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Analyse narratologique des chronotopes dans   

              Mercure, roman d’Amélie Nothomb.[1]

                                        Gisèle Ndonge Agula*

                                   bigifloregie@yahoo.fr   

Résumé

Le roman se définit comme « récit d’un événement imaginaire qui a un commencement et une fin. Un commencement ou une situation initiale qui évolue dans le temps et l’espace, sous l’action de certaines forces, vers une situation conclusive »[2]. Analyser les chronotopes dans un roman, c’est essayer d’interpréter celui-ci dans l’interstice qu’autorise une analyse textuelle déterminative.  Si l’étude du temps dans un roman favorise l’évaluation de la durée des événements rapportés, celle de l’espace donne un sens au roman. Ce dernier peut présenter un espace clos, restreint, avec un lieu unique ou un espace ouvert avec des lieux diversifiés.

 

Mots clés : temps, espace, chronotopes, narratologie, roman.

 

Introduction

Toute œuvre littéraire comprend des instances essentielles qui lui sont constitutives. On distingue alors les études de l’intrigue, des personnages, des thèmes, du temps, de l’espace...

 «Mercure », l’œuvre que nous analysons, est l’un des romans d’Amélie Nothomb, écrivaine belge francophone, publié en 1998 par Albin Michel.

L’étude que nous avons choisie d’appliquer est en réalité une analyse narratologique basée sur le temps et l’espace en commençant par l’intrigue de ce roman. Ladite étude s’articule alors autour de l’intrigue, les instances narratives : le temps narratif et le mode narratif expliqué à partir de l’espace accompagnés de sous-points : les anachronies temporelles, les segments temporels analeptiques, les segments temporels proleptiques, l’espace romanesque : l’espace itinérant du récit et l’espace carcéral du récit. Car, « le texte narratif raconte un événement et en situe le déroulement dans le temps et l’espace ».[3]

  1. L’intrigue

La forme primitive du mot « intrigue » et son étymologie expliquent son sens en littérature : « l’intrigue, dont le rôle est de susciter l'intérêt, d’éveiller la curiosité du lecteur (ou du spectateur) et de le tenir en haleine, trompe cette curiosité, l’excite pour mieux la satisfaire en opposant et en mettant en lutte des événements, des intérêts, des situations, et en enveloppant leur mêlée d’une savante dose d'obscurité d’où se dégagera plus tard la lumière »[4].

Wellek et Warren définissent l’intrigue comme « l’histoire ou la succession des faits racontés »[5]. En d’autres termes, c’est l’histoire racontée dans une ouvre littéraire.

Ainsi, « Mercure » relate l’histoire de Hazel, une jeune femme au seuil de ses vingt-trois ans. Elle est enfermée dans une île nommée Mortes-Frontières par Omer Loncours, un vieux loup de mer septuagénaire. Grâce à la ruse et à un piège habilement construit, Omer Loncours fait croire à Hazel qu’elle a été défigurée suite à un bombardement survenu en 1918, au cours de la première guerre mondiale pendant laquelle ses parents ont péri. Retenue captive dans un manoir où toute surface réfléchissante a été bannie, Hazel ne sort jamais du manoir et souffre de cette fatalité du destin. Le seul miroir accessible est celui que, selon Stendhal, « on promène le long du chemin », le roman. Un jour, une jolie infirmière, Françoise Chavaigne, débarque sur l’île pour soigner la jeune Hazel. A son arrivée, le vieillard lui impose une seule règle : ne pas poser de questions.

Tandis que des relations de plus en plus confiantes se nouent entre l’infirmière et la malade, l’infirmière découvre les éléments d’un mystère et un drame qui tiennent à l’étrange loi que le vieil homme fait régner sur cette île. Elle tente de mettre fin au stratagème du vieux capitaine. Après quelques recherches, Françoise apprend également que Hazel n’est pas la première à se faire  prendre dans ce jeu puisque, plusieurs années auparavant, Adèle, première prisonnière  des mensonges de Loncours, s’est suicidée après avoir passé dix ans auprès de lui. Pour que ce dernier, ne réussisse pas cette horrible machination une deuxième fois, Françoise veut révéler la vérité à Hazel, mais elle se fait prendre. Désormais enfermée elle aussi, elle use d’astuces pour se libérer avec Hazel. A ce moment de l’histoire, deux dénouements s’offrent au lecteur. Le premier est heureux et le second s’avère au contraire, être un échec.

On découvre en lisant ce roman que l’intrigue n’est pas complexe. Le journal de Hazel ouvre l’action romanesque par le récit qui annonce son angoisse existentielle au seuil de ses vingt-trois ans. Un être fragile, brisé qui s’exprime à travers le flux de conscience de ses monologues intérieurs et s’enferme dans un monde sans issue. C’est donc, la situation initiale. Dans ce début, le personnage de Hazel se pose comme narratrice. Dans la suite, le récit nous présente un autre narrateur qui commence par présenter la directrice de l’hôpital de Nœud, qui mandate Françoise Chavaigne, la meilleure de ses infirmières pour l’île de Mortes-Frontières le 02 mars 1923. Il termine sa narration le 31 mars 1923, quand Omer libère les deux jeunes femmes et se suicide après leur départ.

L’histoire suit l’ordre des événements de la vie d’un homme, même si pendant la narration, il fait allusion aux événements passés. Les personnages qui jouent l’action dans un roman sont généralement placés dans un environnement. L’action se déroule dans un temps et dans un espace plus ou moins définis.

  1. Les instances narratives

La narratologie genetienne est une analyse structurale des formes et des procédés dans le champ de la fiction. « Regroupés sous le terme générique de chronotope, l’espace et le temps constituent des notions essentielles dans le roman, en ce qu’ils sont des unités incontournables de cette structure qu’est le récit »[6]. L’instance narrative se conçoit comme une articulation entre la voix narrative, le temps de la narration et la perspective narrative. Autrement dit, l’analyse s’effectue en posant ces questions : Qui parle ? Quand raconte-t-on par rapport à l’histoire ? Par qui perçoit-on ? L’étude de l’instance narrative favorise donc la compréhension des relations entre le narrateur et l’histoire à l’intérieur d’un récit donné.

En effet, on ne peut imaginer un récit achronique ou a-topique, les personnages évoluent dans un espace - temps en relation avec leur thymie, c’est-à-dire leur humeur, leur comportement. D’où cette étude de l’espace et du temps du récit. L’un aide à « ancrer » l’histoire dans le réel, et l’autre l’organise dans celui-ci. Ce faisant, l’espace et le temps produisent ensemble des effets de sens.

Pour comprendre l’espace et le temps du récit ou de la narration de «Mercure », il faut passer par  sa structure interne et donc par la composition même du roman. Le roman relate l’histoire de Hazel, une jeune femme au seuil de ses vingt-trois ans, enfermée dans l’île de Mortes-Frontières par Omer Loncours, vieux loup de mer septuagénaire. Le roman s’ouvre sur le Journal de Hazel, sur la parole intérieure du personnage qui souligne son incapacité de s’exprimer : « pour habiter cette île, il faut avoir quelque chose à cacher. Je suis sûre que le vieux a un secret. Je n’ai aucune idée de ce que ce pourrait être ; si j’en juge d’après les précautions qu’il prend, ce doit être grave »p.9. Le récit marque déjà un premier dédoublement, celui de la situation initiale puisque, suite à cette partie où le personnage de Hazel se pose comme narratrice, l’histoire proprement dite débute à nouveau en employant plutôt une narration à focalisation externe. « Le 02 mars 1923, la directrice de l’hôpital de Nœud mandata Françoise Chavaigne, la meilleure de ses infirmières » p.15.

Le dénouement de ce roman qui fait écho au commencement du récit est lui aussi l’objet d’un dédoublement puisque comme le mentionne Amélie Nothomb : « Ce roman comporte deux fins. Ce n’était pas délibéré de ma part. Il m’est arrivé un phénomène nouveau : parvenue à cette première fin heureuse, j’ai ressenti l’impérieuse nécessité d’écrire un autre dénouement… » p. 205. Le procédé du dédoublement employé par l’auteure donne donc forme au récit et s’impose à la manière d’une structure fondamentale du texte.

    1. Le temps narratif

Le temps est la période historique au cours de laquelle l’action est censée se dérouler, sa durée, la façon dont la narration rend compte, le temps de la lecture. Pour Genette, «  le récit est une séquence deux fois temporelle…: il y a le temps de la chose-racontée et le temps du signifiant. »[7]. L’analyse du temps amène à la signification de l’œuvre car « Le temps produit des effets de sens »[8]. Son étude s’impose également dans « Mercure ».

Ce roman relate l’histoire d’amour d’un vieillard qui séquestre, dans une île quasi-déserte, une jeune fille rescapée d’un bombardement et qui en est sortie défigurée, selon le vieil homme qui ne veut pas que la jeune fille voit son visage. En guise de reconnaissance pour l’hospitalité reçue, la jeune femme consent à avoir des rapports intimes avec son hôte. Ce dernier engage une infirmière pour s’occuper d’elle. L’infirmière ne tarde pas à découvrir le pot-aux-roses et fait tout pour la secourir, même si pour le faire, elle met sa propre vie en danger.

Le roman est écrit au passé par rapport au temps de l’histoire. Nous parlons ici du temps de la fiction. Ainsi, étudier ce temps, c’est, selon Genette, « confronter l’ordre des événements ou segments dans l’histoire, en tant qu’il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu’on peut l’inférer de tel ou tel indice indirect »[9]. En d’autres termes, il s’agit d’établir la chronologie ou l’ordre des événements narrés, à partir des indications temporelles. « Chaque soir, le tuteur et la pupille dînaient en tête à tête. (p.42). Chaque après-midi, l’infirmière revenait à Mortes-Frontières  (p.53). De six à douze ans, cette amitié fut mon univers. (p.54). Au milieu de la nuit, elle se réveilla en proie à la panique. (p.59). Après ses courses à la pharmacie, Françoise alla au café… quelques jours plus tôt, elle avait surpris l’un d’eux à lire la posologie d’un médicament de sa trousse. (p.69). Des dizaines de femmes étaient mortes à l’hôpital de Nœud en 1903, car c’était une année comme les autres » (p.73)

Le temps du récit est ici organisé autour des événements. Ces quelques indications temporelles attestent   suffisamment que l’organisation du temps dans le récit participe à l’organisation de celui-ci, en même temps qu’il produit des effets de sens.

      1. Les anachronies temporelles

En nous référant de Genette, « étudier l'ordre temporel d'un récit, c'est confronter l'ordre de disposition des événements ou segments dans le discours narratif à l'ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l'histoire, en tant qu'il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu'on peut l'inférer de tel ou tel indice indirect »[10]. Les anachronies narratives sont les différentes formes de discordances entre l’ordre de l’histoire et celui du récit.

En parcourant ce roman, nous découvrons combien l’auteure sait manipuler les anachronies temporelles. Tout en concourant à ralentir le cours normal du récit, les anachronies narratives permettent au narrateur de revisiter le passé, de maîtriser le présent et de projeter l’avenir. Elles se manifestent sous deux formes : les recours aux analepses et aux prolepses. Tandis qu’une analepse est « toute évocation après coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve…, une prolepse est « toute manœuvre narrative consistant à raconter ou à évoquer d’avance un événement ultérieur à ce point de l’histoire où l’on se trouve »[11]. Les prolepses sont des anticipations, c’est-à-dire des événements qui annoncent l’avenir.

      1. Les segments temporels analeptiques

Selon Charles Salé, les analepses « sont des récits de rétrospection des séquences antérieures qui servent à éclairer le lecteur sur la vie du personnage ou d’un ‘antécédent’ »[12]. Nous pouvons donc dire que une analepse est un flash-back ou un retour en arrière  ou encore une rétrospection. C'est le retour du récit d'une action passée par rapport à l'histoire suivante. La mémoire,  c’est le passé, les réminiscences, autrement dit, c’est le retour en arrière dans le Une analepse, c’est le retour en arrière dans le temps, la déchronologie, ou encore toute évolution après coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve, et qui joue, le plus souvent, la fonction explicative, permettant ainsi de donner de l’information et d’éclaircissement sur des situations passées.

En lisant « Mercure », nous pouvons facilement conclure que du trio (Françoise-Hazel-Loncours) tient en deux anniversaires : celui le 01 mars et celui de Loncours le 31 mars : « 1923 est un superbe millésime, (dit le vieux). Le 1er mars, j’atteins l’âge de soixante-dix-sept ans ; le 31 mars, tu auras vingt-trois ans. Fabuleux mois de mars 1923, qui nous fait totaliser un siècle à nos deux ! » (p.11) bien qu’un épisode relate une histoire datée de cinq ans.  Avant l’arrivée de Françoise sur l’île, Hazel était déjà avec le capitaine depuis cinq ans. C’est Hazel, elle-même, qui le dit dans son journal au début du roman : « Ce rafiot, je  l’ai pris une seule fois, il y a bientôt cinq ans… quand le capitaine m’a recueillie, il y a cinq ans… » pp.9-12.

Un autre fait analeptique c’est le récit du bombardement dans cette œuvre. Ici, l’auteure parle de la première guerre mondiale. Elle parle des bombardements aériens et du nombre important de morts durant cette guerre. L’un des personnages du livre, Hazel, a vécu cette tragédie et la raconte à Françoise : «  Il est vrai que, depuis 1918, je pourrais à nouveau être polonaise. Mais depuis un certain bombardement de 1918, je ne suis plus rien… je me suis réveillée orpheline, sur une civière. C’était le cas de beaucoup de gens, en 1918. » pp.33-34.

Hazel semble être au seuil de la mort lorsqu’Omer Loncours la découvre et l’amène sur l’île de Mortes-Frontières : « Tanche était jonchée de corps mutilés et de presque cadavres après une série de bombardements aériens… Arrivèrent des brancardiers qui déposèrent sur le sol, à côté de moi…un corps recouvert d’un linge – un nouveau parmi tant d’autres. Je pensais que c’était un mort de plus quand un brancardier avertit les infirmiers : ‘ Elle vit encore. Ses parents ont été tués sur le coup’. Hazel regardait autour d’elle avec perplexité, l’air de se demander si c’était ça l’enfer. Puis elle posa sur moi des yeux inquisiteurs. ‘Etes-vous mort ou vivant ?’» p.33. Hazel se rappelle encore de cet événement triste et affreux lorsqu’elle parle de sa majorité. « C’était le 31 mars 1918. Le jour de mes dix-huit ans-un âge où l’on s’attend à être jolie. Le bombardement avait lieu début janvier, mes blessures avaient eu le temps de se cicatriser. » p.36

Le bombardement, le nombre de morts, les enfants restés orphelins en 1918, sont des allusions à la première guerre mondiale, celle de 1914-1918. Considérée comme un des événements marquants du XXème siècle, cette guerre totale a atteint une échelle et une intensité inconnues jusqu’alors. Elle a mis en jeu plus de soldats, provoqué plus de morts et causé plus de destructions matérielles que toute autre guerre. « Cette guerre fut surtout le fait de deux grandes alliances : la Triple-Entente, composée de la France, du Royaume-Uni et des empires qu’elles contrôlaient en tant que grandes puissances coloniales. Plusieurs Etats se joignirent à cette coalition dont la Belgique, envahie par l’Allemagne et qui fit appel à la France et au Royaume-Uni, garantes de son indépendance. Et la triple Alliance était initialement constituée de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie et des empires qu’elles contrôlaient.[13]

      1. Les segments temporels proleptiques

S’agissant de la prolepse, Genette la définit comme « l’anticipation »[14]. La prolepse est donc une anticipation, ou encore un récit anticipé d'une action qui ne s'est pas encore déroulée. Ici, le narrateur anticipe des événements qui se produiront après la fin de l’histoire principale. Les prolepses ou anticipations sont des séquences du récit présentés ultérieurement, donc avant coup, au moment où l’on se trouve.

Dans l’œuvre sous analyse, nous relevons des prolepses dès le début de l’histoire, étant donné que Hazel sait que la meilleure façon pour le capitaine de fêter son anniversaire est celle de la rejoindre dans son lit, Hazel dégoûtée de cette habitude, a peur et elle tombe malade pour que le vieux ne réalise pas son projet. « Dans vingt-neuf jours ce sera mon anniversaire. Je voudrais que ce soit déjà passé. L’année dernière, pour cette même occasion, le vieux m’avait fait boire trop de champagne ; je m’étais réveillée le lendemain matin, nue sur la peau de morse qui sert de descente à mon lit, sans le moindre souvenir de la nuit. Ne pas se rappeler, c’est encore le pire. Et que m’arrivera-t-il pour cette abjecte célébration de notre centenaire ? Il ne faut pas que j’y pense, ça me rend malade. Je sens que je vais vomir à nouveau. » p.13. C’est ce qui pousse le capitaine à faire venir une infirmière, Françoise pour soigner Hazel. Cette histoire se termine le 31 mars lorsque le capitaine libère les deux jeunes femmes et se suicide après leur départ. « Les deux amies montèrent sur le rafiot. La cadette, livide, contemplait l’île qui s’éloignait. L’aînée, radieuse, regardait la côte qui s’approchait. (p.201)… Peu avant leur départ, elle reçut une dépêche qui lui annonçait le suicide de Loncours. Il y avait une note du capitaine pour elle : Chère mademoiselle, je compte sur vous pour que Hazel ne sache rien de ma mort. Omer Loncours, Mortes-Frontières, le 31 mars 1923 » (p.203).

Cependant, le reste de l’histoire, qui a duré plus longtemps est simplement évoqué puisque la progression de l’histoire l’exige. Cette dernière commence le 2 mars lorsque Françoise est envoyée par sa responsable pour soigner le capitaine qui semble être malade : « Le 2 mars 1923, la directrice de l’hôpital de Nœud manda Françoise Chavaigne, la meilleure de ses infirmières. – Je ne sais que vous conseiller, Françoise. Ce capitaine est un vieux maniaque. Si vous acceptez d’aller le soigner à Mortes-Frontières, vous serez payée au-delà de vos espérances.» (p.15.) se poursuit et se termine un certain 2 mars 1973 lorsque Françoise dévoile la vérité à Hazel comme témoigne cet extrait : «  Le 2 mars 1973, Mlle Chavaigne vint s’asseoir  au bord du lit de Mlle Englert et lui dit : - Aujourd’hui, il y a très exactement cinquante ans, je vous rencontrais. - Est-ce possible ? -  Eh oui. Nous ne sommes plus toutes jeunes… A présent, Hazel, je peux bien vous le dire. Elle lui raconta tout, depuis l’incendie guadeloupéen. Hazel était pétrifiée. En guise de conclusion, l’autre eut cette phrase : - Ne vous mortifiez pas. Pour ce qu’il en reste, aujourd’hui, de votre visage… » pp.224-225.

En effet, le réalisme temporel est plus prononcé que pour l’espace. D’autres indications dans ce roman que nous n’avons pas épinglées peuvent aussi rendre compte de l’organisation temporelle. Nous pouvons les appeler « le temps allusif » car elles nous renvoient à une histoire qui s’est déroulée dans le passé.

    1. L’espace romanesque

Généralement, l’espace se présente comme le lieu d’engendrement des plusieurs petites histoires, du récit en tant que scène. Considéré dans la perspective de l’écriture romanesque, l’espace est une fonction.  Nous entendons par l’espace romanesque, les différents lieux où se déroule l’intrigue. Le choix de l’espace n’est pas fortuit, ni futile dans ce roman. Les lieux mis en évidence s’organisent et produisent du sens. Leur organisation est fonction de l’organisation même de la narration. En ce sens, le déploiement de l’espace qui est « une donnée fondamentale de l’action »[15] correspond à la construction et à la progression de l’intrigue. Analyser l’espace revient à répondre à la question « où se déroule l’action ? « Quelle signification suggère-t-elle ? »

L’analyse des espaces dans Mercure révèle deux catégories spatiales l’espace itinérant et l’espace carcéral, c’est-à-dire un espace externe ouvert et un espace interne clos. Dans ce roman, les événements racontés se situent dans un seul cadre qui est l’île de Mortes-Frontières. Cet espace n’est pas complexe ni inextricable. C’est-à-dire que les lieux ne se multiplient pas et ne se confondent pas. Et puisque l’espace est un support narratif, il sert aussi à fixer et à particulariser les actions des trois principaux personnages qui sont Françoise Chavaigne, Hazel Englert et Omar Loncours.

Nous emploierons, dans un premier niveau, pour identifier les lieux, la disjonction ouvert/clos. Dans cette optique, nous effectuerons une première classification matérialisée, d’une part, par la présentation du lieu ouvert et, d’autre part, par celle du lieu clos.

      1. L’espace itinérant du récit

L’espace itinérant ou l’espace ouvert est l’espace de la projection des désirs des personnages. Cet espace est dynamique et les personnages circulent, se déplacent. Nous rappelons que le rôle de l’espace est essentiellement de permettre à l’intrigue d’évoluer

(séparation/rencontre, départ/retour). Il sert de décor à l’action. Il peut aussi renseigner sur l’époque et le milieu social. Il permet de révéler la psychologie des personnages.

Dans Mercure, l’action se découle à L’île de Mortes-Frontières. On l’aperçoit à l’horizon. Le roman s’ouvre par ces mots du narrateur : « pour habiter cette île, il faut avoir quelque chose à cacher…une fois par jour, un petit bateau quitte le port de Nœud pour gagner Mortes-Frontières. »p.9.

Mortes-Frontières est à la fois le point de départ et de chute d’une histoire amoureuse entre le capitaine Loncours et Lazel. Son cadre spatial est le manoir, la seule habitation de l’île où les deux vivent loin de tout reflet comme de toute autre société humaine.

Pour son insularité, Mortes-Frontières nous plonge dans l’univers d’un amour en cage, enfermé dans une demeure spécialement construite pour y retenir la convoitise d’un homme, la capitaine, loin de tout regard et du reste du monde. C’est une sorte de huis-clos qui ne dit pas son nom.

Omer Loncours et Hazel sont éloignés de la terre ferme parce qu’habitant sur une île solitaire, qui finalement est un infini astral pour les habitants de Nœud. « Mortes » parce que le monde a oublié cette propriété au profit de la prédation du vieux capitaine. Sinon, les frontières ne sont pas mortes. Elles sont bien là, justifiées par la présence des sbires qui fouillent les rares privilégiés appelés à découvrir ce monde de passion fatale, de l’imposture et de l’absolu amoureux, du délicat passage entre illusion et vérité. « Une fois par jour, un petit bateau quitte le port de nœud pour gagner Mortes-Frontières. Les hommes du vieux attendent au débarcadère ; les provisions, le courrier éventuel et cette pauvre Jacqueline sont fouillés… A bord du rafiot, Jacqueline prévient Françoise :- vous serez fouillée, ma petite. Et par des hommes. »pp.9-16

Toutefois, Amélie invente les noms des lieux, change la fonction de ceux-ci. Mortes-Frontières et Nœud ne représentent pas de véritables endroits. De plus, elle fait souvent le jeu des mots avec les noms qu’elle  invente. Et les autres lieux propres à l’histoire des personnages : les origines française, américaine et polonaise de Hazel notamment. Les lieux qui les évoquent n’appartiennent pas à la fiction. Ils contribuent à l’effet de « réel ».

2.1.2. L’espace carcéral du récit

L’espace carcéral ou l’espace clos est le plus récurrent dans Mercure. C’est le « manoir », le château où vit le capitaine avec sa pupille Hazel : « Après l’inspection, Françoise remballa sa trousse de soins, jacqueline ses légumes elles marchèrent jusqu’au manoir quelle belle maison, dit l’infirmière ! »p.17.

L’espace carcéral est aussi le lieu de la parole, les personnages se rencontrent et tissent des liens avec d’autres, la sympathie devient complicité, puis amitié, enfin fusion. C’est ce que nous livre l’auteure à travers l’histoire de ces deux prisonnières : Hazel et Françoise.

 C’est dans ce manoir que Françoise découvre Hazel et use de tous les moyens pour sortir cette dernière de l’imposture dans laquelle le capitaine la fait vivre. On peut se poser la question du pourquoi de cette disposition topographique. Comme l’auteure l’indique dans une interview accordée à Ardisson en 2000, c’est le huis-clos et ses effets qui sont recherchés : « Mon unique sujet à travers tous mes romans ce sont les relations humaines : mettre quelques êtres humains ensemble, dans un lieu clos et regarder ce qui se passe[16]

De plus, dans ce roman, Amélie inclut des endroits qui lui sont chers, habituellement des endroits où elle a déjà vécu. Ces lieux exercent la fonction d’ancrage dans le réel. Ils contribuent également à la construction, à la progression de l’histoire. Nous pouvons citer : New York, Paris, Japon, Chine, etc. « Quand j’avais douze ans, un grand paquebot qui venait de New York m’a amenée à Cherbourg avec mes parents. De là, nous avons pris le train pour Paris. Puis pour Varsovie. – Mon père était polonais. Il a émigré à New York où il est devenu un riche homme d’affaires. A la fin du siècle dernier, il a rencontré à Paris une jeune Française qu’il a épousée : ma mère, qui alla vivre avec lui à New York où je suis née. – Vous avez donc trois nationalités ! C’est extraordinaire. » p.33.

Amélie a été fortement influencée par le Japon et la Chine. Elle a adoré l’un et détesté l’autre. Elle se réfère à ces deux pays qui l’ont profondément marquée. En effet, son personnage, Omer Loncours, a été, lorsqu’il était jeune, forceur de blocus en mer de Chine. En ce qui concerne le Japon, l’auteure raconte, par la voix de Hazel, la technique particulière des princesses japonaises du temps jadis pour se faire laver les cheveux. Elle démontre ainsi sa grande connaissance de la culture japonaise. Cet extrait du texte lors de l’une des conversations entre Hazel et Françoise nous le démontre : « Savez-vous comment les japonaises se lavaient les cheveux autrefois ? Je vous parle des princesses, bien entendu… Quand la chevelure d’une princesse donnait des signes de mal propreté, on attendait un jour de soleil. La noble demoiselle allait alors à la rivière avec ses dames de compagne… Chacune prenait l’une des mèches interminables, la fouillait jusqu’à la racine, l’imprégnait de poudre de bois précieux … » p.117.

Ainsi, l’espace est construit de manière à exercer d’abord la fonction d’ancrage référentiel dans un espace « réel ». Il permet ensuite de saisir dans le temps les événements et les actions des personnages dans deux mondes à la fois opposés et étroitement liés pour la continuité du récit.

Conclusion

Nous venons découvrir à travers ces analyses combien le temps et l’espace s’interprètent concomitamment tout au long de roman, «Mercure » d’Amélie Nothomb. Son originalité se trouve dans l’utilisation particulière de ces deux unités. La représentation spatiale nécessite alors la présence de la temporalité, car le temps est aussi un facteur, comme l’espace, qui permet de situer l’époque au sein de laquelle s’inscrit la narration.

L’espace et le temps nous ont permis de savoir où se situe l’histoire, et à quelle époque elle a eu lieu. Comme nous le savons, les indications spatio-temporelles assurent la vraisemblance de l’histoire. Pour assurer l’assemblage entre histoire et fiction, Nothomb s’est référée à des lieux réels voire historiques, dans le but d’une représentation et d’une reconstitution de la deuxième guerre mondiale selon sa version. Ce qui confère au récit une certaine vraisemblance.

Notre analyse spatio-temporelle de « Mercure » nous prouve que le temps est une donnée complexe et à l’instar de l’espace dont il est par ailleurs solidaire, a une implication dans la construction d’un sens au texte. Comme les lieux, les indications temporelles aident aussi à « ancrer » le texte dans le réel quand elles sont généralement précises dans l’œuvre littéraire. Une telle organisation spatiale relève d’un dispositif textuel qui nécessite aussi un parcours interprétatif. Ce qui aide à mieux saisir la signification.

 

BIBLIOGRAPHIE

  1. Aubert, N., Espace dans Aron Paul, Saint-Jacques Denis et Viala Alain, (dir), Le dictionnaire littéraire, Paris, Quadrige, PUF, 2002.
  2. Genette, G., Figures III, Paris, Seuil, 1969.
  3. ID., Discours du récit, Paris, Seuil, 1972, 1983, 2007.
  4. Jean-Yves le Naour, La grande guerre : un conflit, une génération sacrifiée, la France meurtrie, Paris, Coll. « Le petit livre de poche », 2008,
  5. Mbuyamba, K. et ali, Méthode d’analyse littéraire : Application à la littérature négro-africaine, Kinshasa Cedersuk, DOC.006/07, p.9.
  6. Reuter, Y., Introduction à l’analyse du roman, Paris, Bordas, 1991.
  7. SALE, C., 2005, Calixthe Beyala. Analyse sémiotique de « Tu t’appelleras Tanga », Harmattan, Paris.
  8. Wellek et Warren, La théorie littéraire, Paris, Seuil, Coll. Poétique, 1971

WEBOGRAPHIE

  1. http://www.cnrtl.fr/etymologie/intrigue, consulté pour la dernière fois vendredi 24 mai 2019 à 10h21. 
  2.  Interview d’Amélie à Ardisson en 2000, consulté pour la dernière fois lundi 10 juin 2019 à 14h36.
  3. www.etudes-litteraires.com/etudier-un-roman.php, consulté pour la dernière fois mercredi 5 juin 2019 à 20h42.
 

[1] Gisèle NDONGE AGULA, Chef de Travaux au Département de Français-Langues Africaines, Section : Lettres et Sciences Humaines/Institut Supérieur Pédagogique de la Gombe

[2] Mbuyamba, K. et ali, Méthode d’analyse littéraire : Application à la littérature négro-africaine, Kinshasa Cedersuk, DOC.006/07, p.9.

[3] www.etudes-litteraires.com/etudier-un-roman.php, consulté pour la dernière fois lundi 10 juin 2019 à 14h36.

[4]  http://www.cnrtl.fr/etymologie/intrigue, consulté pour la dernière fois vendredi 24 mai 2019 à 10h21.

[5] Wellek et Warren, La théorie littéraire, Paris, Seuil, Coll. Poétique, 1971, p.31.

[6] Reuter, Y., Introduction à l’analyse du roman, Paris, Bordas, 1991, p.56.

[7] Genette, G., Discours du récit, Paris, Seuil, 1972, 1983, 2007, p.21.

[8] Reuter, op.cit.p.11.

Par Gisele Ndonge Agula, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024