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  Le n-zúma ou le discours emphatisé yaká[1]

   Giovanni  Kuetukadila  N’kwataata[2]

Résumé

   Comment analyser le n-zuma, interaction verbale de l’oralité traditionnelle africaine, en l’occurrence yaka, formalisée au travers des situations de communication par celui que l’on peut appeler « maître de la parole » ?

Pour cette interaction discursive, nous proposons d’appliquer, au-delà d’un empirisme descriptif, la structuration du macro-échange.  

 

Mots clés : n-zuma, emphase, phatique, envoi, renvoi

Introduction 

   Dans la tradition culturelle yaka existe une pratique discursive dénommée n-zúma. Le n-zúma peut se définir comme une interaction verbale formelle qui ritualise un événement de portée sociale notoire (procès, demande en mariage, versement de dot, libation prélude à la chasse, intronisation, collecte des contributions aux obsèques, levée de deuil, etc.) et permet aux interlocuteurs de se parler par le public interposé, et à l’échange de revêtir un caractère phatique prégnant du fait de la mise en œuvre du couplet envoi/renvoi, qui consiste, de la part du locuteur en place, à marquer, pendant ses tours de parole, la fin de chacune de ses interventions successives par une suspension délibérée de la parole (envoi) et, de la part du public, à achever en chœur au moyen d’une intervention étique l’énoncé suspendu(renvoi), retournant de la sorte au locuteur en place sa parole ainsi multipliée et amplifiée.

   Le qualificatif ‘‘emphatisé’’ résulte de la concaténation des deux termes, emphase et phatique. Dans la réalisation du n-zúma, la dimension emphatique est obtenue par l’impression de multiplication, de grossissement et d’amplification de la voix du locuteur en place par le renvoi du public ; le caractère phatique réside dans le retour itératif du couplet envoi/renvoi qui, à la fois, crée, vérifie régulièrement et maintient le contact entre le locuteur en place et son interlocuteur institutionnel via le public.  

   Le présent travail porte sur ce que Maingueneau (2014 : 17) appelle des événements de parole. Il s’agit ici  des rituels, des comportements à la fois langagiers et factuels codés, superposés sur le statut social des interlocuteurs (père, grand-père, mari), produits en temps réel et mis en mots sous forme de n-zúma[3] dans la contrée de Pelende, territoire de Kasongo-Lunda, Province du Kwango, en République Démocratique du Congo.

   L’opposition langue/parole représente, on le sait, l’une des distinctions majeures opérées par Saussure ayant eu pour implication l’évacuation de la parole du champ d’investigation de la linguistique structurale, descriptive par définition.

   La linguistique de la langue, limitée à l’étude des systèmes (phonétique, phonologie, tonologie, morphologie, syntaxe, lexicologie, sémantique) des langues naturelles, a certes donné lieu, à l’heure actuelle, à de nombreux travaux sur la description des systèmes des langues congolaises. Mais l’usage en contexte que les sujets parlants font de ces langues, c’est-à-dire le discours[4], a été peu étudié. D’où l’intérêt que présente, entre autres, la présente étude qui participe de la linguistique de la parole et se propose de contribuer à vérifier l’hypothèse que la compréhension des faits langagiers est éminemment tributaire de la situation de communication.   

   Selon Charaudeau et Maingueneau (2002 : 185), la langue définie comme système de valeurs virtuelles s’oppose au discours, à l’usage de la langue dans un contexte particulier, qui filtre ces valeurs et peut en susciter de nouvelles.

   Dans l’opposition entre discours et phrase, le discours est considéré comme une unité linguistique transphrastique, c’est-à-dire constituée d’un enchaînement de phrases.

   Maingueneau (2014 : 19-24) rappelle les leitmotivs, les idées forces (qui traversent l’ensemble des sciences humaines et sociales) qu’on active quand on parle de discours : organisation transphrastique, forme d’action, interactivité, contextualisation, prise en charge par un sujet, rection par des normes, insertion dans un interdiscours, co-construction du sens.

   Chez les Yaká, la pratique efficiente du n-zúma consacre la maturité sociale de l’individu et lui permet à la fois d’accéder au cercle fermé de l’élite intellectuelle traditionnelle et d’exercer de l’ascendant sur la communauté, surtout dans le cas de figure où,  grâce à l’excellence de sa prose oratoire, il atteint la stature du mbáku (orateur) accompli, c’est-à-dire du maître de la parole.

   Mais la mise en œuvre itérative du couplet envoi/renvoi n’est pas sans conséquences sur l’organisation structurale de l’échange verbal qui, de ce fait, appelle pour son analyse un relatif réaménagement théorique, par exemple du modèle hiérarchique fonctionnel genevois mis au point par Eddy Roulet (1985) et son équipe, ou du schéma d’analyse proposé par Pierre Oléron (1986), auquel il sied d’associer une troisième contrainte, la distance syntagmatique en rapport avec des énoncés télé-enchaînés dans le n-zúma

   Ce modeste réaménagement théorique est l’une des motivations majeures du présent travail, au même titre que l’ouverture de ces communications spécialisées aux analyses du discours, limitées généralement à la conversation ordinaire et en particulier aux interactions d’ouverture et de clôture des conversations familières.

   Ainsi, notre propos s’articule en trois volets de la manière suivante :

  1. Interactions verbales spécialisées authentiques ;
  2. Mise en œuvre du couplet envoi/renvoi ;
  3. Constituants du n-zúma n-zíĭku.

   La méthode d’investigation et d’analyse, on le sait, est déterminée par la nature de l’objet à étudier. Nous nous intéressons ici à un type particulier d’interaction formelle authentique à dominante verbale.

 

1. Interactions verbales authentiques spécialisées

1.1. Prestations rituelles enregistrées in live, transcrites et traduites

   L’analyse du discours, dit Maingueneau (2014 : 36 ), ne peut étudier des textes que s’ils sont convertis en corpus. Ici, notre observable[5] en annexe est un corpus constitué de trois rituels de collecte des contributions aux obsèques et d’un rituel consacré à un compte rendu post-obsèques, traduits après leur  enregistrement in live et leur transcription dans la perspective notée par Maingueneau (2014 : 36-37) :

 « Les analystes du discours n’étudient pas des œuvres, mais ils constituent des corpus, ils rassemblent les matériaux qu’ils jugent nécessaires pour répondre à tel ou tel questionnement explicite, en fonction des contraintes qu’imposent les méthodes auxquelles ils recourent »

   Le n-zúma verbalise des évènements solennels comme le n-kánu (procès), le malafu ma lóŏngo (vin pour demande en mariage), le buúngú dyá ndzíĭmbu (versement de dot), le luyáălu (intronisation d’un chef coutumier),  mbundunga (veillée d’armes prélude à la chasse), le n-zíĭku, (rituel des contributions aux obsèques), méní dyá khóondo (compte rendu post-obsèques), etc. 

   La mise en discours de ces différents rituels au moyen du n-zúma s’appelle, en kiyaká, respectivement n-zúmá ń-kánu, n-zúmá lóŏngo, n-zúmá ndzíĭmbu, n-zúmá lúyáălu, n-zúmá mbundunga, n-zúmá n-zíĭku, n-zúmá khóŏndo.

   Comme l’indiquent leurs dénominations, la constance à noter dans la réalisation de ces rituels, qui se donnent à voir comme des communications spécialisées,  se trouve être l’écho boomerang, c’est-à-dire cet écho phatique qui résulte de la mise en œuvre du couplet envoi/renvoi et qui laisse l’impression que la voix du locuteur en place ricoche, pour ainsi dire, de façon itérative contre le public pour revenir vers lui, multipliée et amplifiée, à la manière d’une voix percutant contre la paroi d’une cavité rocheuse et retournant en écho amplifié au point de son émission, ou d’un boomerang revenant vers son point de lancement.

   A défaut de cet écho boomerang, le n-zúma dégénère en une conversation ordinaire. Caractéristique formelle cardinale, l’écho boomerang distingue de prime abord le n-zúma de la conversation familière.

   Comme déjà dit, notre observable, ici, le n-zúma, ritualise des interactions verbales authentiques. Il s’agit, en effet, d’un échange verbal en face à face spécialisé dans la mesure où il diffère de la conversation ordinaire d’une part du fait d’une conduite particulière de la parole en public et d’autre part d’une situation interlocutive prédéfinie,  ce qui lui confère des caractéristiques formelles et substantielles spécifiques donnant lieu à un genre de communication spécialisée de type formel.

 

1.2. L’empirisme descriptif.

   A propos de l’interaction verbale, Kerbrat-Orecchioni (1990 : 17), à la suite de Bakhtine (1977) et de Gumperz (1982a) affirme, comme le premier, qu’elle constitue la réalité fondamentale du langage et, comme le second, qu’elle s’inscrit dans l’essence même de la parole car parler, c’est interagir.

   Touchant cette réalité fondamentale, Aldo Falconi (2003 : 7) a pu écrire :

« Sortir de soi pour atteindre l’autre, le rejoindre jusque dans la profondeur même  de son être : voilà  ce que pourrait  être la vraie communication humaine, l’idéal vers lequel l’humanité se tourne depuis toujours. (…) L’homme, en tant qu’être relationnel, ne vit pas sans communiquer. Il naît d’un acte relationnel et se développe en communiquant, depuis le sein de sa mère, puis dans le milieu familial, social et naturel (…) La communication interpersonnelle est le modèle de toutes les communications, la base des relations humaines , car elle est axée sur la réciprocité des interlocuteurs. »

   Du résumé que Kerbrat-Orecchioni fait de l’idée qui sous-tend la conception de l’interaction chez Bakhtine et Gumperz on retiendra ce qui suit : tout au long du déroulement d’un échange communicatif quelconque, les différents participants exercent les uns sur les autres un réseau d’influences mutuelles : parler, c’est échanger, et c’est changer en échangeant.

   Ainsi envisagé, tout processus communicatif implique une détermination réciproque et continue des comportements des partenaires en présence. Aussi, le but de l’analyse consistera-t-il à cerner la manière dont les agents sociaux agissent les uns sur les autres à travers l’utilisation qu’ils font de la langue avec, en appui, les autres matériaux sémiotiques, paraverbaux et non verbaux.

   Diverses dans leur nature, ces influences mutuelles se réalisent à travers un certain nombre de stratégies dont la première, dans le cas du n-zúma, par exemple, est la mise en œuvre du couplet envoi/renvoi.

   En tant que formule phatique, l’envoi réalisé comme  suspension délibérée et itérative de la parole de la part du locuteur en place, et le renvoi en chœur, c’est-à-dire le régulateur que l’envoi  appelle immanquablement de la part du public, non seulement remplissent une fonction interactive évidente entre participants, mais constituent la condition matérielle sine qua non de l’existence même de cette interaction formelle particulière. L’envoi permet au locuteur en place de  s’adresser à son auditeur spécifique par l’entremise du public ; le renvoi permet à l’auditeur spécifique, intégré au public, de relancer le locuteur en place et de le maintenir dans la chaleur de la parole tout au long de son tour de parole.

   Une autre stratégie réside dans le recours abondant au vocatif par lequel le locuteur en place adresse un message spécifique à cet allocutaire spécifique intégré au public jusqu’à ce que survienne le tour de parole statutaire de ce dernier.

   Etant donné l’objet de notre analyse, nous nous situons, en ce qui concerne la méthode, dans le prolongement du modèle d’analyse que présente Kerbrat-Orechioni (1990 : 37-54) en synthétisant  les conclusions, rappelées ci-après, d’un certain nombre d’analystes des interactions et qu’elle appelle la réhabilitation de l’empirisme descriptif appliqué à un corpus enregistré in live et soigneusement retranscrit, puis traduit.

   Il s’agit de traiter du fonctionnement oral et dialogal du langage, des interactions authentiques, des éléments prosodiques participant de l’énonciation et des énoncés produits en contexte.

   Nous nous intéressons donc ici à des productions formelles dialogales authentiques. Le dialogue représente, selon Levinson (1983 : 284) la forme à la fois primitive et basique du langage.

 

2. Mise en œuvre du couplet[6] envoi/renvoi dans le n-zúma.

   Au cours de celle que nous avons qualifiée de conduite particulière de la parole, qui consiste en l’aménagement de la microstructure discursive envoi/renvoi, le locuteur en place prend appui sur le public pour communiquer avec son allocutaire spécifique, et vice versa.

   Dans nombre de cas, l’envoi et le renvoi constituent une paire adjacente. Bange (1992 : 40) affirme que la paire adjacente représente une notion centrale en analyse conversationnelle. Selon lui,

« elle est définie comme étant constituée de deux tours de parole en position de succession immédiate, prononcés par deux locuteurs différents et tels qu’il existe un élément reconnaissable comme le premier (first pair part) et un autre reconnaissable comme le second (second pair part). La séquence est gouvernée par une règle selon laquelle, lorsque le locuteur actuel a produit quelque chose qui est reconnaissable comme une première partie d’une paire déterminée, il doit s’arrêter de parler au premier point de complétude et le locuteur suivant doit produire à ce moment une seconde partie possible de cette même paire »

   En l’adaptant, cette définition peut s’appliquer, mutatis mutandis, à la majorité des microstructures que constituent l’envoi et le renvoi dans le corpus qui nous occupe. Il suffit pour cela de remplacer le ‘‘first pair part’’ par ‘ ‘l’envoi’’ et le ‘‘second pair part’’ par  ‘‘le renvoi’’ : on pourrait alors dire que la paire adjacente est constituée d’un envoi et d’un renvoi proférés l’un par le current speaker et l’autre par le public.

   Dans le n-zúma I du corpus sous examen, la séquence formée par les énoncés [1][7] et [2], fournis par les interventions (126) de L1 et (127) de L2, représente une paire adjacente :

 [1]  L1 : Utaláá… (Daigne le regarder…)

 [2]  L: umonaa dyáá !! (daigne le voir !!)

[1] et [2] forment un couplet fait d’un premier élément utaláá... (i), reconnaissable comme une invitation lancée par le locuteur en place à l’intention de son allocutaire institutionnel et de tout auditeur dans le public, et d’un deuxième élément umonaa dyáá !! (r), reconnaissable à la fois comme la réaction à (i) attendue de la part de L1 et comme une condition de possibilité de l’enchaînement avec l’intervention  suivante de L1 : nous sommes donc bien là en présence d’une paire adjacente.

   On notera à ce sujet que la force de l’habitude langagière a fini par sceller ces deux éléments presque synonymes (regarde/vois-le) de façon que, dans le n-zúma, la profération du premier appelle automatiquement le second.

   En revanche, l’échange constitué par les énoncés [3][8] et [4], représentant les interventions (369) de L3 et (370) de L2,  n’est constitué que d’un seul élément ‘‘ndzíĭka’’ (enterre-moi) qui ne donne pas lieu à un autre élément pouvant être par rapport à lui en relation de dépendance conditionnelle : il n’y a pas lieu de parler de paire adjacente dans ce cas, mais d’une complétion.

[3] L3 : Enterre-moi, enter…

[4] L2 : enterre-moi !

 

2.1. Le public comme interface entre le current et le next speakers.

   L’envoi consiste, de la part du current speaker (Lx), à :

  • marquer une rupture délibérée dans l’énonciation d’une unité discursive réalisable comme mot, comme  syntagme ou comme paire adjacente ;
  •  imprimer au point de rupture une inflexion montante à sa voix à fonction incitative ;
  • contraindre ainsi le public (l’allocutaire compris) à lui répondre par le renvoi attendu, synonyme de restauration du segment discursif rompu.

   En réaction à l’envoi, le renvoi consiste, de la part du public (L2), à restaurer le segment discursif tronqué au moyen, selon le cas, d’une reprise  diaphonique réitérative, d’une reformulation ou d’une complétion.

   Le renvoi marque l’échange par un double mouvement discursif similaire à celui observé par Bange (1992 : 32). Considérons à cet effet les relations discursives entre les énoncés [5] et [6], d’une part, [6] et [7], d’autre part, fournis respectivement par les interventions (233) de L5, (234) de L2 et (235) de L5 dans le n-zúma II :

[5] L: elle est morte le soir…

[6] L: et le matin !!!

[7] L: Moi, le grand-père, je suis le grand-père du…

[6] comporte deux mouvements : le premier, qui répond à [5], c’est-à-dire l’envoi de L5, est tourné vers l’intervention précédente ; le second est au contraire tourné vers l’intervention suivante par une initiative qui permet à L5 d’être maintenu dans la chaleur de la parole et de poursuivre en [7] son tour de parole.

   Ainsi, non seulement le renvoi du public est programmé et généré par l’envoi, c’est-à-dire par l’intervention précédente du current speaker auquel il réagit, mais il est également tourné vers l’intervention suivante de ce même locuteur en place qu’il rend possible du fait de sa présence renforcée par l’ectase[9], faute de quoi l’élan  oratoire du current speaker s’estompe et le n’zúma cesse d’être.

   Il y a donc lieu d’affirmer que sans le couplet envoi/renvoi, c’est-à-dire sans les interventions du public comme interface entre ces deux interlocuteurs, sans l’écho boomerang produit par les renvois  du public, l’interaction sous examen dégénère en entretien ordinaire et cesse d’être une conversation spécialisée.

 

2.2. La colle de la parole                                     

   Par sa double fonction décrite ci-dessus, le renvoi sert donc de joint entre l’intervention précédente et l’intervention suivante du current speaker : il fonctionne comme la colle de la parole à la manière du gluon, la colle de la matière, qui permet aux quarks, dans le cadre de l’interaction forte, de se maintenir ensemble à l’intérieur d’une particule (hadron).

   Cette comparaison est permise par la similitude de comportement entre le gluon et le lien structurel linguistique : la réalisation du renvoi d’une part et d’autre part l’enchainement subséquent avec une nouvelle intervention du locuteur en place est comparable à la récréation d’un quark de remplacement à l’intérieur d’un proton et la production d’un méson. A terme, on entrevoit que ce qui se passe dans la langue suit la même loi que ce qui se passe dans la matière.

   En effet, si par la rupture du gluon sous l’action d’une force extérieure, « on parvient par exemple à arracher un quark à un proton (b), il se forme instantanément un couple quark-antiquark aux extrémités libres du gluon brisé : à l’une des extrémités, le gluon recrée le quark préexistant, rétablissant l’équilibre des couleurs à l’intérieur du proton (c) ; à l’autre, il se crée un antiquark qui s’associe avec le quark arraché pour former un nouveau méson (d). » (Encarta 2007).

   De même la rupture du lien structurel entre les constituants d’une unité linguistique sous l’action de suspension interactive par le locuteur en place entraine dans le chef du public la reconstruction de l’unité tronquée, rétablissant de la sorte, avec une forte intensité sonore, l’équilibre entre les constituants de la structure concernée ; ce qui relance le current speaker et lui permet d’enchaîner avec une nouvelle intervention.

 

2.3. L’effet boomerang.

   Comme le boomerang retourne vers le chasseur qui l’a lancé, la voix du locuteur en place, dans le n-zúma, revient à lui, multipliée et amplifiée par le public du fait du renvoi.

   En effet, par le fait qu’ils sont produits collectivement en chœur à l’initiative du locuteur en place dont ils récupèrent, grossissent et portent au loin  la voix, en même temps qu’ils la lui retournent renforcée, les renvois se donnent à entendre comme l’écho sonore de la parole du current speaker qui retourne à son producteur, multipliée et  amplifiée.

   Et comme le chasseur peut de nouveau se servir du boomerang revenu à lui, le current speaker récupère pour ainsi dire sa voix que le public lui retourne en écho et peut de nouveau s’en servir pour la suite de l’échange : nous appellerons cette caractéristique formelle cardinale du n-zúma ‘‘écho boomerang’’ faute duquel, comme déjà dit, le n-zúma dégénère en un entretien ordinaire.

 

3. Structuration du n-zúma.

   Par rapport à la panoplie des modèles d’analyse des faits langagiers dans le prolongement de la théorie des actes de langage d’Austin,  il y a lieu de s’arrêter sur celui qui, à propos des interactions verbales, peut être considéré comme un exemple prototypique selon l’expression de Moeschler et Reboul (1994 : 479) : le modèle hiérarchique fonctionnel genevois présenté par Roulet et al. (1985) et par Moeschler (1996).

   Ce modèle se fonde sur l’hypothèse que la conversation est organisée à partir d’un ensemble hiérarchisé d’unités de rang et de relations ou fonctions entre ces unités.

   Les unités ou constituants obéissent au principe de composition hiérarchique selon lequel tout constituant de rang est composé de constituants n-1 (moins lui-même, qui peut être constituant d’un constituant de rang supérieur).

   Dans le modèle genevois, les constituants de la conversation sont, dans l’ordre hiérarchique décroissant : l’incursion, la transaction, l’échange, l’intervention et l’acte de langage.

   Il va de soi que dans son application au n-zúmá n-zíĭku, qui représente une interaction formelle fortement ritualisée, le modèle genevois nécessite quelques réaménagements appelés par des particularités du dialogue dans cette interaction.

 

3.1. Le dialogue dans le n-zúma.

   Avant d’en arriver à ces réaménagements, il faut s’assurer que le n-zúma fonctionne bien comme dialogue. Kerbrat-Orecchioni (1990 : 159) soutient que « pour qu’il y ait dialogue, il faut que soient mis en présence deux interlocuteurs au moins, qui se parlent ‘‘ à tour de rôle’’ ».

   Cette condition est bel et bien remplie dans le cas du n-zúmá où les participants ratifiés au rituel se parlent à tour de rôle. Dans le n-zúmá ń-zíĭku II, par exemple, L3 répond à L1, s’adresse ensuite à L5 qui lui répond et s’adresse de nouveau à L1 qui répond.

   Une activité verbale fondée sur l’alternance est bel et bien attestée dans le n-zúma dans le respect des trois principes généraux fondateurs du dialogue que retiennent Sacks et al. (1978 : 15)[10]:

(1) La fonction locutrice doit être occupée successivement par différents acteurs ;

(2) Une seule personne parle à la fois ;

(3) Il y a toujours une personne qui parle.

   Ce dernier principe signifie que le temps de l’échange est pour l’essentiel occupé par de la parole et que les intervalles entre tours sont réduits au minimum.

   Le deuxième principe est destiné à éviter les chevauchements producteurs de cacophonie et à promouvoir la coopération en vue de maximiser l’intercompréhension.

   En vertu du premier principe, les participants ratifiés au n-zúma, bien plus que les participants à une conversation familière,

‘‘sont soumis à un système de droits et de devoirs tels que :

  • Le locuteur en place (L: ‘‘current speaker’’) a le droit de garder la parole un certain temps, mais aussi le devoir de la céder à un moment donné ;
  • Son successeur potentiel (L3: ‘‘next speaker’’) a le devoir de l’écouter pendant qu’il parle ; il a aussi le droit de réclamer la parole au bout d’un certain temps, et le devoir de la prendre quand L1 la lui cède. » (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 159-160).    

   Le next speaker envisagé ici comme ‘‘successeur potentiel’’ est en fait, dans le n-zúmá ń-zíĭku, l’interlocuteur institutionnel qui n’a pas à réclamer la parole puisque le système le prévoit comme ayant droit à la parole en tant que participant ratifié.

 

3.2. Les constituants du n-zúmá ń-zíĭku

   L’alternance ainsi attestée à propos de l’occupation de la parole présente des particularités qui appellent des réaménagements théoriques en vue de l’analyse du rituel observé.

   Parmi ces particularités figurent, pour le compte du n-zúmá n-zíĭku (pris comme modèle rituel d’actualisation du n-zúma) :

  •  le nombre de participants ratifiés, 2 (format binaire) ou  3 (format ternaire) ;
  •  l’extensibilité du tour de parole consécutive à la mise en œuvre itérative du couplet envoi/renvoi, qui permet au locuteur en place de cumuler un nombre variable d’interventions dans un même tour de parole ;
  •  la pluralité d’allocutaires : grâce au recours au vocatif, le locuteur peut changer de destinataire (allocutaire) spécifique au cours d’un même tour de parole, sans compter le public ;
  • la prédétermination des participants ratifiés, de l’ordre de leurs interventions et des matières à traiter.

   Ces particularités permettent d’envisager la structure du n-zúmá ń-zíĭku comme constituée des unités de rang ci-après : incursion, macro-échange, segment, séquence, intervention et acte de langage.

   Bornée par le silence avant le début et par le silence après la fin du rituel, l’incursion coïncide avec le déploiement global du rituel.

   Moeschler et Reboul (1994 : 479) définissent l’incursion comme étant le constituant maximal coextensif à l’interaction entre deux ou plus de deux locuteurs. Elle est initiée et clôturée respectivement par un échange d’ouverture et un échange de clôture.

   Dans le n-zúma verbalisant le n-zíĭku, l’incursion se compose d’un nombre variable de macro-échanges et a pour limites une séquence d’ouverture et une séquence de clôture. 

   Le macro-échange peut être considéré comme la seule unité véritablement dialogale dans le n-zúma : deux interlocuteurs au moins sont présents l’un à l’autre et se parlent à tour de rôle, par-delà la distance syntagmatique souvent considérable entre deux segments embrayés pris en charge par chacun d’eux. 

   Au sein de deux tours de parole de deux participants, le macro-échange représente un échange extensif entre eux et porte sur un ensemble thématique éclaté dans des segments, alternés rarement ou télé-enchaînés souvent, reliés par des fonctions illocutionnaires et interactives.

   Membre du macro-échange, le segment réfère à un bloc de séquences reliées par un fort degré de cohérence thématique ou pragmatique et se compose d’un nombre variable de séquences sièges des sous-thèmes.   

   Dans le n-zúma, l’intervention peut se définir comme  la contribution d’un current speaker contenant un nombre variable d’actes de langage et délimité par deux renvois.

   L’acte de langage est la plus petite unité discursive dotée d’une force illocutoire.

   Ces unités peuvent être illustrées par leur actualisation dans le n-zúma n-zíĭku II de notre corpus. A ce sujet, il y a lieu de reconstituer sur le tableau 1  ci-après le premier macro-échange de ce rituel à travers les propos qui se font écho à l’occasion du déploiement du premier tour de parole de L1 et du premier tour de parole de L3.

Par Giovanni KUETUKADILA N’KWATATA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024