploi de tournures relevant du haut degré (si beau, pâlir, dur et jeune) ; l’usage massif des négations syntaxiques. L’antithèse est l’un des marqueurs de la force de conviction qui s’empare de chaque personnage et les rend totalement insensibles aux arguments de l’autre.

             « Manuel à Délira – Le bon Dieu n’a rien à voir là-dedans.

             Délira à Manuel – Fils, ne mets pas de sacrilèges dans ta bouche. » (Lisembe, E., 1973 :13) ;

              « Annaise à Délira – Mama, notre Manuel n’est pas mort. Il vit en moi. » (Lisembe, E., 1973 :73).

          Le texte du genre théâtral rattache la pièce au type argumentatif :

  • Judiciaire, dans la thèse de Manuel, centrée autour de l’adjectif « vrai », dont la portée est pervertie par le paradoxe :

« Manuel à Délira – Maman, il y a les affaires du ciel et il y a les affaires de la terre…Mais la vie sur la terre des hommes est une bataille sans repos : défricher, planter, sarcler, arroser, jusqu’à la récolte. La terre est comme une bonne femme, à force de la maltraiter, elle se révolte.

Je dis vrai : c’est pas Dieu qui abandonne le nègre(sic), c’est le nègre qui abandonne la terre et il reçoit sa punition : la sécheresse, la misère et la désolation. » (Lisembe, E., 1973 : 13)                                        

  • Délibératif, dans la bouche de Délira, qui rejette ironiquement la thèse de Manuel, son fils :

 « Délira à Manuel – Je ne veux plus t’entendre. Tes paroles ressemblent à la vérité et la vérité est peut-être un péché. » (Lisembe, E., 1973 : 13)

                     Les nombreuses répétitions lexicales sur le terme « femme », par exemple, ou syntaxiques (Manuel – Je parle, je parle. (Il attend que le vacarme s’acquise.) Je parle… (Lisembe, E., 1973 : 46)) sont, comme on l’a vu, au service de la concaténation des répliques et de la structure argumentative du passage.

                     L’apostrophe, l’interrogation et l’antithèse constituent les figures dominantes de cette pièce théâtrale. Mais l’antithèse affecte entre autres :

          • Les personnages (Manuel,Annaise(jeunes)/Délira, Beaubrun, Rosana(vieux)).
          • Les modalités de la phrase (assertion : L’étranger forme et déforme) (LISEMBE, E., 1973 : 19) /négation : Mama, notre Manuel n’est pas mort. (Lisembe, E., 1973 : 73) ; adverbes de la parole (oui et non).  Oui (Délira. - Oui, il faut sauver l’eau… (Lisembe, E., 1973 : 71) /Non (Annaise.- Je sais déjà pourquoi tu as besoin de moi. Non, non, mon cher ami. (Lisembe, E., 1973 : 27))
          • Le lexique (forme/déforme)

 

II. L’analyse des structures narratives de la pièce de théâtre : les macrostructures du texte

                   « Todorov propose pour l’analyse du récit de donner d’abord « l’intrigue » sous forme d’un résumé, où est subordonnée à chaque action distincte une proposition. En même temps, le type de relations existant entre les « propositions » doit être découvert dans le « discours ». (Chabrol, Cl., et alii, 1973 : 152).

              Nous voulons montrer, par exposition, nœud dramatique et dénouement, l’importance et la signification illustrant le fossé entre l’idéal de Philippe Elebe Lisembe et la réalité du monde noir francophone, 46 ans après la publication de sa pièce de théâtre.

                  Publiée aux Editions Pierre Jean Oswald en 1973, cette pièce de théâtre avec XVIII scènes, nous installe confortablement dans un village haïtien, dénommé Fonds-Rouge. La population est en proie à une grande sècheresse et elle a recouru à toutes les pratiques anciennes de danses et de sacrifices rituels de poulets et de boucs pour y mettre fin. Toujours est-il que,  c’était  de la peine perdue,  traduisant le fatalisme et la combattivité des habitants. L’absence de pluie entraine aussi la dureté ou la sècheresse des cœurs. Les valeurs morales et humaines s’effritent. Bienaimé et Delira, respectivement Père et mère de Manuel le héros, sont les premiers personnages de la pièce de théâtre, victimes du fléau. C’est dans cette atmosphère de la misère que leur fils arrive de son voyage cubain. 

                  Son séjour dans les plantations de canne à sucre lui a permis   d’observer les pratiques de l’agriculture moderne. Il a compris l’irrigation et l’exploration de la source. Ses idées révolutionnaires et communistes le poussent à l’action. Il découvre non loin du village un endroit où dort une eau profonde. Son projet est de l’extraire pour sauver les villageois.

                    Alors,  il en discute  avec sa fiancée Annaïse. C’est l’un de plus beaux moment de la pièce théâtrale où le héros étale son idéologie : « Tant qu’on a ses bras en bonne santé, on peut lutter contre les caprices de la nature. La force de l’homme est invincible. Avec la volonté, on peut changer bien des choses. » (Lisembe, E., 1973 : 31) Pour matérialiser cette belle théorie, Manuel va mobiliser tous les villageois en conditionnant passionnément les femmes. Il s’agit de creuser la source et de conduire l’eau au village par un système de radiesthésie. Pour gagner une cause, il suffit de motiver les femmes car dit-on, « ce que femme veut, Dieu   veut ». L’assemblée générale est fixée nuitamment, les femmes ont réussi à convaincre les hommes d’y participer. Manuel expose le projet dont l’application commande la mobilisation de toutes les forces vives du village. A défaut de pluie, l’exploitation de la source par le maraichage est un moyen d’éviter la famine.

                  C’est en ce moment que surgit Gervilen son cousin et rival amoureux d’Annaïse. Il tente de détourner l’assemblée générale qui finit par le chasser. Mais il attend le héros dans l’obscurité et le poignarde mortellement. Manuel maîtrise sa blessure, se traîne jusqu’à la concession familiale. Delira, sa mère, se présente mais son fils obtient qu’elle se taise pour ne pas ameuter le village. Annaïse est appelée à son tour et reçoit même consigne. Hilarion, le chef de la police locale, qui épiait la mobilité de Manuel, pointe son nez à la fenêtre et notifie la pauvre mère, la convocation de son fils. Mais le héros rend l’âme au grand étonnement de la population. Le projet est maintenu et Annaïse conduit les villageois à la source qui jaillit sous l’action salvatrice.

III.  LA DENEGATION ET L’ILLUSION AU THEÂTRE

         Il va de soi que dans le théâtre, la dénégation fonctionne et le spectateur sait parfaitement qu’on ne lui donne pas dans ce monde une image vraie. Du reste, ce qui lui est proposé par la perfection de l’illusion, c’est le modèle d’une certaine attitude devant le monde, une attitude de passivité ou d’action. Le théâtre ne copie pas le monde, ni la réalité. Mais le théâtre Chant de la Terre/Chant de l’Eau   met en scène une certaine image de condition socioéconomique et des relations entre les hommes, et partant sociopolitique. Cette image est construite en conformité avec la représentation que se font les classes dominantes ou les classes dominées, avec le code dominant ou dominé, qui s’impose sans réaction aux spectateurs. 

                   En écrivant sa pièce de théâtre, simple et limpide, une adaptation du roman de Jacques Roumain, Philippe Elebe Lisembe a mis en œuvre plusieurs significations. La sècheresse est le prétexte pour indexer certaines mentalités du monde noir.

                   Il y a la croyance aveugle à certaines traditions ancestrales qui empêchent la communauté noire de vaincre son environnement. Les dangers permanents sont l’immobilisme, l’inaction, le fatalisme, la résignation…

                    Si l’eau du ciel refuse de tomber, il faut exploiter l’eau souterraine. Roumain de qui Philippe Elebe Lisembe s’est inspiré, intellectuel avant-gardiste et éveilleur de conscience, a cru avertir le monde noir des mentalités et des comportements dépassés. Manuel est le héros prométhéen qui défend et véhicule ses idées révolutionnaires et pragmatiques.

                    En outre, ce récit nous enseigne les bienfaits du voyage par l’observation et la restitution. Manuel a valorisé son séjour cubain en appliquant ce qu’il a vu et retenu. C’est ce qui lui a permis d’importer l’irrigation et le maraichage à Fonds-Rouge. Les chefs d’Etat africains et leurs experts parcourent le monde entier depuis plus de 50 ans, mais les mêmes maux persistent.

        « Chant de la Terre/Chant de l’Eau » nous apprend que le plus important réside dans la volonté de l’homme de transformer sa vie, à l’image du boulanger et la farine. Dieu existe pour tous les hommes de la terre et leur a recommandé la recherche du savoir utile. Les Noirs aussi doivent le conquérir par tous les moyens. Là aussi, c’est un gros recul. L’enseignement dans les universités et les écoles, est négligé. Peut-on construire un pays en tuant le génie.

                     Il ne suffit pas d’avoir des idées, mais il faut savoir les appliquer. Manuel a découvert la source, mais il sait que la canalisation et le drainage vers le village dépassent son seul être. Le travail collectif s’offre,  mais la haine sépare les habitants. Son cousin Gervilen, dont il a ravi Annaïse, l’a tué. Manuel prend conscience de l’importance des femmes dans toutes les sociétés. Elles sont fortement mises à contribution dans la dynamique de réalisation du projet. Il est opportun de souligner la problématique de la participation des femmes noires au développement.

                      Au fait, c’est la haine, la jalousie, l’intolérance et la trahison qui sont les mobiles de l’assassinat de Manuel. Le monde noir, en général et, la R.D. Congo en particulier, en souffrent encore énormément. Ces maux sont les obstacles, les vrais freins à l’union, à la concorde, au progrès et au développement du monde noir, République démocratique du Congo en particulier et Afrique en général. Pourtant « Chant de la Terre/Chant de l’Eau » a proposé une orientation à suivre.

                  Le héros a choisi l’intérêt public au détriment du sien. Il savait qu’il allait mourir, mais il fallait taire l’arme de la haine et de la vengeance. Les vivants ne doivent pas payer pour les morts. Sa vieille mère, son vieux père et sa fiancée l’ont compris. C’est ce qui a permis la réalisation du projet qui lui tenait tant au cœur.

                     Combien de  diplômés,  combien de dirigeants et combien de politiciens noirs appliquent cette belle leçon de sagesse contenue dans  ce récit ?

                   Aussi, l’intrusion de la police, donc du pouvoir dans le récit, met à nu la cohabitation difficile entre les dirigeants et le guide, le vrai patriote. La police filait Manuel et surveillait ses actions, ses gestes et ses déclarations. Elle ne le portait à coeur, ferait tout pour l’arrêter avant qu’il ne donne ses idées aux populations, taillables et corvéables à merci. Rares sont les pouvoirs noirs qui n’ont pas prolongé les pouvoirs coloniaux.

                  L’homme engagé fait énormément peur et tous les prétextes sont bons pour le tuer ou le supprimer physiquement, le victimiser  pour ses visées prométhéennes. La liberté de pensée et d’expression reste encore à conquérir véritablement dans beaucoup de pays noirs. Rares sont les pouvoirs noirs qui tolèrent la contestation. Les occidentaux qui les parrainent, se soumettent partout à toutes les flagellations.

                    De surcroit, La politique actuelle de la francophonie prône la diversité et le partenariat entre le français et les langues locales. Jacques Roumain et Philippe Elebe Lisembe ont réussi la cohabitation entre, respectivement le créole et le français, le lingala et le français dans leurs œuvres.

                  Nous faisons nôtre cette pensée du grand Albert Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui le regardent sans rien faire » (djaladjomathematiques.blogspot.is).

   D’où ce récit reste une création littéraire d’actualité. Car les problèmes existentiels soulevés demeurent encore entiers, et mettent en question la fonctionnalité de la littérature dans le monde noir.  Les Noirs comprennent-ils ce qu’ils lisent ? Pourquoi ce fossé entre la conception et l’application ?

 

Conclusion

   S’inscrivant dans la logique de l’idéologie du « service obligatoire » introduit en 1973 (connu aussi sous le nom lingala de « Salongo », et présenté comme une tentative révolutionnaire de recouvrer les valeurs du communautarisme et  de la solidarité inhérente aux sociétés traditionnelles, Elebe Lisembe s’imagine pourtant de théâtraliser le roman de Jacques Roumain, pour s’insérer dans la littérature congolaise.

   En 1973, il s’est résolu  à effectuer sur le roman de Jacques Roumain Gouverneurs de la Rosée, un travail de transformation textuelle pour obtenir Chant de la Terre/Chant de l’Eau, une œuvre théâtrale afin de toucher son peuple par action.

         L’analyse de Chant de la Terre/Chant de l’Eau nous a permis de nous imprégner des caractéristiques propres au théâtre, au mode de fonctionnement du dialogue et aux procédés relevant aussi bien de l’écrit que de la parole.

Par Jean-Fidele MONGALA Mbunzu, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024