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                L’œuvre posthume de l’écrivain Zamenga Batukezanga

Phambu NGOMA-BINDA*

bindadekin@gmail.com

 

Résumé

   Parmi l’abondante production littéraire de l’écrivain Zamenga Batukezanga, certaines œuvres narratives n’ont pas été éditées de sin vivant.

   Cinq œuvres de fiction, dont la publication s’échelonne de 2002 à 2008, ont retenu notre attention. Nous en présentons ici le contenu substantiel, par rapport à la philosophie de la pratique littéraire du célèbre écrivain disparu le 2 juin 2000.

Mots clés : Zamenga, œuvre, posthume, contenu, pratique littéraire.

 

Introduction

   Décédé le 2 juin 2000, l’écrivain congolais Zamenga Batukezanga a laissé, inédite, une grande partie de son œuvre abondante. Dans la présente étude, je répertorie et j’analyse les textes littéraires qui n’auront pas été pris en compte dans mon étude parue en 1990, mais aussi tous ceux qui ont été publiés après la mort de l’écrivain. Dans ce relevé, un effort de classement chronologique est fait pour tenter de surmonter la difficulté (peut-être mineure) qui résulte de la non-datation de plusieurs des ouvrages de Zamenga. Ensuite, j’examine le contenu de cinq de ses œuvres posthumes auxquelles j’ai pu accéder, en les situant face à la conception que Zamenga se fait de la littérature, telle qu’elle nous est donnée dans son essai intitulé Pour une démystification. La littérature en Afrique (s.d).

   Sont pris en compte dans le présent essai de critique littéraire : Pour un cheveu blanc (2002) ; La Mercedes qui saute les trous. Chauffeur ya patron (2002) ; Chemin interdit (2006) ; Nkenge, la divorcée (2007) ; Le crâne de maman (2008).

   Ainsi qu’on le sait, Zamenga a légué à la population congolaise et à l’humanité une production littéraire abondante, diversifiée et admirablement riche en descriptions de la vie quotidienne, tout comme en réflexions incitatrices à la prise de conscience face au contact des cultures, et à l’impératif du changement nécessaire des mentalités, et donc de la manière de gérer le pays et nos vies sous-développés.

   Particulièrement soucieux de populariser ses idées, principalement auprès des jeunes de son pays, Zamenga choisit d’écrire dans des genres littéraires intellectuellement très accessibles au public, et publie des romans au volume non effrayant et financièrement non discriminatoire, ne dépassant généralement pas deux centaines de pages en petit format de poche.

   En manière de récapitulation, on se souvient qu’en plus d’une dizaine d’essais traitant du développement et de l’humanisme, Zamenga Batukezanga a publié deux recueils de contes importants : Un croco à Luozi et autres contes (1979), et La pierre qui saigne (1989).

   Il a produit onze œuvres de fiction en bandes dessinées : Un croco à Luozi (s.d.), Mami-Wata à Lodja (s.d.), Le mariage des singes à Yambi (1987), L’enterrement d’un chien à Kimpese (s.d.), Belle est aussi ma peau noire (s.d.). Le palmier, arbre de vie (1999), Pourquoi tout pourrit chez nous (1999), L’enfant et son bananier (2000), Un paysan devient riche (2000), La noyée à Lufu (2001), Riche grâce aux crocos (2001).

   Et il est connu de lui un total de vingt-deux romans (en attendant que soit réalisée la publication complète de ses ouvrages posthumes).

   Ma préoccupation est centrée sur les œuvres de cette dernière catégorie (l’œuvre romanesque posthume), principalement dans la perspective d’en manifester le contenu substantiel, et de dire la philosophie de sa pratique littéraire. Mais, auparavant, il me paraît utile de tenter de déterminer leur ordre chronologique, dans le but d’éclairer les critiques sur une éventualité d’évolution de l’écriture et de la pensée de l’auteur.

 

 

 

  1. La posthumité ou de l’ordre chronologique de l’œuvre littéraire de Zamenga

 

   Il peut être utile, quand on veut acquérir une connaissance approfondie d’un auteur, de connaître la date de rédaction et/ou de publication de ses écrits. Les événements et les circonstances déterminent la production de l’œuvre littéraire, même de fiction, aussi bien dans son inspiration que dans l’orientation de la trame, et de l’histoire racontée.

   On sait qu’est posthume, un écrit publié après la mort de l’auteur. Cette définition peut néanmoins être problématique. En tout cas, en ce qui concerne l’ordre chronologique de l’œuvre littéraire de Zamenga Batukezanga, il se pose deux problèmes.

 

1.1 L’ordre de rédaction de l’œuvre

   Le premier problème qui se pose est l’ordre chronologique de l’écriture ou de la rédaction des œuvres de Zamenga. Nous avons la certitude que certains ouvrages de l’auteur qui paraissent après sa mort ont été écrits bien avant certains de ceux qui sont sortis de son vivant. C’est le cas de Chemin interdit, de Nkenge, la divorcée, et de La Mercedes qui saute les trous (écrits entre 1980 et 1986). J’ai eu personnellement à en lire les manuscrits et à en réaménager le style (à partir de 1980, l’auteur m’a associé à la lecture et à la correction de quelques-uns de ses livres).

   Deux raisons ont fait que ces ouvrages aient connu un grand retard de parution.

   La première raison est d’ordre financier. Zamenga a initialement publié la plupart de ses livres à compte d’auteur. Un tirage important demandait beaucoup d’argent. Il ne pouvait donc arriver à financer que quelques-uns de ses écrits, en partie grâce au commerce de bière et de boissons sucrées que son épouse exerçait avec assiduité dans leur résidence. Il semble que les éditions Saint Paul Afrique n’ont pu les éditer que lorsqu’elles en ont eu la certitude de succès auprès du public, en particulier la jeunesse.

   La deuxième raison est le refus par son éditeur. Zamenga a fait savoir que Saint Paul Afrique a initialement refusé la publication de certains titres, comme Nkenge, la divorcée, récit retravaillé à partir d’une pièce de théâtre qu’il avait intitulée Le Curé pressé, et que la maison d’édition missionnaire jugeait ne point correspondre à son idéal religieux et éthique.

   Et il est utile de noter que, après une réponse négative de la part de l’éditeur, Zamenga ne se sentait jamais ni angoissé ni pressé de publier l’ouvrage rejeté. Mais, placés dans de belles et solides fardes-chemises fabriquées par les jeunes handicapés du Centre Kikesa, ces manuscrits étaient soigneusement conservés. Il savait, et il me le faisait remarquer face à mon impatience, qu’ils seraient bien publiés un jour, tôt ou tard, par lui-même ou par d’autres personnes qui en jugeraient la nécessité et l’importance.

 

1.2 L’ordre de parution de l’œuvre

   Le second problème que pose l’œuvre littéraire de Zamenga Batukezanga est l’ordre chronologique de sa parution. La datation n’est peut-être pas nécessaire en matière de littérature mais, absolument, elle éclaire l’histoire, les circonstances et le contenu d’un écrit. Zamenga n’a pas accordé une attention sérieuse à cet aspect d’écriture. C’est ainsi qu’il n’est pas aisé d’établir la chronologie de son œuvre, surtout pour quiconque n’aura pas été constamment attentif au travail de cet écrivain prolifique.

   La raison majeure en est que plusieurs de ces ouvrages ne sont pas datés, en particulier ceux que l’auteur lui-même a édités. C’est à travers un effort de situation que le lecteur arrive finalement à découvrir ou à deviner la date de publication de l’ouvrage.

   C’est le cas de quelques-unes des bandes dessinées citées plus haut, et aussi des essais ci-après : Les étapes du développement rural (s.d) ; Pour une démystification : la littérature en Afrique (s.d.) ; Aux problèmes locaux, solutions locales (s.d.).

   De même, il revient au lecteur de deviner la date de parution des romans suivants : Les Iles Soyo (1979), Le Réfugié (1985), Un villageois à Kinshasa (1988). Les dates indiquées ici nous ont été suggérées à la faveur de recherches approfondies, notamment dans le cadre de certaines thèses de doctorat défendues dans les universités d’Afrique et de l’Occident(1)[1]. Cette « insouciance » vis-à-vis de la date de publication est sans doute à expliquer par le fait que, prenant personnellement en charge ses publications, Zamenga n’a pas bénéficié de conseils en matière d’expertise éditoriale. Il a publié la plupart de ses œuvres, tant d’imagination que de réflexion, dans ses propres éditions « Zabat », « Basenzi », « Achac », et « Zola-Nsi ». Il a manqué à ces éditions un souci de précision et de professionnalisme. À moins que, comme je l’ai noté ci-dessus, la datation n’ait guère été considérée comme importante par l’auteur. De fait, même sous d’autres cieux, la date de parution de romans n’est pas toujours jugée essentielle.

   Mais le succès rencontré par ces écrits a convaincu le plus grand éditeur du Congo, Saint Paul Afrique (devenu Médiaspaul) qui les réédite, régulièrement, dans les règles de l’art, et en assure une grande diffusion à travers le pays.

 

2. Le contenu substantiel de l’œuvre posthume

 

   La fécondité littéraire de Zamenga Batukezanga se révèle, de plus en plus clairement, à travers la parution graduelle de son œuvre posthume. Nous l’avons noté : après la mort de l’écrivain, la famille de Zamenga a cédé aux éditions Médiaspaul le droit d’éditer les manuscrits que l’auteur a laissés, soigneusement conservés.

   À ce jour, cinq romans ont été publiés. J’en résume ci-après la substance, sur le plan de la trame et des idées majeures de chacun d’eux.

 

2.1 Une méditation sur la coulée du temps et l’insécurité de la retraite

   En 2002 est publié Pour un cheveu blanc. Une deuxième édition est intervenue en 2004 chez Médiaspaul. Le récit part de la découverte, par Madame Tshibola, d’un cheveu blanc sur la tête de son mari, Tshimanga. Les deux époux prennent alors conscience de la fatalité du vieillissement, de la vieillesse, du départ de cette terre. Il ne lui reste plus que dix ans de travail dans la compagnie. Il faut se hâter de sécuriser ses vieux jours, et ceux de ses enfants.

   Mais, en sa qualité d’excellent cadre dans une entreprise, Tshimanga est obligé de se courber aux ordres de mutations continuelles, allant d’un lieu à un autre, ne sachant donc pas se sédentariser.

   Une des conséquences de ces déplacements fréquents est que la famille n’arrive point à construire son avenir, à préparer sa retraite. Une autre conséquence est la déstabilisation de la famille : la femme reste souvent seule, dans la solitude et la précarité, avec tous les risques qu’une telle situation entraîne en dépit des petites affaires qu’elle essaie de pratiquer ; et dans ces multiples déplacements, l’homme est exposé à des rencontres galantes pouvant déboucher, bien malgré lui parfois, à l’infidélité conjugale.

   Au moment même où il décide de se stabiliser, Tshimanga est de nouveau envoyé assumer une charge importante et urgente à Kikubi, une contrée éloignée de Mbuji-Mayi sa ville natale, pour y redresser une usine en danger de faillite.

   De par les coutumes, Tshimanga y est contraint d’accepter de prendre quatre femmes, y connaît une vie familiale déréglée. Il ne pense plus, comme il le faudrait, ni à son épouse Tshibola ni à ses enfants. Sa vie est désordonnée.

   Plus tard, Tshibola rejoint tout de même son époux à Kikubi, et parvient à faire répudier les autres femmes.

   Mais débordé par le travail d’une entreprise qui malheureusement tarde à remonter, Tshimanga tombe malade. Il est hospitalisé et finalement y trouve la mort. La corruption et les mœurs légères qui règnent en maîtresse au sein de l’hôpital y ont concouru, de façon efficace, et malheureusement.

   Il meurt sans avoir réalisé son ardent désir de retourner chez lui, et de s’occuper paisiblement de ses enfants, de sa famille, et de sa mère.

   Au deuil, Tshibola est malmenée, soumise à des traitements cruels et dégradants fermement prescrits par la coutume. Et c’est ici l’occasion, pour l’auteur, de décrire, pour les dénoncer, les souffrances que des coutumes ancestrales rétrogrades font endurer à la femme veuve.

   Pour un cheveu blanc est, dans sa substance, un roman de réflexion sur la condition réservée aux personnes allant à la retraite, après avoir été exploitées et pressurées par des employeurs cyniques, ne pensant qu’à leur seul et propre profit. Il est une méditation sur la coulée du temps et l’insécurité de la retraite dans nos pays où la sécurité sociale n’est couverte par aucun mécanisme fiable.

 

2.2 Le grand mal de la gabegie et de l’insouciance des bourgeois dénoncé par le petit peuple

 

   Un autre roman publié la même année (2002) est La Mercedes qui saute les trous. Chauffeur ya patron. L’histoire se passe dans la ville de Lubumbashi.

   Monsieur Diur wa Diur est l’un des privilégiés du régime : il vient d’obtenir une nomination, au poste de président directeur général d’une entreprise étatique. C’est la grande fête, de tout le clan, et même de toute la tribu, enfin sortie de la misère ! De lui est attendu qu’il résolve tous les problèmes de la famille, du clan, de la tribu. Karl, beau et jeune garçon élégant de la ville, est embauché pour servir de chauffeur au nouveau patron de l’entreprise prospère.

   Avec ses jeunes collègues, Karl observe, attentivement, les mœurs de leurs patrons : chaque jour c’est des festins copieux, c’est des alcools, c’est des débauches avec les jeunes filles, préférablement des étudiantes et lycéennes.

   Les conversations des chauffeurs sont d’une exactitude impla-cable et sans appel : les patrons, issus des minorités riches de notre société où la grande masse meurt de misère, sont tous « pédants et de basse moralité ». Rares, très rares sont ceux qui se soucient de leurs employés.

   Voilà la race de ceux qui dirigent nos entreprises privées et étatiques ! Demain au bureau, ils afficheront un air sérieux nous faisant des leçons de morale (La Mercedes, p. 33).

   Pendant qu’ils se vautrent dans les plaisirs de chairs et de tables, et qu’ils se pavanent dans de grosses voitures de luxe, l’entretien des routes sur l’ensemble de la ville et du pays est le moindre de leurs soucis. Les trous y sont nombreux, si nombreux qu’il est impossible au chauffeur de les éviter tous. Un jour, au patron énervé par trop de secousses, reprochant au chauffeur de ne pas savoir conduire, ce dernier répond, ironiquement caustique : « Patron, achète une Mercedes qui saute les trous ! ». Et il continue sa méditation, fulminant contre le patron, les patrons en général, qui leur font vivre une très cruelle condition de misère, de déconsidération et d’humiliations.

   Mais à la fois élégant et rusé, Karl, le chauffeur, sait aussi jouer des tours funestes : il se laisse séduire par la femme de son patron ; pendant qu’une sévère crise de carburant met en déroute le pays, Karl vend de l’essence qu’il soutire du réservoir de la voiture du patron et avec laquelle il se fait lui aussi passer pour un patron auprès des filles ; il fait du taxi avec la voiture du patron, etc.

   La crise économique est sévère dans le pays. Vol, corruption, débauches, détournements des biens de l’État et des entreprises, gaspillage des deniers publics dans des festivités gargantuesques, et même inventivité pour essayer de s’en sortir, etc., sont dans la danse tant pour les pauvres que pour les riches, pour les petits employés - chauffeurs et cuisiniers - que pour les patrons. Ce comportement immoral généralisé prend des ailes, conséquence de la crise économique, elle-même générée par un grave déficit de gouvernance du pays par les patrons.

   Au total, le roman est une suite de réflexions sur le comportement horriblement pourri de l’infime minorité de riches du pays, des dirigeants sans compassion ni morale, tenant entre leurs mains le funeste destin du peuple, générant des injustices sordides pour qu’ils puissent exister, accaparant pour eux seuls la totalité des « richesses fabuleuses et scandaleuses » de la nation.

   Consolation du pauvre, pour se créer quelque bonheur : se faire modestement agriculteur ? Ou, en tout cas, « se faire un petit monde à soi, en demeurant néanmoins en union avec les autres ! ». C’est le grand mal de la gabegie et de l’insouciance des bourgeois, sarcastiquement dénoncé par le petit peuple.

 

2.3 La pourriture de la débauche, féminine et masculine

 

   Nkenge, la divorcée, roman publié en 2007, est, on l’a noté plus haut, la reprise largement retravaillée de Le curé pressé, une comédie écrite par l’auteur et jouée (dans les années 1970) par la troupe de théâtre de l’université Lovanium.

   L’histoire est d’abord celle du jeune Lukaya, élève à l’esprit tourné vers les idées marxistes. Chassé de l’école, le jeune séminariste va dans une autre école, catholique, puis il parvient à entrer à l’université, où il est soumis, avec ses autres camarades étudiants nouveaux inscrits, à des blagues et tracasseries « humiliantes » dénommées « bleusailles académiques ». Émancipé à son tour, il devient rapidement grand « importateur » de filles chez lui, dans sa chambre située au home réservé aux garçons, et interdit d’accès aux filles.

   Après ses études, il épouse Nkenge, une jeune fille diplômée de sciences culinaires, qu’il avait naguère rencontrée, comme prostituée, dans la rue et dans des circonstances obscures. Des péripéties de la cérémonie du mariage célébré par le Père Curé font bien voir qu’il s’agit là d’une union qui n’était guère appelée à durer.

   La prédication comique du curé souligne l’infériorité et la soumission inconditionnelle de la femme, de par la volonté de Dieu. Au milieu de la prédication, une femme s’en trouve indignée, et clame haut la nécessité de donner à la femme toute sa dignité, en tant que personne humaine. Le curé continue néanmoins : il demande aux jeunes époux de ne point succomber au péché de divorce, mal de plus en plus envahissant dans le monde occidental.

   Prémonitions ? Pendant la cérémonie, la bague de la mariée tombe et disparaît sous les bancs et les robes. Des dépenses somptueuses, pour la fête, sont faites. Déjà ruiné, Lukaya se voit obligé de danser avec une mallette dans le bras, pour récolter l’argent apporté en cadeau. À la sortie de la salle de fêtes, le convoi des mariés, constitué de taxis loués, provoque des accidents mortels.

   Des mois passent. La condition financière ne s’améliore guère. Depuis longtemps habituée à une vie facile et aisée, Nkenge se sent mal à l’aise dans le foyer. Aussitôt, elle retourne à sa vie de frivolité, s’adonnant sans retenue à des infidélités grossières et voluptueuses avec Monsieur Mbongo-Zingi, son ancien amant.

   Se sentant comblée dans son nouveau statut auprès du richard de son cœur volage, elle demande le divorce au tribunal. Devant les juges, elle débite des injures et des mensonges grossiers contre son époux Lukaya. Malgré d’insistants conseils de patience et de réconciliation qui lui sont prodigués, Nkenge exige le divorce, mordicus.

   Elle vit désormais avec son amant, par ailleurs promu fondé de pouvoir dans la société où il travaille, remplaçant ainsi un Blanc rentré dans son pays, et héritant de tous les privilèges et avantages sociaux de ce dernier.

   Tout est merveilleux pour Nkenge, grâce à une vie dispendieuse, sans souci et de grande bourgeoisie, garantie par l’argent détourné par son mari dans l’entreprise. Mais rien ne va pour elle aux yeux de son personnel domestique, qui l’accuse d’arrogance et de traitements humiliants, en lui faisant faire des travaux réservés aux « Basenzi », aux personnes non civilisées. Elle est portée en jugement devant Mbongo-Zingi. Le coup fatal est assené par son chauffeur, lequel étale ses nombreuses infidélités.

   Nkenge est répudiée. Et elle se retrouve à nouveau dans la rue, « passant d’un night-club à un autre ». Dans ses pérégrinations sentimentales, elle séduit de grandes personnalités, à la faveur de sa jeunesse toujours fraîche et de sa beauté bien étincelante.

   Elle est nommée « Ministre d’État chargée de la morale et du bonheur du peuple » dans le gouvernement de son pays. Mais vivant de graves complexes de supériorité, Son Excellence Madame le Ministre terrorise et tyrannise, jette de nombreux hommes en prison, en particulier ses anciens époux, Lukaya et Mbongo-Zingi.

   Mais les bonnes choses ne durant jamais dans le monde politique, la radio nationale annonce un remaniement ministériel. Nkenge est écartée du gouvernement. Du jour au lendemain, elle se retrouve sans ressources pour continuer à mener sa belle vie tonitruante.

   Torturée par des soucis de tous ordres, elle se retrouve, quelques mois plus tard, atteinte de maladie mentale, complètement folle, parcourant sans arrêt, toute nue, les rues et quartiers de la ville.

   À la fois comique et tragique, ce roman étale la pourriture de la débauche, féminine et masculine, sensuelle et politique, dont les adultes comme les jeunes sont coupables dans cette société que la culture occidentale, volage et matérialiste à l’excès, est en train de distordre, de torturer et de dévoyer.

 

 

 

2.4 Des enfants révoltés contre la société en pourriture

 

   En 2006 est publié le roman Chemin interdit, que je crois figurer parmi les plus belles œuvres littéraires de Zamenga. Le récit se déroule dans la République du Sahel. L’indépendance acquise y a transformé la vie, de manière profonde, générant en l’occurrence des égoïsmes et des débauches à l’ampleur et à l’implacabilité jamais connues auparavant.

   Deux familles amies, celle de Camara et celle de Diouf, jadis habitant le même quartier des Noirs évolués, Djamaro, ont désormais des destins fort différents. Rapidement, un fossé profond voit le jour entre différentes classes sociales, celle des hommes politiques et dirigeants d’entreprises publiques d’un côté, et celle des autres, les salariés et autres laissés pour compte de l’autre.

   Camara accède au haut statut d’homme politique ; tandis que Diouf demeure, avec sa famille, au même rang social et dans le même quartier dont les conditions de vie ne cessent de se détériorer. Tandis que les uns vivent dans l’opulence et les plaisirs infinis, les autres meurent littéralement de faim et de misère :

 Ainsi, pendant que des populations entières crèvent de soif et de faim sous un soleil accablant, les nantis ne mangent que des aliments importés, ne boivent que du champagne et ne roulent que dans les voitures les plus luxueuses (Chemin Interdit, p. 12).

 

   Pire, Diouf est dramatiquement arraché à la vie, à la suite d’un accident de travail au port où il travaillait comme mécanicien. Sa femme Penah, et ses enfants, s’enfoncent davantage dans la pauvreté et la misère. Et, bientôt, la jeune veuve se prostitue sans vergogne avec Monsieur Mamadou, l’ancien ami de son époux défunt, et cela dans la maison même, construite et laissée par ce dernier.

   Les enfants surprennent les amants scandaleux. Hassein, le fils aîné, n’en revient pas. Il se révolte contre sa mère, agresse copieusement le faux ami de son père, et quitte définitivement la maison, préférant demeurer clochard dans la rue.

   C’est désormais dans le quartier commercial de Bôla qu’il passe ses jours, parmi des enfants de la rue qui vagabondent, çà et là, de jour et de nuit. C’est là que, des années plus tard, un jour, il rencontre Antok, son ancien ami, fils de Monsieur Camara, devenu Ministre dans le gouvernement de la république sahélienne.

   Antok reconnaît son ami d’enfance, s’apitoie sur la condition qui est devenue la sienne, et l’invite dans la résidence de son père. Il espérait obtenir que son ami soit placé quelque part, pour une meilleure vie, autre que celle de clochard dans la rue.

   Quand le Ministre Camara arrive du service, il trouve un voyou très mal habillé assis dans son salon somptueux réservé aux seules grandes personnalités de son rang particulièrement élevé. Aussitôt il entre en colère et, sans ménagement aucun, fait chasser ce « cochon » de garçon en dépit des explications et supplications de son fils Antok. Ce dernier est profondément déçu par le comportement de son père, lequel par ailleurs se livre à des débauches sans gêne avec de petites filles de la ville, étudiantes et élèves spécialement.

   Antok, étudiant à la Faculté de médecine, se révolte, menace de dénoncer publiquement son père qui a triché aux élections. Il quitte la maison et choisit de vivre désormais avec les autres étudiants dans les résidences universitaires. Là, il constate que les hommes fortunés et les hautes autorités politiques et administratives de la ville viennent, au soir tombant, s’approvisionner en belles filles fraîches, résidentes des homes.

   Avec ses amis, Antok épie les va-et-vient incessants des « grosses légumes » qui viennent aux alentours de l’université, amènent des étudiantes prostituées dans les bars et hôtels de la ville. Il constate que parmi ces gens fort actifs il y a son père, qui court avec la très orgueilleuse Maskourie.

   À la faveur d’un stratagème, Antok accède à la petite fille prostituée et la bat copieusement, jusqu’à lui fracturer le bras et une côte. Alerté, le Ministre amant protecteur de la fille terrorise les autorités universitaires, mais il se rend compte que l’auteur du forfait n’est autre que son propre fils Antok. Le père le fait renvoyer de l’université, alors qu’il était presqu’en année terminale à la Faculté.

   Déçu et révolté une fois de plus, Antok se fait clochard et rejoint son ami Hassein dans la rue. Très vite il devient le leader du groupe que des jeunes gens révoltés ont dénommé « Chemin interdit ». Le groupe se donne pour mission de mener des actions punitives contre les hommes au pouvoir et les nantis hommes d’affaires, tous des arrogants, des détourneurs des deniers publics et des débauchés irréversibles de la société.

   Dans un harcèlement sans répit, le groupe « Chemin interdit » mène des actions de représailles contre le Ministre Camara, prototype du bourgeois cynique, et contre d’autres commerçants voraces et prédateurs. Le groupe vise de ruiner le commerce de ces caciques sans foi ni loi. Il déclenche une campagne de pression, de destruction et de pillage des biens des riches. Et, finalement, la « campagne de récupération des biens malhonnêtement acquis par les privilégiés du régime porta ses fruits » (Chemin interdit, p. 86).

   Alertée, à la faveur d’une trahison d’un membre du groupe, et décidée d’enrayer toutes les actions de banditisme qui se multiplient et sèment la panique dans la ville, la police cerne le quartier général de Chemin interdit, et y mène un assaut fatal. Tous les déçus et marginaux révoltés de la société sont capturés, ligotés, puis rangés devant des tireurs d’élite. Au signal donné, comme d’un seul coup de feu, tous sont massacrés.

   La très grande nouvelle est triomphalement annoncée. Et pour l’assurer définitivement de la paix désormais retrouvée, la population est invitée à admirer l’exploit de la police. Accompagné de son épouse, Camara « se rendit sur le lieu pour voir, l’air triomphant, les cadavres de ceux qui lui avaient volé tant d’argent et l’avaient rendu malheureux… ».

   Le corps de Docta Antok était là, étendu, ensanglanté, inerte. Dans un choc d’émotion d’une rare violence, la mère poussa un cri et tomba raide morte. De son côté, et dans un coup de désespoir suprême, Camara se tira une balle dans le crâne.

   Antok a péri, s’est sacrifié, avec tout son groupe de révoltés contre les maux et souffrances que les riches et dirigeants politiques cyniques font endurer à des millions d’humbles personnes dans la république sahélienne à l’âme asséchée par les méfaits infâmes de « l’argent et du pouvoir » (p. 103).

   Ce roman me paraît être l’un des meilleurs de l’auteur : il est fait de contrastes saisissants, de parallélismes exacts, de tableaux cruels et dramatiques, dépeignant et dénonçant de façon implacable les graves et nombreux vices de prostitution, d’irresponsabilité, de détourne-ments continuels, d’égoïsme, et d’insouciance vis-à-vis du peuple de la part des détenteurs du pouvoir politique et financier. Et l’engagement et la détermination, de la part de la jeunesse, à dénoncer ces vices qui rongent la société sont, par contre, porteurs d’espérance de vie meilleure, et heureuse, pour les générations futures.

 

2.5 Une exceptionnelle passion d’amour pour sa mère et pour l’Afrique

 

   En 2008, c’est Le crâne de maman qui est publié. Il met en scène Monsieur Engwall, un pasteur missionnaire protestant, soucieux de voir les femmes s’instruire. Mais la coutume s’y oppose : la jeune fille est destinée aux travaux des champs, au mariage dès sa tendre enfance, et au ménage dans la maison.

   On est à l’époque coloniale. De manière forte, le pasteur fait capturer quelques filles, à qui il dispense l’éducation. La petite Denda est du nombre. Le bienfaiteur culturel tient à « l’instruire, pour la marier à un pasteur ou à un évolué converti à la civilisation européenne ».

   La fille est finalement mariée à Monsieur Watsha, un Noir civilisé à l’occidentale mais soucieux de respect rigoureux des coutumes africaines, et malheureusement originaire d’une tribu étrangère à celle de Denda. Celle-ci n’y sera jamais pleinement acceptée et intégrée.

   Le couple a un garçon, auquel il donne le nom de Bite. Grâce au pasteur Engwall, ce dernier est envoyé en Amérique, pour des études, primaires et secondaires, et même universitaires, et il obtient un diplôme d’ingénieur civil. Il poursuit et achève de brillantes études doctorales. À la faveur de performances applaudies par les enseignants de la prestigieuse institution académique, Bite est retenu professeur d’université, et juste quelques années après il devient même Doyen de la Faculté.

   Avec le vent des indépendances, il ressent intensément la nécessité, mieux, l’obligation morale et patriotique de retourner servir son pays. Denda, sa mère, meurt. Cet événement tragique provoque en lui une angoisse profonde, qui renforce son désir de retourner au pays de ses parents.

 

   C’était finalement la ferme volonté de servir l’Afrique, et aussi le désir de voir et de rendre hommage aux tombes de ses parents, qui amènent Bite à retourner en Afrique (Le crâne de maman, p. 15).

   L’indépendance n’est pas encore acquise. Malgré son très haut niveau d’instruction et sa position sociale de professeur d’université, Bite est sujet de discriminations sociales sordides. Il n’est pas autorisé à habiter la partie huppée de la ville, strictement réservée aux Blancs. Dans l’université de son pays, les cours qui sont de sa spécialisation lui sont refusés, celui de physique nucléaire en particulier. Son salaire est très inférieur à celui des Blancs de la classe moyenne européenne. Excédé, il quitte la fonction enseignante pour un autre emploi.

   Sans doute pour tenter d’obtenir une solide consolation, il épouse Selema. Plus il avance en âge, plus il pense à ses parents, qu’il n’a connus que dans son enfance. En particulier, il lui semblait important de « venger » sa mère, de l’honorer, elle qui était prise esclave, mariée à une tribu étrangère, et enterrée en un lieu déshonorant. Et il brûlait d’envie de dire lui-même à ses enfants comment était sa mère :

Il vint à Bite l’idée d’aller chercher la tombe de sa mère, en vue d’exhumer son corps, récupérer son crâne et certains os qui ont résisté à la corruption de la terre (p. 25).

 

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Par Phambu NGOMA-BINDA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024