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                   Une quête difficile du bonheur. L’avocate et le Tribunal de Grande Instance.                      

                    Lecture de Parcours d’une vie de Bestine Kazadi Ditabala                                    

                         Florent Babaapu Kabilayi*

 

I. Présentation

Bestine Kazadi Ditabala est née à Liège, en Belgique, le 08 février 1963 d’un père congolais et d’une mère Belge. Elle a fait ses études primaires à Kinshasa, les humanités et l’université en Belgique. Elle est détentrice d’une licence en droit. Ce qui lui permet d’exercer sa carrière d’avocat au Barreau de Kinshasa. Elle coordonne le Bureau de Réflexion et d’études congolaises. Membre du Barreau International, elle se bat pour une culture citoyenne au Congo. Elle est engagée dans la défense des droits de l’Homme et lutte contre toutes les discriminations sociales.

Elle est auteur de : Congo Mots pour maux (poèmes),

Infi(r)niment femme (poèmes) et Inconnu IL (poèmes) :

Parcours d’une vie (Nouvelle) in Nouvelles de Kinshasa (2008).

II. Motivation du choix

Les lettres congolaises sont d’une abondance telle qu’à l’heure actuelle elles méritent bien l’attention des spécialistes. Bien des écrits[1] qui leur sont consacrés confortent la position adoptée par les départements des lettres et civilisations africaines d’enseigner cette littérature. Il existe un titre de cours : « La littérature congolaise ». Cependant, l’on remarque parmi les auteurs une présence de femmes dont la plume est digne d’admiration[2]. Parmi ces femmes à la belle plume se trouve Bestine Kazadi Ditabala. Elle aborde les questions de la vie citadine dans leur diversité : la délinquance juvénile, la drogue, la femme et la jeune fille, la sexualité précoce, la jalousie et la haine, la lutte pour la survie, l’indifférence vis-à-vis de l’autre, la stigma-tisation sociale, l’espérance et le désespoir …

III. Problématique

Parcours d’une vie est un récit qui se raconte à la première personne dans la plupart des cas. Il arrive qu’il passe à la troisième personne. Cette manière de raconter fait participer au déroulement de l’histoire deux instances narratives et conduit à une assimilation de l’une à l’autre. Et l’on se demande si ces instances narratives qui sont les lieutenants du scripteur ne renvoient pas à une référence propre à l’auteur. Ne s’agit-il pas de la vie de l’auteur ? L’auteur ne serait-il pas dans ce je qui raconte et qui, parfois, se dédouble pour devenir un nous inclusif ? La quête du je qui raconte ne serait-elle pas celle de l’auteur ? Mais avant de répondre à toutes ces questions, disons un mot sur le récit lui-même.

IV. Le récit[3]

  1. Une histoire[4]

Un jeune garçon est pris dans les filets par les éléments de la police ; il a par devers lui de la drogue qu’il vend dans la rue. Il y a flagrance. Aussi est-il arrêté et inculpé. Le Tribunal de Grande instance lui trouve une avocate qui est chargée d’office de plaider sa cause.

Dévouée, l’avocate se dirige vers le pavillon central dudit Tribunal pour rencontrer ce jeune garçon et un autre client dont  elle gérait le dossier. Elle arrive, un matin, sur le lieu où elle gravit les marches et s’engage dans le couloir conduisant à un local aux vieux murs servant de cadre à son entretien avec  le concerné. Un deuxième dossier est celui d’un crime passionnel perpétré par un mari sur sa femme. L’avocate est là pour entendre ces deux clients d’infortune.

En une fraction de temps, l’avocate est  face à un jeune garçon que les gardiens font asseoir sur une chaise et à qui ils enlèvent  les menottes aux poignets dans un cliquetis à peine audible. Elle le dévisage. Celui-ci cherche quelque chose pour s’appuyer et  s’attarde du regard sur ceux qui sont présents dans le lieu. Sans mot dire, le gars s’est approché de la fenêtre ouverte qui donne sur la cour du parc, s’est retourné, comme pour dire au revoir, et a sauté. Il y a eu un bruit écrasé. Un silence s’en est suivi. Un corps sans vie était là. L’avocate n’a pas pu plaider sa cause.

  1. Un schéma narratif universel[5]

L’histoire de ce récit comporte des éléments qui répondent à l’algorithme ci-après : une situation initiale, une perturbation, une quête, un combat, une élimination et une situation finale. En fait, la situation initiale correspond à l’euphorie dans le chef de l’avocate qui vit comme à l’accoutumée. Elle est à l’aise dans la perception et l’exécution de ses tâches. La perturbation survient avec  sa désignation comme avocate commise d’office à défendre un jeune indigent et un mari assassin de sa femme. C’est ce qui la conduit à rechercher  les moyens de défense pour ces deux cas dont l’inculpation, l’arrestation et  la condamnation lui semblent  inévitables. Ainsi s’engage une quête dont l’objet est la défense des inculpés. Le combat pour réunir les informations pouvant servir à plaider coupable se déroule à l’intérieur de l’instance agissante. ‘’je’’ ne sais pas faire parler le jeune garçon silencieux devant lui. Celui-ci se suicide sans avoir prononcé une seule parole ; ‘’je’’ reste dans la panique. L’entreprise de l’avocate est un échec. Sa situation ne connaît aucune amélioration par rapport à l’état de départ.

   

  1. Une quête[6]

Parcours d’une vie est un récit comportant les personnages ci-après : les éléments de la police, les gardiens, le Tribunal de grande Instance, l’avocate, le mari assassin, le jeune garçon, les personnes présentes, les adultes, les habitants du quartier.

Ces personnages se meuvent dans un espace auquel ils sont attachés et accomplissent des actions précises. Selon les sphères d’action, il y a lieu de les regrouper comme suit :

 

Desti-nateur

Desti-

nataire

Sujet

Objet

Adjuvant

Opposant

Le

Tribunal

La

police

La police

Les

Délin-

quants,

la drogue

Les

Eléments

 de la

 police

La rue

Le

Tribunal

La

police

La police

L’assassin

Les

 Eléments

 de la

 police

La rue

Le

Tribunal

L’avocate

L’avocate

La

défense

 des

inculpés

Les

 gardiens,

 les

 habitants

 du quartier,

 les

 personnes

 présentes

La rue

Le

Tribunal

L’avocate

L’avocate

Les

 Infor-

mations

 sur le

 jeune

 garçon

Les

gardiens,

 les

personnes

 présentes

La rue,

Le

 Jeune

 garçon

Le

Tribunal

Le

Tribunal

Le Tribunal

Le

jugement

des

 prévenus

L’avocate

Le

Jeune

Ado-

lescent

 

Au regard de ce tableau, l’on constate que le Tribunal de Grande Instance est le commanditaire de toutes les quêtes, que la police et l’avocate sont bénéficiaires y compris le Tribunal de Grande Instance et en même temps sujet. La rue se retrouve marquée comme opposant. L’objet du désir, lui , est multiple ; il est tantôt un être animé, une action à accomplir, une connaissance à acquérir, un hallucinogène. Les adjuvants sont tous des êtres humains.

Un tel constat dû au caractère statique de la présentation en tableau ne permet pas d’aller plus loin en termes de relation inter catégorielle et de manifester l’incidence de l’action d’une catégorie des personnages sur  une autre. Il nous faut une présentation complémentaire qui puisse rendre compte de la dynamique de l’univers des personnages.

 

Présentation dynamique

Au départ de tout, il y a la quête du Tribunal de Grande Instance que l’on visualise comme suit :

 

Le Tribunal de Grande Instance

Le Tribunal de Grande Instance

Le Tribunal de Grande Instance

Le jugement des prévenus

La rue

L’avocate

 

 

 

 

 

 

 

Ce schéma indique que le Tribunal de Grande Instance est mû par le souci de l’équité car c’est lui qui oblige à obtenir un jugement en bonne et due forme de chacun des prévenus. Il formule ce souci en objet de la communication qu’il adresse au Tribunal de Grande Instance. Celui-ci en bénéficie et s’en charge comme sujet à la quête d’un objet de désir dûment constitué. Il s’engage dans une quête qui exige la participation d’un avocat. Aussi une avocate est-elle désignée et commise d’office à cette tâche qu’elle ne peut exécuter qu’après avoir pris connaissance du dossier. Ce qui conduit à la suspension de cette première quête. Il faut une suite de quêtes intermédiaires pour réunir les éléments nécessaires à l’accomplissement de cette première quête.

Sphère  1.

 

La police

Délinquants et drogue

Le Tribunal de Grande Instance

 

 

 

 

 

Eléments de la police

La police

La rue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans cette sphère d’action, c’est le Tribunal de Grande Instance qui  s’adresse à la police. Il lui fait savoir qu’il existe des délinquants qui s’adonnent à la vente et à la consommation de la drogue. Informée, la police se charge de rechercher lesdits délinquants et de mettre la main sur eux ;  y compris la drogue. Dans cette démarche, elle déploie des éléments de son service sur le terrain. Ceux-ci sont organisés et parviennent à déjouer la vigilance des gens dans la rue. Ils mettent la main sur un jeune adolescent qu’ils emmènent à leur poste. Leur quête réussit. La jonction est établie entre le sujet et l’objet du désir.

Sphère 2

 

Le Tribunal de Grande Instance

Assassin de sa femme

La police

Eléments de La police

La police

La rue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Cette deuxième sphère d’action est mise  en branle par le dispositif dont le commanditaire est le Tribunal de Grande Instance. Celui-ci communique à la police l’existence d’un meurtre perpétré sur une femme par son mari. La police s’approprie l’information et se charge de rechercher l’assassin. La quête débute. Au cours de cette quête, la police est aidée  par les éléments installés sur le terrain. Ceux-ci  arrivent à mettre la main sur le meurtrier de sa femme. La rue ne parvient pas à dissimuler l’assassin. La quête aboutit au résultat escompté. Il y a conjonction entre le sujet et l’objet du désir.

 

Sphère 3

 

Le Tribunal de Grande Instance

Défense des inculpés

L’avocate

Les gardiens, les personnes présentes 

L’avocate

La rue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ici, le Tribunal de Grande Instance communique à l’avocate une tâche à effectuer : la défense des inculpés. Il s’agit notamment du jeune adolescent et de l’homme qui a tué sa femme. L’avocate s’approprie l’information et en fait son affaire. Elle doit les défendre. Toutefois, cette tâche lui exige une connaissance approfondie du jeune adolescent. Ce qui en fait l’objet d’une quête intermédiaire.

 

Sphère 4.

 

L’avocate

informations sur le jeune adolescent

L’avocate

Le Tribunal, les gardiens, les présents

L’avocate

La rue, le jeune adolescent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’avocate est saisie par elle-même afin de réunir les moyens nécessaires à son plaidoyer. Aussi se charge-t-elle de rencontrer ce client pour connaître son passé. Ce qui va lui permettre de le présenter comme une victime du système dans lequel il a grandi et obtenir une peine adoucie. Dans cette entreprise, l’avocate reçoit l’aide du Tribunal qui lui fournit le cadre pour s’entretenir avec le jeune adolescent. Les gardiens, eux aussi, aident à conduire jusqu’à son bureau de travail le jeune dont les poignets sont liés par des menottes. Ils le placent en face de l’avocate en lui enlevant ces menottes. L’inculpé s’échappe par la fenêtre et tombe dans la cours dans un bruit écrasé. Il meurt sans avoir fourni une seule information sur lui à l’avocate. La quête intermédiaire échoue. Du fait de l’absence d’informations sur le jeune adolescent et de son suicide, l’avocate échoue doublement dans sa mission. Elle ne peut défendre un mort ni  empêcher cette  mort.

Le Tribunal de Grande Instance, les gardiens, les individus présents ne lui ont apporté aucun secours dans la réalisation de son métier d’avocat. La volonté du jeune adolescent et sa détermination ont dû mettre fin à une procédure, pourtant régulière, initiée par les hommes de la loi et du droit à la vie.

Tout compte fait, la syntaxe des personnages laisse comprendre que l’action individuelle si elle est associée à la détermination aboutit à un résultat spectaculaire. L’action collective bien organisée réussit. Dans le cas contraire, l’on ne peut s’attendre à un résultat escompté.

  1. Une trame des événements

Parcours d’une vie est un récit qui se déroule entre deux ressorts : l’arrestation d’un jeune adolescent et le suicide de celui-ci. Ces deux grands moments encadrent des événements tels que la désignation de l’avocate, l’identification de l’espace pour le travail, la décision de défendre les inculpés, la consultation du dossier de l’adolescent, la décision de rencontrer les inculpés, le départ vers le lieu de travail, le trajet, l’arrivée sur le lieu, la présentation de l’inculpé, le saut par la fenêtre. Ces événements sont liés par une relation d’implication simple. En effet, c’est l’arrestation du jeune adolescent qui implique son inculpation pour détention et vente de la drogue. Cette mesure qui risque d’être arbitraire du fait de la présomption d’innocence reconnue à chacun oblige la mise en place d’une procédure devant faire éclater toute la vérité sur ledit prévenu. D’où la désignation d’une avocate pour défendre ces deux cas. Une telle désignation implique  la mise à disposition d’un lieu de travail et l’acceptation de la tâche à accomplir. De ce fait, la consultation du dossier du jeune adolescent s’impose en de se faire une opinion sur le cas à défendre. L’état du dossier est tel qu’il faut une rencontre en tête à tête. Ce qui justifie la décision de rencontrer les inculpés et, précisément, le jeune adolescent. L’avocate doit se déplacer jusqu’au de travail. Aussi  part-elle de son domicile vers ledit lieu de travail. Tout départ implique un itinéraire et un point d’arrivée. La présentation de l’inculpé donne à l’avocate la possibilité de le dévisager, de lui adresser la parole en vue de compléter ses informations. Le saut à travers la fenêtre vient couper cours aux ambitions de l’avocate de plaider coupable afin d’atténuer la peine à encourir.

Du point de vue de l’ordre, récit et histoire présentent les événements de manière différente à certains endroits. L’on peut bien le constater dans le tableau ci-après :

 

Histoire

Récit

Arrestation

Parcours

Inculpation

Inculpation

Désignation de

l’avocate

Arrestation

Identification

 de l’espace

 de travail

Désignation

de l’avocate

Départ

Départ pour

 le tribunal/

  Arrivée au

 tribunal

Parcours

Arrivée au

 Tribunal

Arrivée au

 Tribunal

Identification

de l’espace

de rencontre

 

 

Par Florent Babaapu Kabilayi, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024