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Les méfaits du pouvoir politique dans l’univers     

                romanesque de Sony Labou Tansi

                        Lubamba N’Keni-Mbanz Barthes*
 

Résumé

Dans bon nombre de romans africains, apparaît le personnage du tenant du pouvoir, du dictateur. Dans le cadre du statut sémiologique du récit, quel est le signifiant du personnage du président ? Quels sont les méfaits résultant de l’exercice de ce pouvoir politique concentré entre les mains d’un seul homme ?

Mots clés : méfaits, pouvoir politique, dictature, violence, culte de la personnalité, sacralisation.

                          

  1. Introduction

   Dans la littérature négro-africaine postindépendance, le tenant du pouvoir ou le dictateur est un personnage récurrent. Il s’agit du personnage du Président qui est obsédé par la bouffonnerie, le culte de personnalité, le mensonge, la gloutonnerie, la dictature, bref toute la démesure l’habite. C’est à partir de lui que s’organisent le pouvoir, les autres éléments du récit, la société des romans, voire tous les autres actants et / ou protagonistes.

   Pour le statut sémiologique du récit, nous essaierons d’abord d’étudier le signifiant de ce personnage et ensuite les méfaits du pouvoir politique.

  1. Le signifiant du dictateur

   Dans tous les romans, l’appellation a un caractère généralisant. Le chef de l’Etat dans Soleils des indépendances est le président ou simplement « le Président des Indépendances » ; dans l’Etat Honteux, Monsieur Martillimi Lopez est Monsieur le Président. Dans Perpétue et l’habitude du malheur, Remember Ruben et Main basse sur le Cameroun, une trilogie de Mongo Beti, nous avons Baba Toura, dit le Bituré ou Masse Rouza. Parmi les pseudonymes désignant son goût immodéré pour l’alcool, nous avons le « saoulé ».

   Il faut noter les connotations religieuses des termes comme Guides Providentiels dans La vie et demie. Sâ Matrack, le Président, c’est- à-dire subversion, le héros Président des crapauds – brousse de Tierno Monénembo. Dans la République du Viétongo, le Président est le général Edou, ancien Président écarté par les élections, cinq ans auparavant, aidé par les Romains, son milice  qui fait voler en éclats le régime de son Excellence Lebou Kabouya, après un coup d’Etat, raconte Alain Mabanckou, l’auteur de Les Petits-fils nègres de Vercingétorix[1]

    Le Guide Jean Cœur de Pierre, chanté à la radio nationale comme Dieu, rédempteur du peuple, père de la paix et du progrès, fondateur de la liberté[2]. Quand on présente l’histoire des dictateurs et surtout des Présidents africains, dans les romans négro-africains, on constate une convergence commune. Les uns comme les autres aiment s’entourer de titres que Mongo Beti qualifie de titres boursouflés dans Main basse sur le Cameroun. Dans Les crapauds-Brousse, le Président Sâ Matrack est élevé au rang de bienfaiteur suprême, leader bien-aimé. Dans le Cercle des Tropiques d’Alioum Fantouré, le dictateur, c’est-à-dire le Président Baré Koulé, être humain minable et peu recommandable se présente comme sauveur, comme véritable maître, chef d’Etat et du parti unique qu’est « Messie-Koï » et véritable Dieu ».

    On dit de lui qu’il se veut véritable héros et pourtant il n’est qu’un ballon de baudruche, car on peut le gonfler.  Il n’est que du vent. Dans les premières pages du roman, il se couronne lui-même « Maître », « chef » puis «  Messie-koï et véritable Dieu ». Par contre, les membres de l’opposition le qualifient de « charlatan », « dictateur ». Par contre, dans Le Pleurer-rire, l’auteur souligne la majesté bouffonne du personnage, lequel est investi de la totalité des pouvoirs. Le Président est surnommé « Tonton », être différent du commun. Le dictateur de Temps de Tamango de Boubacar Boris Diop, est appelé «  vieux » par ses propres ministres : « A la sortie d’un conseil, le ministre de l’Agriculture admiratif avait fait observer à celui de la Police : C’est un vrai chef, hein le vieux[3].

   L’une des caractéristiques de ces tyrans nous est rendue présente par leurs effigies multipliées à travers la ville. Lorsqu’Oumarou entre dans le salon de la maison paternelle, la première chose qu’il aperçoit, c’est encore le même spectacle qui s’offre à lui ; dans le petit bureau ou ses tortionnaires viennent de le pousser après son arrestation : «  au mur en face de la porte, un gigantesque portrait du Guide souriant et protecteur. »[4]

  1. Les méfaits du pouvoir politique

   Après l’analyse du signifiant, nous pouvons étudier le signifié des romans négro-africains. La vie et demie dénonce l’échec de l’indépendance de la Katamalanasie à travers les illusions perdues, c’est-à-dire le désenchantement de la population. Les Guides providentiels véhiculent des fausses valeurs auxquelles vont adhérer d’autres hommes de la république, qui est une société de la bâtardise. A cet effet, Sony Labou Tansi mettra en scène un contre-pouvoir incarné par la figure de Martial. Le contestataire de la dictature des Guides. Avec l’irruption de Martial, l’espace politique katamalanasien s’apparente à un lieu d’affrontements des forces, des pouvoirs aux ambitions et intérêts diamétralement opposés.

     Si dans les romans négro-africains, les pays de référence ne sont pas ouvertement nommés, l’espace de katamalanasie, une ville africaine, est le lieu à partir duquel Sony Labou Tansi élabore un discours social et politique sur l’Afrique des indépendances. Une ville fictive symbolisant les villes et capitales africaines sur lesquelles règnent les dictateurs omniprésents. Le narrateur décrit une scène immonde, donnée en spectacle, signe de la décadence d’une société où les Guides éclairés montrent l’exemple de la bassesse humaine en violant sans gêne les préceptes normaux dont ils sont les premiers garants. Les scènes horribles dépeintes dans ce roman sont significatives de la barbarie et de la cruauté auxquelles l’homme peut se livrer.

      L’Afrique subsaharienne, après les indépendances, est devenue une société de la bâtardise où certains hommes sont des inconditionnels soumis, incapables de se libérer. C’est pour pallier à cette incurie des gens que Sony Labou Tansi met en scène un « contre-pouvoir incarné par la figure charismatique de Martial, le contestataire de la dictature des Guides. »  La présence de Martial éveille la conscience et l’espace de la katamalanasie et devient un lieu d’affrontements des forces, des pouvoirs avec son irruption répétée.  Katamalanasie devient un lieu des polémiques, des contradictions, des querelles d’hommes, des clans où les hommes radicalisent leurs positions, lesquelles ne laissent aucune place à la conciliation. Dans cette œuvre de Sony Labou Tansi, on rencontre un cheptel de Guides providentiels aux noms évocateurs, des plus sanguinaires se succédant à la tête de la katamalanasie, depuis Henri-au-Cœur-Tendre et Jean-Cœur de Pierre jusqu’au Jean-Cœur-de-Pierre[5].

   Tous ces dictateurs sont des présidents à vie et d’autres excellences de l’Afrique postcoloniale depuis le Président Docteur Gastings Banda, le lion du Malawi et le Sauveur, jusqu’à Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Waza Banga, maréchal, le léopard, le défenseur de la terre des aïeux, le guerrier qui ignore la défaite. Dans La vie et demie, le dictateur est le Guide Providentiel, de son vrai nom Marc-François Matela-Pené-Louanga alias Cezama 1er. L’histoire nous révèle que Cezama 1er est un ancien voleur de bétail qui accède à la magistrature suprême de la katamalanasie. Comme tous les dictateurs africains, il instaure un pouvoir totalitaire : massacres, arrestations arbitraires, exécutions sommaires, tortures sont monnaie courante.

  Son premier bourreau est Martial, son opposant politique. Ce dernier est fusillé, poignardé, ouvert de la gorge, sabré, réduit en pâte et mangé par sa famille, épouse et enfants. Le Guide tortionnaire savourera le spectacle sinistre de ses prisonniers contraints à manger de la chair humaine, comme il savourait sa viande saignante avec le couteau plein de sang qu’il venait de retirer du ventre de Martial.

  Le Guide Providentiel est friand de chair fraîche. Il se dit carnivore, tel un fauve : « Je suis carnassier », déclarait-il lui-même[6]. Les Guides sont tous des carnassiers, mangeurs de viande crue,  comme le Kampechianata[7], l’éternelle viande de Guides[8]. Autant il a envie de la chair humaine et soif du sang humain, autant il est épris du désir insatiable de domination et de puissance, de l’oppression politique.

   Ces Guides de La vie et demie ont une voracité et une tyrannie qui ressemblent au vampirisme. Il s’agit de « manger » les autres, de les dévorer et de sucer, comme les sorciers, le sang de leur peuple. Les Guides Providentiels, autant que les dirigeants africains despotes et sanguinaires, exploitent impunément les peuples et les maintiennent dans la misère. Toutefois, l’opposition ne désarme pas. Celle-ci est représentée par par les « gens de Martial ». Martial, le revenant, refuse de mourir cette mort et réapparaît intempestivement pour hanter et torturer son bourreau. Celui-ci l’exhorte : « enfin, Martial ! Sois raisonnable. Tu m’as  assez torturé comme ça. Tu deviens plus infernal que moi.»[9]

   Martial résiste et refuse de mourir de cette mort. Il livre sa vie et vainc la mort en apportant à l’homme africain une vie nouvelle, une force et une capacité de libération. Sa famille ne sera pas non plus épargnée, à l’exception de Chaïdana, parce que le Guide ne pouvait pas résister à la beauté de la jeune fille. Par la suite, Martial ne laissera aucun répit à son assassin, car il multipliera davantage les apparitions sous une forme spectaculaire, non pour s’opposer à l’union de sa fille avec ce meurtrier, mais pour effrayer ce dernier et libérer tout le peuple.

   Dans cette société aux mœurs dégradées, presque inexistantes, même la famille de Martial n’échappe pas à la «  boulimie du sexe ». Il en est ainsi de Chaïdana, la fille de Martial qui, poursuivant le combat de son père, fait de la prostitution une arme redoutable. Dans son élan vindicatif, elle décide d’infliger de sérieuses représailles au Guide et ses auxiliaires. Ainsi pense-t-elle venger, contre les mauvais traitements des tenants de l’ordre dictatorial, les populations pour parvenir à ses fins.

   Elle use de son corps comme d’un appât irrésistible pour faire subir un supplice atroce. Mais Martial désapprouve les méthodes de sa fille rebelle et condamne son désir de vengeance. Chaïdana venge son père en recourant à sa propre technique. Elle se prostitue auprès de tous les dignitaires du régime : ministres, officiers militaires confondus, leur infligeant l’un après l’autre la mort au champagne. De cet élan de vengeance, Chaïdana s’installe à l’hôtel La vie et demie où elle distribue la mort au champagne aux dignitaires du pouvoir avant d’organiser une forme de rébellion populaire qui se solde par un massacre de manifestants perpétré par le pouvoir. Son père qui désapprouve cette méthode lui demande de partir.

   Quand Martial dit à sa fille : » il faut partir », le départ ne doit pas être perçu comme un simple mouvement de déplacement de l’individu d’un espace à un autre, mais comme un renoncement à toute volonté de vengeance et l’accès à d’autres valeurs comme la fraternité, l’amour, armes non violentes dont l’usage est fortement prôné par Sony Labou Tansi dans ses œuvres. La pratique de ces valeurs confère à l’homme dignité, honneur et grandeur humaine, car la vie est un bien précieux qu’il faut respecter et préserver.

  Chaïdana s’entête. Martial, son père, ne trouve pas d’autres moyens de la corriger que de la violer. Une cohorte de trois cent soixante-trois miliciens la violera également ; à la suite de ce vol, elle tombe enceinte et meurt, quelques temps, après avoir donné naissance à des triplés dont deux d’entre eux survécurent. Après la mort de Chaïdana alias Chanka Ramidana, sa fille « aux longs cheveux » poursuivra l’œuvre de sa défunte mère. Si, pour venger son père, Chanka Ramidana vend son corps, Chanka Layisho, par contre, ne manifeste plus de crainte à affronter le Guide Providentiel avec sa redoutable armée. Elle combat , non seulement le Guide Providentiel, mais, par ce biais, l’injustice et l’exploitation sociale pratiquées par le pouvoir dictatorial. Et parce que la cause est juste, Layisho ne lésineraa pas sur les moyens de sa politique ; beaucoup d’argent sera investi pour affranchir tout le peuple de Katamalanasie.

    La tyrannie continue de gangrener la vie de Yourma, la capitale de la Katamalanasie. La vie et demie, à travers l’histoire de Chaïdana et des Guides Providentiels est, dit Alpha Noël Malonga, une négation de la négativité du despotisme des indépendances et des révolutions africaines[10]. Les anciens colons n’échappent pas non plus aux attaques de Sony Labou Tansi. Dans le roman plane la présence menaçante d « la puissance-étrangère-qui-fournit-les guides » qui orchestre des coups d’Etat, maintient en place des pantins derrière lesquels elle tire les ficelles et provoque des guerres dont elle profite.

   Comment ne pas s’attaquer à eux, car chaque président africain a un conseiller blanc parmi les membres de son cabinet. S’il n’est pas visible, il est occulte. Les puissances étrangères, commandent, dirigent et choisissent les dictateurs qui leur conviennent, qui envoient leurs soldats lorsqu’une résistance se manifeste quelque part ; d’ailleurs ces puissances ne veulent jamais des intelligents, ceux qui veulent défendre l’Afrique, qui veulent maintenir l’équilibre entre les deux camps sont vite éliminés. En outre, les puissances étrangères envoient des experts pour défendre leurs intérêts auprès des présidents folkloriques d’Afrique. A cet effet, Mayéla s’en prend à Pontardier qui ose lui dire que l’Afrique est mal partie :

   « A l’indépendance vous vous êtes arrangés pour balkaniser l’Afrique et pour créer des structures facilitant votre main mise sur les nouveaux Etats où vous avez placé de nouveaux rois nègres à votre service, après avoir éliminé les vrais nationalistes. Et pour camoufler tout cela, vous nous jetez aux yeux la poudre de « l’aide et de la coopération »[11].

 Ces Guides Providentiels, excellentiels, multidimensionnels  gavent leurs peuples de discours vides et soporifiques juste pour les endormir. Dans ces discours, ils font un usage abondant de slogans qui n’ont pour raison que de contribuer à l’endoctrinement de l’esprit du peuple.  L’introduction des Guides, ces tyrans est souvent bouffonne. Jean-Cœur-de-Pierre assassine Henri-au-Cœur-Tendre et Jean-Sans-Cœur se débarrasse de son père de la même manière.

   Le pleurer-rire, quant à lui, traite l’accession à la magistrature suprême du colonel/ Général qui deviendra Maréchal-Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé à la faveur d’un coup d’Etat prendra les rênes du pays. Bwakamabé Na Sakkadé contraint Pole Pole , son prédécesseur à l’exil en France. Bwakamabé Na Sakkadé, Tonton, créateur du régime des libertés populaires, dirige sans partage. Il est seulement le Président de la République, chef de l’Etat, il est aussi, selon le narrateur, « président du conseil des ministres, président du conseil patriotique de Résurrection nationale, président du conseil suprême de la magistrature, ministre de bien des départements, auteur intellectuel de la résurrection culturelle nationale »[12]

   Mais qui est cet homme boursouflé de titres ? Ne peut-on pas remonter l’histoire pour mieux le connaître ? Bwakamabé Na Sakkadé répond au prénom d’Hannibal Ideloy qui est le paronyme d’animal et de cannibale. En remontant l’histoire, nous avons le général Hannibal, homme d’Etat et chef de guerre à Carthage de 247 à 183 avant Jésus-Christ. Hannibal fut le fils d’Hamilcar Barca dit la foudre, également chef militaire et homme d’Etat carthaginois, qui vécut de 290 à 229 avant Jésus-Christ.

   L’itinéraire politique et militaire du général Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé est à plusieurs égards analogues à celui d’Hannibal. Bwakamabé Na Sakkadé continue d’user de moyens militaires pour écraser l’opposition. A l’instar d’Hannibal qui se heurte à Scipion l’Africain etfinit par le vaincre. Le protagoniste de Henri Lopes, le maréchal Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé affronte le capitaine Yabaka qui, effectivement, le ridiculise au cours du chemin du calvaire et commence avec la torture et termine par l’exécution de ce dernier.

   Comme Martial dans La vie et demie, devenu libérateur de tout un peuple, de même Ruben UM Nyobe dans Perpétue et l’habitude du malheur, Scipion l’Africain, vainqueur d’Hannibal, devient le libérateur de Carthage ; comme dans Le pleurer-rire, le capitaine Yabaka, immolé sur un poteau en forme de croix. «  Yabaka, ayant accepté de mourir, ouvrit grands les bras et regarda vers le ciel »[13]. Il est chargé de libérer le pays du totalitarisme ; à l’instar de Jésus-Christ venu sauver l’humanité. Sa force et son pouvoir le prédisposent à tourner en dérision le tyran et les instruments de sa sanguinocratie.

     Le héros d’Henri Lopes est désigné par des noms d’oiseaux, de poissons et d’animaux de la savane[14]. D’aucuns n’ignorent que tous les animaux ont en commun d’être mus par l’instinct et d’être incapables de pensée logique. Il est à comprendre que Bwakamabé Na Sakkadé , par tous les noms, n’est que dénégation de toute intelligence et une stigmatisation de la brutalité humaine. Le personnage du Président, le maréchal Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé est comparé à un sanglier et à une panthère. L’auteur dit qu’il est né au cours de l’année du cochon, si l’on en croit l’astrologue chinoise, le 5 aout sous le signe du lion. »[15]

    Si nous pouvons étudier les caractéristiques de ces animaux, nous dirons que le lion, le léopard et la panthère se caractérisent par la férocité ; quant au sanglier, il est massif et aime la saleté autant que le cochon se caractérise par son impureté et son penchant pour les lieux boueux. La boue recouvre leur corps de façon permanente. Dans le cas de Bwakamabé Na Sakkadé, l’impureté et la boue sont la métaphore du sang, car le président dont il est question se révèle un criminel. A l’image des animaux dont on lui attribue les noms, ce personnage devient l’incarnation des travers et turpitudes que symbolisent ces fauves, c’est-à-dire l’orgueil, l’autoritarisme, la tyrannie, l’abus du pouvoir, mais aussi la naïveté.

    Bwakamabe Na Sakkadé se comporte comme un carnassier, car à partir de la page 46 du Pleurer-rire, il ne se sépare jamais d’une queue de lion. Le narrateur rapporte le message des ancêtres :

 « Ils avaient choisi Bwakamabé Na Sakkadé pour diriger Djabotama et imposer    la loi de ceux-ci sur toutes les tribus du nouveau pays. »[16] Tonton, comme on l’appelle, de ce pseudonyme, fut intronisé. «  Il fut placé devant un autel recouvert d’une peau de léopard sur laquelle reposaient un tambour, une queue de lion, symboles de la force et de la toute-puissance, ainsi qu’un collier qu’on dit formé de dents humaines. »[17]

   Désormais, il s’assiéra sur une peau de léopard et portera un collier en dents humaines. Son corps est un espace d’horreur, et les dents ont comme fonction principale d’attaquer, serrer, déchirer et écraser. Bwakamabé Na Sakkadé est aussi appelé dans le roman « Guinarou » à partir de la page 16. Alpha Noël Malonga raconte que dans l’univers du conte en Afrique de l’Ouest le Guinarou ou Guinarou se rattache «  la geste de Samba Queladio Diegui » de Blaise Cendrars. Dans le conte, le Guinarou est un monstre lacustre de très haute taille ; il effraie toute une région en se faisant grand jusqu’à toucher le ciel de sa tête.[18]

   Si l’on comprend bien le Guinarou effraie et tyrannise, tel est le cas également de Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé. A coup sûr, le président Bwakamabé Na Sakkadé tyrannise son peuple : il est un monstre moral, social, politique et économique. Il est un véritable monstre et on le voit lorsqu’il se met à uriner copieusement dans la bouche du capitaine Yabaka.

     Le Président Maréchal Bwakamabé Na Sakkadé est perçu par le biais de ces gestes et attitudes. Au sommet de l’Etat, règne un président qui se dénude et qui exhibe son corps même pendant une audience qu’il accorde à l’Ambassadeur de France. Il lui montre sa blessure à la cuisse, geste qui apparaît comme le comble du primitivisme et de la bouffonnerie du dictateur. Outre l’exhibitionde sa cicatrice à la cuisse et d’autres gestes animaliers, Bwakamabé Na Sakkadé a un autre trait caractéristique par lequel on le reconnaît : c’est la colère. Celle-ci n’est rien d’autre qu’un trait de caractère animalier qui est un moyen d’expression d’un monstre, d’un fauve, tel le guinarou.

   Dans l’Etat Honteux, on raconte l’histoire féroce de la prise de pouvoir d’une quarantaine d’années de scandaleuse admiration et de démission de Martillimi Lopez, fils de maman nationale et de frère cadet du feu lieutenant-colonel Gaspard de Mansi. Le dictateur a la convoitise du pouvoir, laquelle va de pair avec son appétit sexuel. Son programme politique peut se résumer en une formule répétée : « Je veux rendre un peuple à mon peuple, je veux remettre le monde au monde. »[19]

   Martillimi Lopez est le chef suprême de la nation. Le roman se termine par la mort de Vauban qui, devenu un comploteur, s’empare du pouvoir. Martillimi Lopez pourra enfin démissionner de sa fonction de père de la nation, se marier et revenir au village ; donc à la vie sans pouvoir politique, mais fertile. Dans le roman de Sony Labou tansi, le dictateur apparaît comme un incompétent : il peut, il veut mais il  ne sait pas comment agir. Martillimi Lopez est réellement incompétent, naïf, ambitieux, assassin. Son système politique est barbare. Chez tous les dictateurs africains, notamment Martillimi Lopez, on constate l’omniprésence du « je » qui est une manifestation directe de l’effet baroque du dictateur. La parole chez lui devient l’écriture immédiate du moi dans toutes ces variantes lyriques. Martillimi Lopez se sert de la parole, donc du registre linguistique qui ne correspond pas à la place occupée par le héros dans la hiérarchie sociale.[20]

       L’incompétence linguistique est la marque de l’incapacité, voire de l’incompétence du tyran dans la gestion du pouvoir. Même le serment officiel devant le parlement, le Nonce apostolique, c’est –à-dire devant toutes les autorités légitimantes est prononcé par un incompétent. Dans cette œuvre, l’état physique de Martillimi Lopez, le héros, est investi d’une symbolique péjorative. Il est comme un monstre. Sa hernie, lieu d’ancrage de la pensée et du pouvoir, ce handicap se répercute sur le pays tout entier. En vérité, on est en présence d’un état honteux, à la fois physique et intellectuel.  Lopez national est un criminel invétéré. Sa cruauté est intensifiée par son caractère de léopard. C’est pourquoi le Président Lopez s’exprime par des aboiements, des miaulements et des beuglements. Sony Labou Tansi prévient ses lecteurs de l’extrême bestialité de son personnage en soulignant que le président est un mammifère comme tous les autres.[21]

        A l’instar de nombreux romanciers négro-africains, Henri Lopes et Sony Labou Tansi pratiquent la stratégie de l’animalisation en vue d’une revendication de l’humain et de la justice en Afrique et surtout dans les pays de l’Afrique subsaharienne, notamment l’Afrique Centrale. Voici une des déclarations du Président Martillimi Lopez : « Au nom de maman et mon nom, au nom de la patrie, vous pouvez me faire confiance, je serai un bon président. »[22]

         Cette déclaration ridiculise le nouveau président. Le discours d’investiture est fondé sur des éléments naïfs. Il en va de même pour les articles de la constitution, définis « Actes de commandement »[23] : « A bas la démagogie », « Maman nationale est notre mère à tous » qui violent les formes démocratiques les plus élémentaires utilisant un langage inapproprié, vulgaire et, par conséquent, ridicule. Le premier article cité : « Je suis le président, mais vous me boutez en l’air quand il vous plaira. »[24] montre encore une fois, l’incapacité politique de celui qui le prononce. Selon Valeria Sperti :

 « La parole est la seule action politique du Président Martillimi Lopez, le seul acte possible dans un univers à réorganiser, acte stérile car il n’implique jamais de programme politique à réaliser. »[25]

   La langue du dictateur est en réalité une parole composée de débris de la culture et de la société, de ruines d’un savoir en décomposition. La technique employée par le narrateur de l’Etat Honteux consiste à faire pivoter tout le récit autour de la parole et en même temps d’enlever suivant l’expression de Pierre Bourdieu[26] tout mystère au ministérium ; c’est-à-dire l’autorisation de parler au nom de la nation dont celui qui prend la parole est le représentant légitime. Ainsi, la consécration de Martillimi Lopez se transforme-t-elle en raillerie.

   Le chef de l’Etat est donc ridiculisé à cause des procédés énonciatifs tels que l’ironie, les défauts physiques et mentaux de Martillimi  contrepartie du pouvoir dont il est investi. Il constitue ainsi une alternative dégradée de l’image du président mis à mort par l’ordre des choses ; mieux, de ne pas avoir empêché la désacralisation du pouvoir. Le dictateur est malade du point de vue physique et psychique. Le pouvoir autoritaire ne peut engendrer une loi capable de garantir la justice et la paix sociale. De même, le discours du dictateur est perçu comme un délire.

Selon Valéria Sperti : « Sony Labou Tansi frappe le dictateur, en dénonçant l’impossibilité pour le tyran de proposer un discours idéologique traduisible en une pratique rationnelle[27]Au contraire, Martillimi Lopez recourt à la violence. Il impose sa loi par l’agressivité. Une loi qui est donc liée à la violence. Pour lui, il est impossible de mettre fin à la violence. Cette dernière devient elle-même, au contraire, une sorte de loi ignorant la justice sociale. Hannah Arendt affirme que la violence est rationnelle dans la mesure où elle atteint le  but qu’elle s’est fixé et qui la justifie.[28] 

 

       Dans L’Etat Honteux, le dictateur est purement et simplement incompétent. Pour imposer sa loi, il se trouve obligé de recourir à la violence. Cette dernière est plus le signe de faiblesse que de force. Comme nous le démontre Jean-François Médard dans son article sur la spécificité des pouvoirs africains : « La violence apparaît dans le récit plutôt comme un signe de faiblesse que de force. Un signe d’incapacité politique plus qu’un instrument d’action politique. »[29] 

   Comme beaucoup de pays africains, l’Etat Honteux est une nation qui se trouve continuellement dans un état d’exception. Rien ne justifie la force et la violence. La politique que pratique Martillimi Lopez est honteuse ainsi que la situation où se trouvent l’Etat et son histoire. La politique du dictateur se réduit à sa lutte contre les nombreux coups d’Etat auxquels il répond par la violence, la torture et les exécutions. Le dictateur n’arrive pas à changer la réalité. Malgré les différents coups d’Etat, l’histoire reste toujours au niveau de l’action verbale. C’est pourquoi les gens disaient : « Allez-quittez-là-pour-toi, la vie restait la même, telle que Dieu l’avait faite depuis lipadasse-là. L’emploi du temps, les magasins, les écoles, les usines, les bureaux, les hôpitaux, rien n’avait changé »[30] 

   Quand on est incompétent, on devrait apprendre à se retenir et surtout lorsqu’on n’est plus capable de respecter les termes du contrat qui vous lie au peuple. Car les hommes passent et les institutions demeurent. Dans les pays de l’Afrique Centrale, les dictateurs ne supportent pas les adversaires politiques, ils les tuent puisqu’ils disposent du pouvoir, de l »argent, des armes et même de l’appareil judiciaire. Dans Perpétue et l’habitude du malheur, Baba Toura tue Ruben Um Nyobe, Ernest Ouandié et Ossendé Afama qui sont des figures emblématiques du nationalisme camerounais. Ces rubénistes patriotes et et révolutionnaires avaient été écrasés et anéantis. Ils avaient été démasqués, condamnés par les tribunaux de la jeune république, fusillés sur la place publique. Il était arrivé que le cadavre mutilé d’un supplicié fût exposé dans son village natal jusqu’aux premiers signes de décomposition, nous raconte l’auteur.[31]

     Le passage ci-dessus, tout en étant édifiant, retrace jusque dans les moindres détails les circonstances de l’assassinat de Ruben Um Nyobe et de ses compagnons. Malgré le règne de la terreur, le peuple est resté fidèle aux héros. La population résiste à la dictature de Baba Toura. Cette résistance s’explique, d’autant plus que les rubénistes sont des ennemis de Baba Toura. Comme tous les dictateurs et chefs d’Etat africains, Baba Toura s’est payé un avion personnel, un hélicoptère, un palais ; des Mercédès ultra modernes pour des ministres, des secrétaires généraux, mais il n’a plus un seul sou pour fabriquer quelques ampoules d’antibiotiques ou quelques comprimés d’aspirine pour son peuple.[32]  

   Dans les petits garçons naissent aussi des étoiles, pendant que la population croupit dans la misère et le chômage auxquels le Président l’a réduite, ce dernier qui tire sa légitimité des armes, construit avec l’argent des contribuables, une résidence secondaire, et l’auteur décrit celle-ci :

 « L’imposante villa était battue de marbre de courant importé d’Italie par avion cargos, elle était plantée au milieu d’un jardin dessiné par un paysagiste chinois. »[33]

   Comme cela ne suffisait pas, il fallait encore sucer le peuple jusqu’à la moelle épinière. Le comité central du parti unique a décidé :

  « D’ouvrir une souscription obligatoire, c’est-à-dire une rétention de dix pour cent sur le salaire de tous les travailleurs pendant une brève période de douze mois, pour nous permettre de louer un vol soit sur la fusée européenne Ariane, soit sur un vaisseau soviétique challenger, soit sur un vaisseau Mir, afin de mettre sur orbite géosynchrone un buste géant de notre nouveau Maréchal. »[34]

   Que d’argent dépensé ! Quel gaspillage ! Quelle gabegie! Dans un pays où l’on ne produit rien, mais où tout est importé, alors qu’il est riche ;  Le papa de Matapari le dit à son fils :

  « En Afrique, particulièrement dans notre pays, nous ne produisons rien, nous importons pratiquement tous nos produits de consommation de base, voitures,vidéos, coca-cola et farine de blé alors que notre pays était potentiellement très riche pour l’agriculture. »[35]

    Dans un pays où sévissent les épidémies de choléra et de sida, le Président dilapide l’argent pour son compte personnel, alors que Moundié, la deuxième ville du pays, n’avait pas d’éclairage public. Le narrateur dit qu’à Moundié, les nuits sont plus noires que les trous noirs qui sont dans les livres de physique de Papa.[36] Après l’assaut des militaires, les gens avaient apporté avec eux des bougies des chandelles, des lampes-tempête, des torches électriques pour les guider dans la nuit. Matapari décrit la situation qui prévalait cette nuit-là:

  « C’était une mer de bougies, de chandelles, les lampes-tempête et les lampes torches. Si par hasard, entre deux nuages, un ange avait jeté un coup d’œil vers la terre à ce moment-là, il aurait cru que le ciel et la terre avaient inversé leurs positions et que les bougies, les chandelles, les lampes-tempête qui illuminaient notre liberté étaient les étoiles qui brillaient la liberté de leur ciel.[37]

  Pour bien mater le peuple et surtout l’opposition, les dirigeants africains ont créé des partis uniques. Le parti unique est une maladie dont l’Afrique mérite d’être guérie, car il est incapable de réaliser ce qu’il prétend faire. Il n’assure pas la représentation de tout un peuple. Il ne donne pas de gouvernements stables.

  1. Conclusion

    L’Afrique Centrale a connu et connaît encore ces régimes des dictatures militaires omniprésentes. Les raisons de ces dernières sont une révolte populaire qu’on leur demande d’atténuer, le désir de donner une leçon aux « politiciens » incapables de s’entendre pour gouverner ou l’ambition pour certains militaires d’exercer le pouvoir. Les coups d’Etat constituent un élément important pour l’Afrique, car ils deviennent leur moyen d’accession au pouvoir.

   Depuis le 13 janvier 1963, date de l’assassinat du Président Sylvanus  Olympio, l’Afrique noire d’expression française est rentrée dans l’ère de putsch et coup d’Etat.[38] Dans les régimes des partis uniques, il existe une symbiose entre le chef du parti et le chef de l’Etat. Cette symbiose donne naissance au leader national qui constitue l’un des piliers ou des éléments indéniables du parti unique. L’apparition de ce dernier est en effet étroitement liée au rôle d’un homme. Ce dernier est l’incarnation du parti, de l’Etat, de la nation et même de l’Afrique. On ne peut évoquer un pareil phénomène en Afrique noire sans citer son illustration la plus frappante. Il s’agit de M. Kwame Nkrmah, chef d’Etat ghanéen.

   Selon Ahmed Mahiou, le leader ghanéen constituait, avant sa chute entraînée par le coup d’Etat, un exemple typique de cette sorte de « socialisation » du pouvoir qui lie tout un peuple à son porte-parole.[39] Le chef de la Convention people party a totalement incarné le sentiment et l’idée nationaliste et il a su être, selon la formule de R. Wright «&nb

Par Lubamba NKeni-Mbanz Barthes, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024