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Le déni des droits de la personne dans

Silence de mort de Pierre Mumbere

 

Célestin Ngabala Bubengo[*]

celestinngabala@gmail.com

 

Résumé

Inscrits dans la Déclaration universelle adoptée et proclamée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies, les Droits de la personne humaine sont réputés inaliénables. Encore faudrait-il que chaque membre de la famille humaine en soit informé afin d’être en mesure d’exiger leur respect, le cas échéant.

Cette préoccupation rencontre le contenu de Silence de mort de Pierre Mumbere. L’auteur montre, en effet, un intellectuel, conscient de ses droits et devoirs, en lutte contre la dictature à laquelle se complaisent, malheureusement, la majorité de ses concitoyens Nzaditraciens.

Mais, une action menée isolément n’ayant aucune chance de venir à bout de la dictature, si profondément ancrée dans la société, l’auteur, à travers le narrateur, incite ses compatriotes à se lever comme un seul homme et à exiger le respect de leurs droits bafoués et de leur dignité en tant que personne humaine.

 

Mots clés

Déni, Droits de la personne, Silence de mort.

 

Introduction

Silence de mort est le deuxième et le plus long des treize textes constitutifs du recueil de Nouvelles congolaises de langue française, intitulé La tourmente, Nouvelles de Kinshasa et de Lubumbashi, publié à Kinshasa, sous la direction de Yoka Lye Mudaba, par les Editions Calmec en 2005.

Pierre Mumbere, l’un des contributeurs, a situé l’action de son récit dans un pays imaginaire qu’il a nommé Nzaditracie. Pour le lecteur averti, l’allusion au Zaïre est sans équivoque. En effet, si l’on se réfère à Van Reybrouck, le « Zaïre était l’orthographe bancale de nzadi, un mot kikongo tout à fait ordinaire qui signifie (fleuve). Dans le territoire proche de l’embouchure du fleuve, quand les Portugais avaient demandé aux indigènes comment ils appelaient cette grande masse d’eau tourbillonnante, ces derniers s’étaient contentés de répondre : « "fleuve", nzadi répétaient-ils. Zaïre, comprirent les Portugais.» (David, Van Reybrouck, 2012, p.357-358.).

Plus tard, un cartographe portugais de l’époque a retenu « Zaïre » comme le nom du pays baigné par ce fleuve.

En 1971, fort de la philosophie de l’authenticité, le Président Mobutu débaptise le Congo pour lui donner comme nom Zaïre, dont, par « une phonétique approximative » (David, Van Reybrouck, 2012, p.358.), le cartographe portugais l’avait affublé.

Il n’est pas superflu de noter que l’appellation du pays n’a aucun lien avec Zaïre, l’héroïne du plus grand succès théâtral de Voltaire, publié en 1732.

La capitale de Nzaditracie s’appelle Etumbaville. En Lingala « etumba » signifie lutte, combat. Le nom de la capitale du pays est encore une indication qui nous convainc que le cadre de la nouvelle de Pierre Mumbere est bien le Zaïre. En effet, le lingala est l’une des langues parlées dans ce pays. De par son nom, Etumbaville serait une ville où la lutte pour la survie est la règle. C’est la ville de tous les combats pour qui veut se créer une place au soleil.

La monnaie du pays s’appelle zaïre, nous apprend le passage ci-après : « Je te rappelle que si le travail n’est pas fini demain matin, nous en avons plein, des littéraires, dans cette ville qui ne demandent que de le faire à ta place pour quelques dizaines de zaïres ! » (Pierre Mumbere, 2005, p.48.). L’allusion au zaïre, monnaie de la République du Zaïre, ne donne lieu à aucun doute.

Ainsi, l’appellation tant du pays, de sa monnaie que de sa capitale indique clairement que le cadre dans lequel la nouvelle de Pierre Mumbere situe son action est bien le Zaïre et sa capitale Kinshasa, dont plusieurs sites, malgré l’effort de l’écrivain d’en déformer les noms, sont reconnaissables. Après tout, le sujet de la Nouvelle, genre auquel appartient ce récit, n’est-il pas emprunté généralement à la vie réelle ?

Quant au narrateur, il est professeur de littérature franco-française à l’Institut Facultaire de Couture et de Modélisme. L’allusion à l’Institut des Arts et Métiers (ISAM) de la Gombe où Pierre Mumbere lui-même, sans doute le narrateur, fut Assistant des Lettres, est ici aussi sans équivoque.

Silence de mort décrit donc un des aspects de la tourmente vécue par le pays et, particulièrement, sa capitale. Tourmente qui aurait dû être révolutionnaire, explosive mais que, à la place, la population vit dans la passivité.

Cette tourmente s’appelle la dictature qui méconnaît le respect des droits de la personne.

I. La dictature exercée par les chauffeurs de taxis et de minibus

Nzaditracie est qualifié, par un néologisme inventé par l’écrivain, de « dictitude », un pays où les habitants se sont habitués avec la dictature. Ils sont, de ce fait, des « dictaturables » et des dictateurs. Les gouvernants et les gouvernés se meuvent dans un climat de dictature. Chacun, à son niveau et de par ses fonctions, détient une parcelle de dictature, c’est-à-dire dénie les droits des autres personnes : « La vendeuse de farine, le directeur de l’école, l’agent de l’Etat civil, le boulanger, jusqu’au boucher qui vous convainc que si vous refusez de croire que la notion de kilogramme a déjà évolué et que, depuis l’année précédente, cinq cents grammes équivalent à un kilo comme en Amérique, allez manger la pelouse de Bonga-Yassa… » (Pierre Mumbere, 2005, p.47-48). Chacun impose sa loi et méconnaît les droits des autres au point que les habitants d’Etumbaville sont devenus « tous des petits Désiré » (p.48). L’allusion est faite ici à Joseph-Désiré Mobutu qui a dirigé le Zaïre avec une poigne de fer trente-deux ans durant.

Mais, de toutes ces dictatures, la nouvelle de Pierre Mumbere stigmatise la dictature exercée sur les clients par les chauffeurs des taxis et des minibus.

Dans Etumbaville, le transport des personnes qui était le dernier des problèmes des Etumbavillois d’antan, est devenu un casse-tête chinois : « Le se-mouvoir, une des peines capitales de cette capitale » (p.31-32) note le narrateur qui ajoute : « […] toute la ville doit attendre une, deux, trois heures à un arrêt pour avoir un moyen de transport… » (p.31).

Le nombre de bus et de minibus ayant très sensiblement diminué, les taxis restent les seuls moyens qui assurent le transport rapide des personnes. Mais ils ne sont que quatre mille pour une ville de huit millions d’habitants. Lorsqu’il s’en présente un aux heures de pointe, il faut se battre pour occuper l’une des six places.

A cause de l’insuffisance du nombre des taxis, les chauffeurs qui les conduisent, affectant des airs importants, se montrent arrogants, irrespectueux à l’égard des clients auxquels ils imposent leur loi.

Sous d’autres cieux (même vingt ans plus tôt à Etumbaville), le taxi était régi par des règles de convenance : « On est jamais deux dedans et le conducteur vous dépose devant la maison qu’il recherche avec vous, patiemment, dans les méandres les plus sinueux des quartiers les plus périphériques » (p.53), écrit le narrateur.

Mais à l’actuelle Etumbaville, « les taxis n’ont rien à envier aux bus », poursuit-il. « De  un, c’est tout à fait un transport en commun. De deux, c’est le chauffeur qui vous dit dans quel quartier il va, et ne montent dans son taxi que ceux qui vont à cette destination ou qui croient pouvoir se débrouiller à partir de là. De trois, c’est encore lui qui décide à quel endroit précis il vous débarquera dans ce quartier […] » (p.33). En définitive, le client n’est pas roi. Il est plutôt soumis à la volonté du conducteur. C’est lui qui décide des itinéraires, comme le narrateur se l’est fait rappeler par le chauffeur du taxi qui devait le conduire, avec d’autres clients, au Bon marché : « J’ai mes itinéraires comme tout taximan qui se respecte » (p.36). Itinéraires qu’il peut décider de raccourcir à sa guise :

« Bon marché, montez mais je ne vais pas plus loin que la Paroisse Saint Eloi » (p.35). A la jeune dame qui insiste et lui demande poliment de la faire descendre à l’Hôpital des Chutes, un peu plus loin que Saint Eloi, le conducteur répond sans ménagement ni galanterie : « Après Saint Eloi, je fais demi-tour et ce n’est pas pour votre chignon et votre maquillage forcé que je dois faire des zigzags […]. C’est à prendre ou à laisser » (p.36).

A Etumbaville, la préférence des conducteurs de taxi est accordée aux clients qui le prennent en express ou en location parce qu’ils payent plus cher.

Le coût du trajet est variable et fixé par le conducteur en tenant compte de la hausse du taux du dollar américain sur le marché. Il peut aussi coûter du simple au triple selon l’humeur du conducteur, au grand dam et non à la colère des clients.

A cause de l’indiscipline des transporteurs qui ne respectent ni les tarifs ni les trajets fixés par les autorités urbaines, les clients sont victimes de la fourberie et de l’arrogance des chauffeurs, comme on peut s’en rendre compte à travers la chaude discussion, ci-après, entre le conducteur de la Peugeot break-famille et sa clientèle : « Mandela ! Mandela, messieurs-dames ! Mandela, mes amis ! Place Winnie Mandela en Peugeot break-famille ! crient le taximan et son chargeur, Place de la Débandade… Quinze minutes plus tard, rue Nelson MandelaNous y voilà, messieurs, descendez… Vous avez dit Place Mandela…Messieurs, si vous venez de débarquer de Kenyabayonga, allez vous recycler en géographie…Mais vous avez dit…. Je n’ai pas dit Place, j’ai dit rue Mandela… Non, monsieur, votre receveur et vous… Arrêtez, messieurs ; celui d’entre vous qui avait donné sa cotisation quand j’achetais cette Peugeot, qu’il lève son petit doigt, que je l’aille déposer sur son grabat, dans sa chambre à coucher… » (p.49).

C’est une arrogance semblable que les clients des minibus subissent quotidiennement de la part des chauffeurs et des receveurs. Leur insolence est souvent accompagnée de réponses péremptoires. La discussion, ci-après, entre le receveur et les clients est éloquente à ce propos : « Un minibus de cette ligne dont le marché Mama Kanzaku est le terminus arriva et prit une bonne trentaine d’entre nous. Le receveur attendit seulement de nous avoir chargés, comme ils aiment à dire, pour nous annoncer que le prix de son minibus était passé d’autant à autant et demi […]. Arrivé au centre commercial « Baudouin Premier », nous l’entendîmes déclarer de but en blanc : « Nous, on s’arrête là ». A ceux qui osèrent protester, nous l’entendîmes répondre qu’il n’avait pas prononcé le mot « marché » et qu’à moins qu’il n’ait décidément transporté vingt-huit sourds, il avait bel et bien dit qu’il n’irait pas plus loin que le centre commercial Baudouin Premier. « De toute façon, ce que je dis est sans appel. Ce n’est pas pour votre petit argent de rien du tout que nous allons nous mettre à décevoir la quatrième épouse de notre patron qui nous attend à l’heure qu’il est à la clinique de la capitale. Puis qu’il en est ainsi… Puisqu’il en est ainsi, que celui qui souhaite se faire rembourser commence par pisser son urine dans nos réservoirs ou par rembourser la distance parcourue et le carburant dépensé pour sa petite personne de rien du tout. Quelle ingratitude ! Où va ce pays ! » (p.45-46).

Comme on peut le remarquer, aucune considération n’est accordée aux personnes qu’ils transportent ainsi qu’à leurs droits. Et le langage utilisé par le receveur pour s’adresser aux passagers est, non seulement ordurier, mais il frise aussi l’indécence.

Dans le domaine des transports à Etumbaville, on assiste au renversement des rôles des taximans, des chauffeurs de minibus, de leurs receveurs et des clients. Ces derniers auxquels devait revenir la considération due au roi, sont, au contraire, malmenés. Par leur ignorance ou leur méconnaissance voulue des lois relatives au respect de la personne humaine, les chauffeurs dénient les droits des clients pour privilégier leur intérêt financier.

 

II. L’attitude des Etumbavillois à l’égard de la dénégation de leurs droits par les chauffeurs de taxi, des minibus et les receveurs

Chaque pays du monde a rédigé sa Constitution en s’inspirant de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée et proclamée le 10 décembre 1948, par l’Assemblée générale des Nations Unies.

Les deux premiers alinéas de son préambule stipulent :

  • « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la Famille Humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ».
  • « Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme ».

 

Le Zaïre, qui figure Nzaditracie dans la Nouvelle de Pierre Mumbere, n’a pas dérogé à l’application de la Déclaration universelle des droits de l’homme. En effet, la loi n°074/020 du 15 août 1974 portant révision de la Constitution du 24 juin 1967, en son titre II : Des  droits fondamentaux et des devoirs du citoyen stipule : 

- Article 1 : « Toute personne a droit à la vie et à l’intégrité physique – Nul ne peut être soumis à la torture ni à des traitements inhumains ou dégradants »

- Article 14, 2ème paragraphe : « Nul ne peut être tenu en esclavage ou en servitude ou dans une condition analogue ».

En rapport à l’atteinte de leurs droits par les transporteurs, comment les Etumbavillois réagissent-ils ?

Leur attitude, à l’égard de la violation quotidienne de leurs droits est caractérisée par l’ignorance de ceux-ci. L’ignorance de leurs droits les rend incapables de les revendiquer.

Là où les peuples plus avertis exigeraient que les pouvoirs publics mettent des moyens de transport en commun en nombre suffisant pour permettre une mobilité aussi facile qu’aisée, les habitants d’Etumbaville adoptent une attitude pour le moins déconcertante. Ils se montrent passifs comme des cadavres, se plaisent à subir la situation au lieu de revendiquer l’amélioration de celle-ci.

Se donnant bonne conscience, certains déclarent : « Depuis que cette ville est ville […], on n’a jamais vu personne passer la nuit sur le boulevard faute de transport […] » (p.32). En d’autres termes, à force de beaucoup de patience, on finit par attraper un moyen de transport.

D’autres Etumbavillois, à bout de patience, décident d’effectuer à pied  la distance, quelle que longue qu’elle soit, de la ville à leur domicile: « Par contre, nombreux sont ceux qui, soit directement de leur bureau, magasin, boutique, restaurant, soit au bout d’un quart d’heure, d’une demi-heure ou d’une heure d’attente, se décident carrément à utiliser le taxi naturel que sont leurs pieds, ironiquement appelé « la ligne onze », fût-ce pour une, deux, voire trois heures de marche […] » (p.32-33).

Face aux exigences souvent illégales des transporteurs, les Etumbavillois se soumettent généralement sans protestation énergique, comme le cas, ci-dessous, nous montre : puisque le chauffeur du taxi, dans lequel le narrateur et deux demoiselles ont pris place pour le Bon marché, hausse le ton et demande à tous les clients de descendre de son taxi, alors qu’il n’a pas atteint la destination convenue, les deux femmes obtempèrent. Et pour toute réaction, la première laisse ouverte la portière et l’autre claque la sienne avec nervosité (p.40-41). Elles sont tout de même descendues à mi-parcours.

Outre la passivité, les Etumbavillois usent de la résignation, c’est-à-dire acceptent sans résister même s’ils en souffrent, de voir leurs droits bafoués par les conducteurs : quand le chauffeur du minibus de la ligne du marché Mama Kanzaku, décide de faire descendre les clients à mi-parcours, le narrateur écrit : « Tout le monde descendit du minibus sans plus ajouter un mot » (p.46).Le professeur de littérature franco-française seul fait de la résistance en exigeant que « le chauffeur respecte ses droits ». Mais l’attitude des autres passagers à son égard est incroyablement décevante. A ce sujet, il rapporte : « J’entendis en effet, un passager qui venait de descendre, puis un autre, puis un troisième, puis d’autres encore, conseiller au receveur de me faire descendre de force ».

« Je me demande s’il n’est pas idiot, commenta une méchante dame à la figure rougeâtre, à moins qu’il ne vienne de débarquer tout droit du village, mais déjà, ça ne se voit-il pas à l’œil nu ? En quoi nous dépasse-t-il, nous qui sommes prêts à marcher une demi-heure, du moment que l’épouse du patron attend son véhicule qui nous a déjà fait faire presque la moitié du trajet ? » (p.46-47).

L’attitude de ces passagers laisse voir une compréhension qui s’apparente à la complicité silencieuse avec les transporteurs qui, pourtant, ne leur reconnaissent pas leur droit d’être transportés jusqu’à la destination convenue.

Une autre réaction des habitants d’Etumabville à l’égard de la dénégation de leurs droits par les chauffeurs et les receveurs consiste à maugréer, là où la protestation énergique est attendue : lorsque le taximan de la Peugeot break-famille décide de raccourcir, sans raison valable, le trajet et force les passagers à descendre de son taxi, tous obtempèrent et descendent, non sans avoir payé la course qui n’a pas été exécutée dans son intégralité et s’en vont en maugréant : « Au revoir monsieur, disent les uns en payant, vous n’achèterez même pas une aile d’hélicoptère à la place de Boeing que vous recherchez dans la plus pure escroquerie… » (p.49).

En maugréant, d’autres s’en remettent à la justice divine : « Prenez, monsieur, disent les autres, Dieu seul sait, voit et note qui a tort et qui a raison ; à nous revoir devant Saint Pierre » (p.49).

D’autres, enfin, rappellent au chauffeur qu’à la mort tous seront égaux, car personne n’emportera la richesse accumulée sur la terre : « Adieu, monsieur, disent d’autres encore, vous finirez poussière comme nous puisque la mort ne choisit pas… » (p.49-50).

En conclusion, la passivité, la résignation et la compréhension dont les Etumbavillois, font montre nous poussent à conclure qu’ils se complaisent dans la dictature à laquelle les transporteurs les soumettent. A la base de leur attitude, il y a l’ignorance des droits, les plus inaliénables, liés à la personne humaine. Les ignorant, ils ne sont pas en mesure de les revendiquer. Ainsi, au lieu que la dictature, dont ils sont quotidiennement victimes, les incite à la révolte, ils l’acceptent, au contraire, comme faisant partie de leur mode de vie.

Cependant, un Etumbavillois fait exception et mérite d’être signalé. Il s’agit du narrateur, professeur de littérature franco-française qui, se démarquant de l’attitude de la majorité de ses concitoyens, mène de façon solitaire, une lutte acharnée contre la dictature, devenue une habitude de vie dans la capitale de Nzaditracie.

 

III. La leçon du respect des droits de la personne administrée par le narrateur

Ayant pris la mesure de la violation quotidienne des droits des Etumbavillois par les chauffeurs et les receveurs, le narrateur refuse désormais, pour sa part, de voir les siens foulés aux pieds.

Ainsi, lorsque le receveur du minibus à destination du marché Mama Kanzaku décide de débarquer les passagers à mi-parcours, il est le seul à lui résister : « Tout le monde descendit du minibus sans plus ajouter un mot… Sauf moi…[…] ; je me cabrai et refusai de descendre, parlant de droit bafoué » (p.46).

Alors qu’il s’attendait à être appuyé par les autres passagers, il se rend compte que l’habitude de la dictature et de la soumission est profondément ancrée dans les cœurs de ses concitoyens qui s’en complaisent. Par leur silence, ils laissent les chauffeurs et les receveurs bafouer leurs droits sans se révolter. En effet, à la place de l’appui auquel il s’attendait de leur part, le narrateur essuie, au contraire, des quolibets, des injures (« villageois qui vient de débarquer en ville et qui n’en connaît pas les habitudes, vantard, etc. ») ; d’autres conseillent même au receveur de le faire descendre de force.

Le constat de l’acceptation délibérée de leur statut de « dictaturables » conduit le narrateur à l’évidence que la lutte qu’il mène contre la dictature est isolée, individuelle : « je me trouvai très vite obligé de descendre ; moins pour l’heure de mon cours à l’Alliance française qui était relativement proche que pour l’attitude de ceux-là même pour qui je croyais lutter […] » (p.46). Il ne digère pas l’attitude veule de ses compatriotes et s’en indigne : « Quelle race tout de même ! Se faire débarquer à vingt-huit, par deux voyous, d’un minibus qui n’a pas fait la moitié du trajet et n’est nullement tombé en panne ! » (p.47).

Cet échec qu’il a ressenti personnellement et la honte qui en est découlée ne le découragent pas pour autant dans sa détermination de combattre la dictature. C’est le taximan qui le conduit au Bon marché qui en paie les frais.  Cette fois, le narrateur mènera la lutte jusqu’à la victoire.

Devant se rendre chez son ami Corneille, en face de la Paroisse Saint Eloi, il embarque dans un taxi qui recherche les clients pour le Bon marché. Au bout de quelques minutes, le taximan s’arrête brusquement et demande aux trois clients à bord de descendre, sous prétexte qu’il ne peut pas poursuivre la course à cause de trois autres places restées vides. Si les deux jeunes dames obtempèrent et descendent du taxi, le narrateur n’entend pas se faire « dictaturer » une fois de plus. La discussion qui s’ensuit témoigne de sa ferme détermination de voir ses droits respectés :

  • « Et vous !
  • Moi, je vais à Saint Eloi.
  • Puisque je vous dis que je n’y vais plus.
  • Je ne dis pas que vous y allez, vous ; je dis que moi j’y vais.
  • Descendez donc et allez-y.
  • J’y vais en taxi.
  • Mais ce taxi est à moi et c’est moi qui décide de mes itinéraires.
  • Je n’ai pas décidé de vos itinéraires ; j’ai décidé de ma destination.
  • Ecoutez-moi bien monsieur, je n’ai pas le temps de discutailler, descendez tranquillement si vous n’avez pas envie d’avoir des ennuis avec moi.
  • Déballez rapidement ces ennuis, que je les subisse rapidement, que ce taxi me voiture rapidement jusqu’à Saint Eloi.
  • Pour la dernière fois, monsieur, descendez tranquillement.
  • Pour la dernière fois, je descends tout à l’heure, tranquillement à Saint Eloi » (p.41).

 

Ni les menaces du chauffeur de recourir au général « propriétaire du taxi », ni ses intimidations n’ont eu raison de la détermination du narrateur de « dictaturer » à son tour un chauffeur. La discussion ci-après est éloquente :

  • « Savez-vous…
  • Monsieur, je ne suis pas entré dans cette vieille guimbarde pour savoir des choses, encore moins pour faire couler ma précieuse salive. Je suis entré dans cette machinerie pour me faire déposer à Saint Eloi. Si vous êtes chauffeur, chauffez votre guimbarde, je suis attendu […]. Pour ma part, sachez que ce sera là mon dernier mot » (p.43)

Comme il l’a déclaré au chauffeur, le silence de mort est désormais la réaction stratégique adoptée par le narrateur, face au long soliloque du taximan auquel il ne prête plus attention.

Le mutisme du narrateur finit par donner les résultats escomptés : le taximan démissionne, baisse d’un cran le ton arrogant qui était le sien au début et devient même suppliant : le narrateur le constate avec délectation : « Le chauffeur me supplie de bien vouloir le libérer, s’il me plaît » (p.58). Il est désormais apeuré par le mutisme de ce mystérieux client, écrit le narrateur : « Depuis une demi-heure, tous ses gestes sont chargés de la peur qu’il a désormais de moi et trahissent un homme qui se considère déjà comme étant en otage dans sa propre voiture » (p.59).

Ayant perdu de sa superbe, il cherche à faire la paix avec celui qu’il considère désormais à la fois comme « mon frère » ou mieux, « comme papa » : « Permettez-moi, papa, si cela ne vous dérange pas, que j’embarque avec vous ne serait-ce que ces deux autres personnes, tout fait nombre » (p.61).

A la fin, las de ce bras de fer qui a duré deux heures, s’avouant vaincu, le chauffeur finit par déposer le narrateur, seul, à bord de sa voiture, devant la grille de la Paroisse Saint Eloi.

Le narrateur a eu raison de l’entêtement du taximan, qu’il a obligé à se comporter comme un vrai chauffeur de taxi qui conduit le client seul jusqu’à sa destination.

Et comme une cerise sur le gâteau, il le soumet à une dernière mais accablante « dictature », en faisant semblant, après être descendu du taxi, de noter le numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture. Convaincu d’avoir eu affaire non pas à un citoyen lambda mais à un patron, qui pourrait s’en servir pour lui créer des ennuis, le taximan tente de l’amadouer en lui abandonnant toute sa recette de la journée.

Cette grande victoire remportée par le narrateur est à considérer comme une revanche sur la fourberie, l’arrogance, la malhonnêteté, en définitive, l’atteinte des droits de la personne exercée par les chauffeurs et les receveurs sur les citoyens de Nzaditracie et, particulièrement, d’Etumbaville.

Mais le narrateur ne se nourrit pas d’illusions. Un seul taximan « dictaturé » ne suffit pas pour supprimer la dictature à Etumbaville. « […] à quoi sert même de faire subir ce calvaire à un taximan que cela ne va sans doute en rien changer » (p.64). La situation peut pourtant changer si chaque Etumbavillois prenait la décision d’aller en guerre contre la violation de ses droits. Particulièrement en matière de transport, en exigeant plus de considération, de respect et de tolérance de la part des transporteurs vis-à-vis des passagers comme le narrateur le suggère ici : « Le matin où chaque habitant, mû par je ne sais quoi, décidera de raccommoder un chauffeur de taxi, nous n’avons pas besoin, d’une demi-journée pour nous départir ne serait-ce que d’une de nos innombrables dictatures et non des moindres ! La chanson fétiche, ce matin-là, au rythme d’une fanfare : « Debout, les damnés de la ville, one man, one taxi ! » (p.64).

 

Conclusion

Pierre Mumbere a fait de la littérature une arme de dénonciation et de lutte contre l’oppression. Ses satires théâtrales La dernière enveloppe, Les zérocrates et son roman Ecce ego le témoignent.

Silence de mort, qui s’inscrit dans la même ligne, est une invite aux Zaïrois d’hier et aux Congolais d’aujourd’hui, à prendre conscience de la dictature devenue pour eux un « paysage tellement habituel » (T. Lukusa Menda, 2005, p.12.) et dénie leurs droits. Cette Nouvelle décrit notamment comment ceux-ci sont quotidiennement violés par l’Etat et la société.

L’exemple donné par le narrateur, professeur de son état, de refuser de voir ses droits foulés aux pieds, est une invitation adressée à ses concitoyens d’intérioriser leurs droits et devoirs afin de les revendiquer, le cas échéant, lorsqu’ils sont violés.

Par cet exemple, le texte de Pierre Mumbere indique la responsabilité qui incombe à l’élite intellectuelle en tant que « lampe brillant sur la colline », d’éclairer le peuple qui végète en l’aidant à sortir de l’ignorance, à abandonner son attitude empreinte de passivité afin de l’amener à combattre puis vaincre la dictature qu’il considère, à tort, comme son lot.

 

Bibliographie

  1. MUDABA YOKA LYE (dir.), La Tourmente, Nouvelles de Kinshasa et de Lubumbashi, Kinshasa, Calmec, 2005.
  2. T. LUKUSA MENDA, La Tourmente, préface.
  3. VAN REYBROUCK, Congo, une histoire, Paris, Actes Sud, 2012.
  4. MUMBERE MUJOMBA, P., La Dernière enveloppe, Bruxelles, Lansman, 2002.
  5. MUMBERE MUJOMBA, P., “Ecce ego”, Paris, Hatier international, 2002 (coll. Monde Noir »).
  6. MUMBERE MUJOMBA, P., Les zérocrates, Kinshasa, Centre Wallonie-Bruxelles, 2005.
  7. La loi n°074/020 du 15 août 1974 portant révision de la Constitution du 24 juin 1967.

 

 


[*] Professeur Associé à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Kinshasa.

Par Ngabala Bubengo Célestin, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024