Publications

Article détaillé

Liste des articles.

1. Cadre théorique et conceptuel

Pour plus de fluidité scientifique, il sied de préciser la portée sémantique de certains termes clefs devant servir de support épistémologique. Nous nous évertuerons à éclairer les notions telles que : image, stéréotype, inculturation, neutralité intellectuelle et préjugé.
Le terme image peut être défini étymologiquement comme étant « le produit de l’imagination, non de la perception ; elle réside avant tout dans la sensibilité et naît du rapprochement de deux réalités plus ou moins proches » (Ricalens-Pourchot, 2011 : 78).
Dans la perspective imagologique, nous nous référons à cette appréhension de Daniel-Henri Pageaux (1995):
« l’image est la représentation d’une réalité culturelle au travers de laquelle l’individu ou le groupe qui l’ont élaborée (qui la partagent ou qui la propagent) révèlent et traduisent l’espace culturel, social, idéologique dans lequel ils se situent ». En effet, cette représentation fait montre d’une « prise de conscience d’un JE par rapport à l’Autre, d’un ici par rapport à l’Ailleurs ». Encore faut-il, selon cette appréhension, que l’image soit « une représentation dans laquelle entrent des éléments à la fois objectifs, intellectuels et affectifs»(1).
Dès lors, l’on parlera d’images se trouvant dans leur neutralité intellectuelle quand celles-ci ne portent aucun trait subjectif ou affectif faussant ainsi la réalité des faits. Dans le cas contraire, elles deviennent purement et simplement les préjugés(2) d’un « je » par rapport à « l’autre ».
Dans son contact avec la culture africaine, l’oeuvre missionnaire catholique se veut une église universelle. Ce qui justifie son principe de l’inculturation. En effet, l’inculturation est un terme chrétien utilisé en missiologie pour désigner la manière d’adapter l’annonce de l’évangile dans une culture donnée. Cette notion est proche, mais sensiblement différente, de l’acculturation en sociologie(3). En effet, l’acculturation concerne le contact et la relation entre deux cultures, tandis que l’inculturation concerne la rencontre de l’évangile avec les différentes cultures. L’acculturation est un concept anthropologique et l’inculturation un concept théologique.
Par ailleurs, le stéréotype est un terme généralement utilisé pour désigner une représentation figée. Le caractère à la fois condensé, schématisé et simplifié s’exprime par un principe appelé « principe d’économie auquel recourt l’esprit humain pour contourner une réalité complexe, c’est-à-dire pour éviter d’avoir à réfléchir à chacun de ses aspects»(4). Ipso facto, les groupes ou les ensembles sont catégorisés, définis, classifiés produisant ainsi les attitudes à adopter à l’égard d’un groupe visé. Voici quelques illustrations de stéréotypes recueillis dans Entre les eaux de V.-Y. Mudimbe:
- Le petit déjeuner c’est pour les bourgeois (p. 8) ;
- Le christianisme est au service du capitalisme (p. 14) ;
- Le catholicisme est une religion de Blancs (p.29) ;
- Le bourgeois c’est comme le cochon (p.42) ;

Généralement, lesdites attitudes sont des deux ordres : l’on parlera de l’attitude narcissique quand le véhiculaire, écrivain en général, adopte une position critique vis-à-vis de la communauté à laquelle il appartient. Bien plus, l’on évoquera l’attitude admirative ou négative au moment où l’écrivain se trouve vis-à-vis de la communauté étrangère(5).
Bien plus, Nsonsa Vinda Jean renchérit pour confirmer que « le stéréotype est une représentation abusive qui déforme la réalité(6)».
Le cadre conceptuel étant circonscrit, il importe, avant de relever et d’analyser les différentes représentations du roman Entre les eaux de V.-Y.Mudimbe, de passer à la proposition d’un résumé dudit roman.

2. Résumé du roman Entre les eaux de V.-Y. Mudimbe

Entre les eaux est le premier pas de la production romanesque de l’un des géants écrivains de la littérature moderne d’expression française que compte la République Démocratique du Congo.
En effet, le roman de 1973 relate à la première personne les péripéties de Pierre Landu, personnage principal, juste après l’accession du pays à la souveraineté nationale, les années soixante marquées par de vives tensions contre le pouvoir central de Léopoldville (qui deviendra Kinshasa depuis 1960).
Affecté par ces événements non moins alarmants, Pierre Landu, Vicaire à Koloso décide de quitter le couvent pour rejoindre la rébellion ancrée dans les pensées marxistes opposées à l’idéal capitaliste soutenu par le christianisme.
La fameuse lettre adressée à sa hiérarchie porte l’aveu suivant : « Je voudrais participer à la création des conditions nouvelles pour que le Seigneur Jésus ne soit plus défiguré » (Mudimbe, 1973 : 29).
Ceci ne s’est point déroulé sans qu’il soit suspecté dans le milieu de ses camarades de la guérilla marxiste pour qui la foi et l’Eglise sont des « injustices institutionnalisées » (Mudimbe, 1973 : 13). La trahison deviendra plus explicite avec cette correspondance clandestinement adressée à l’Evêque de Makiadi, correspondance dans laquelle il justifie son choix tout en affirmant sa fidélité à Jésus-Christ. Par voie des faits, Pierre Landu est condamné à mort mais sauvé de justesse par une attaque de l’armée gouvernementale contre le camp de la guérilla marxiste.
Une lueur d’espoir l’amène à partager la vie conjugale avec une jeune fille, rebut de la société traditionnelle. Mais hélas ! Une expérience décevante et douloureuse qui l’amènera enfin dans un couvent cistercien sous un nouveau nom de frère Matthieu-Marie de l’incarnation.

3. Les représentations dans Entre les eaux de V.-Y. Mudimbe

Entre les eaux de V.-Y. Mudimbe regorge un grand nombre de représentations, entre autres : la situation politique du pays, l’idéologie marxiste, la condition de l’intellectuel africain, la philosophie africaine, la vie de l’Église, etc. Dans la présente étude, nous focaliserons notre attention sur les représentations trouvant leur source dans le contact du Christianisme aux prises avec la société traditionnelle pendant la période coloniale et postcoloniale en République Démocratique du Congo. En voici quelques-unes sélectionnées sur base de leur neutralité intellectuelle:
1) Le Christ, notre salut : Le Christ, notre guide. J’ai longtemps jalousé cette conviction ferme, cette certitude sans faille. Je l’ai imitée. Mais ai-je eu une seule fois la paix de Sanguinetti ? Pendant des années, j’ai tenté de la vivre dans les structures consacrées. Seul mon estomac a été en paix (p. 4-5) ;
2) Le petit déjeuner c’est pour le bourgeois (p. 8) ;
3) Le sacerdoce ? Une véritable vocation de cochon, disait mon condisciple Jacques (p. 9) ;
4) Aujourd’hui, il se repose en doute, paisiblement dans sa cure, promenant à l’heure fixe son impudique embonpoint entre la chapelle, son bureau et la sainte salle à manger (p. 9) ;
5) Etre traité de vendu au colonialisme et aux intérêts du Vatican (p. 9) ;
6) Le Christianisme est au service du capitalisme (p. 14) ;
7) Mon père, n’est-ce pas plutôt l’occident que j’ai trahi ? Est-ce encore une trahison ? N’ai-je pas le droit de me dissocier de ce christianisme qui a trahi l’Evangile ? (p. 18) ;
8) L’Eglise, dans ce pays, a sans doute la tête au ciel, mais les pieds sont dans la vase. Ses intérêts n’ont jamais coïncidé avec ceux de Dieu (p. 20) ;
9) …Pourquoi, pouvait-il avoir un autre choix ? Surtout dans cet ordre colonial où le christianisme justifiait le pouvoir politique, et où celui-ci, en retour imposait la Foi. Y avait-il un moyen de survivre sinon celui de plier, d’accepter la religion du maître ? Ils l’ont acceptée, mes parents ; m’y ont fait adhérer, depuis dix ans je suis prêtre. Prêtre d’une religion étrangère (p. 22) ;
10) Quel Dieu, … « je crois en Dieu, mais le catholicisme, c’est une religion de Blancs » (p. 29) ;
11) En vertu de quoi lui fallait-il donner foi à une religion étrangère ? Catholique universelle, tout ce qu’on veut, le problème demeure : le catholicisme est une religion marquée par l’occident (p. 30) ;
12) Non. Je ne vois aucun argument convaincant qui pousserait un africain à opter pour le catholicisme autrement que par la force conditionnante (p. 30) ;
13) Et seul, je crois, un pouvoir politiquement d’extrême gauche pourrait nous aider à conserver l’essentiel, tout en permettant à l’Eglise de se défaire des compromissions honteuses qui la lient encore à l’économie capitaliste (p. 38 – 39) ;
14) Le bourgeois c’est comme le cochon (p. 42) ;
15) Quelle sainte horreur. Ils prêchent la charité et la générosité à des hommes qui sont parmi les plus pauvres, et la conscience tranquille, ils volent ces pauvres. Pas tous les prêtres bien sûr, mais tous les autres en jouissent… L’Eglise, dans mon pays, constitue une espèce d’internationalisation des voleurs travaillant sous le signe de Dieu. Conscients ou inconscients, ils sont plus ou moins voleurs et je l’ai été aussi… L’oeuvre de communion, le message de charité sont devenus des alibis couvrant des entreprises commerciales. La foi comme la vie religieuse ne sont plus, hélas, que des moyens au service d’intérêts purement humains… » (p. 40) ;
16) Dans le luxe de nos petits chalets et de nos loisirs, nous autres, les prêtres, nous sommes des caricatures de la pauvreté. Nos vies n’épousent pas le message (p. 48) ;
17) Je suis un balai qu’on utilise et que l’on remet après dans un coin (p. 52) ;
18) On a fait de moi un mouton. Seulement les moutons ne se révoltent pas (p. 53) ;
19) J’étais Monsieur Pierre. Comme tous les Noirs. La nouvelle coutume dépersonnalisait. Nos colonisateurs avaient réussi à nous convaincre de la prééminence du prénom européen sous lequel on nous baptisait. Monsieur Jacques. Monsieur André. Monsieur Louis. Le nom, on le gardait pudiquement caché comme une maladie honteuse. Le nom du « diable »,disaient les missionnaires. Il fallait le troquer pour le nom chrétien, celui du civilisé qu’on devenait par la grâce du saint baptême (p. 88) ;
20) J’étais rentré, la première fois, en soutane au village. Je fus accueilli par des larmes de ma mère ; « Mon fils, tu nous as trahis » ; Mon père s’était contenté de grogner. Je les avais méprisés. Le temps les changera, avais-je pensé… Voilà, il m’aura fallu plus de dix ans pour comprendre ma mère et partager la souffrance qui la ravageait alors (p. 95) ;
21) …Célébrant l’oeuvre grandiose de leurs consoeurs missionnaires au coeur de l’Afrique, on y présentait mon pays par des clichés : la vie pitoyable des petits nègres bien malheureux, le pauvre sauvage imbécile et se jetant aux pieds des missionnaires civilisateurs. c’était partiellement vrai (p. 123) ;
22) D’après toi, Rome ne nommerait comme évêques que des prêtres noirs assez bêtes pour être manoeuvrés par leurs experts européens…C’est possible, tu sais, ça ne m’intéresse pas beaucoup (p. 141) ;
23) Tu peux partir. Où que tu ailles, m’avait dit mon oncle, qui que tu deviennes, quelque chose te manquera, Landu. Tu as refusé la vie aux tiens… (p. 153) ;
24) …La suppression de l’exploitation sous toutes ses formes, particulièrement la religieuse, voilà mon travail. L’énorme abcès qu’est l’Eglise dans ce pays nous allons, mes camarades et moi, le vider proprement (p. 158) ;
25) Pierre Landu, prêtre et traître (p. 166) ;
26) …L’homme, des compromis, prisonnier des facilités d’une Eglise embourgeoisée et exploiteuse (p.172) ;
27) Mes angoisses avaient fait place à la cécité. Ma grand-mère me répétait, « enfant : les calebasses des autres, il s’acharne à les dresser, tandis que les siennes restent penchées » (p.175).
Cet inventaire de représentations tirées de Entre les eaux de V.-Y. Mudimbe offre l’opportunité de sérier ces images en vue d’une interprétation aisée dans les lignes qui suivront.

4. Regroupement des images dans Entre les eaux

Les représentations ci-haut reprises peuvent se résumer en douze thèmes tels qu’énumérés ci-dessous :
1) Le christianisme, une Eglise embourgeoisée et exploiteuse ;
2) Le christianisme est au service du colonialisme ;
3) Le christianisme, trahison de l’Evangile de paix apporté par Christ ;
4) Le christianisme, une religion du maître, une religion étrangère, une religion de Blancs ;
5) Le christianisme, une religion marquée par l’occident ;
6) Le christianisme, une diabolisation de la culture africaine;
7) L’Eglise catholique, une entreprise commerciale en quête du gain à l’instar du capitalisme ;
8) Le christianisme, un abcès pour ce pays ;
9) Le christianisme, caricature de la pauvreté vivant plutôt dans l’opulence ;
10) La Christophobie africaine ;
11) Le christianisme, servilité d’autrui.
12) Le christianisme en mal d’inculturation.
Muni de ces clichés, force nous est de passer à leur interprétation devant permettre d’en tirer des leçons possibles.

5. Interprétation des représentations

La lecture de ces représentations nous renvoie dans un cadre spatio-temporel bien défini qu’est la République Démocratique du Congo, jadis Congo-Belge, pendant et après la colonisation.
Le roman de 1973 met en lumière les effets subjectifs du discours de la primauté du christianisme, comme phénomène culturel affirmant sa prétention à l’universalité. L’oeuvre missionnaire catholique se veut universelle et salvatrice. Mais en réalité, selon le roman, une grande divergence oppose les deux protagonistes : le christianisme au service du capitalisme au détriment de ces pauvres appelés du Seigneur vivant dans une exploitation aussi dégradante défigurant ainsi le portrait de Jésus-Christ.
Maurel le précise quand il écrit : « Les dispositifs missionnaires en tant qu’ils s’intègrent à un système colonial mis en place par les Belges dans le Congo-Belge, visant à maintenir la population dans un état d’ignorance et de subalternité-système auquel collaborent les missions catholiques, majoritaires, dès le début de la colonisation, à la fin du XXème siècle » (1992 : 215-229).
Varikas, de son côté, évoque « une dichotomie qui est constitutive des usages singuliers du concept d’universalité dans le champ éthique et politique, en tant qu’ils ont permis la production d’idéologies de la domination mais aussi de principes – espérance » (2007 : 116).
Dans la perspective des échanges interculturels, ce rapport des forces a favorisé l’éclosion et l’afflux des contestations ici et là, dus par le fait de la dichotomie entre le christianisme comme phénomène culturel et le message évangélique porté par la figure de Jésus-Christ. Cette réalité existentielle congolaise, en particulier, et, mondiale en général, a donné naissance à plusieurs mouvements religieux à tendance messianique en République Démocratique du Congo. Ceci du fait que le christianisme soit une religion de Blancs, et ipso facto, incompatible à la réalité culturelle africaine. C’est le cas de Kimbanguisme(8), de Kitawala, pour ne citer que ces deux mouvements religieux. Ce qui explique l’impasse de l’église catholique au sujet de son inculturation dans la société traditionnelle africaine, en général, et, dans la société congolaise, en particulier.

Conclusion

Au terme de ce travail, on peut signaler une multitude d’images sécrétées par le roman Entre les eaux de V.-Y. Mudimbe. Nous avons été plus intéressé par les images larguées en vue de colorer l’opposition entre le christianisme (le catholicisme) d’une part, et, la culture africaine d’autre part.
Tenant compte de ces images, il y a lieu d’affirmer que leur véhiculaire affiche les attitudes d’un narcissique critique vis-à-vis de la communauté à laquelle il appartient. Il passe au crible de la critique les attitudes de l’Eglise catholique en l’occurrence, à laquelle il fait office de prêtre d’une part, et, la société traditionnelle africaine dont il est issu, d’autre part.
A première vue, les images que nous venons d’analyser révèlent leur neutralité intellectuelle par le fait que l’Eglise missionnaire en Afrique (l’époque coloniale) a défiguré Christ. Ce phénomène, perçu comme grain de sable dans l’engrainage, n’a pas du tout favorisé les échanges interculturels du moment entre l’Occident (représenté par le christianisme) et l’Afrique.
Toutefois, et cela à notre humble avis, cette position de neutralité intellectuelle due aux abus de la colonisation doit être quelque peu nuancée par le simple fait que le christianisme en soi et ce, à travers les siècles, a véhiculé la bonne nouvelle de paix, d’amour de Dieu. Néanmoins, hic et nunc, le problème est celui d’homme épris de pouvoir et de richesse et non de la bonne nouvelle du salut.

Notes

1. J. Nsonsa Vinda, Littérature comparée, notes de cours, inédit.
2. J. Nsonsa Vinda, Idem.
3. https://fr. wikipedia.org wiki/inculturation, consulté le 15/09/2021.
4. J. Nsonsa Vinda, idem.
5. J. Nsonsa Vinda, idem.
6. Idem.
7. KIMBANGUISME est une Eglise indépendante africaine de type prophétique. Elle a été fondée le 06/04/1921 par Simon Kimbangu, au Congo belge et, est actuellement surtout présente dans l’actuelle République Démocratique du Congo et dans la population congolaise émigrée issue de ce Pays. https://fr.Wikipédia.org/wiki : Eglise Kimbanguiste, consulté le 29/09/2021. En outre, il importe de circonscrire l’expansion du Kimbanguisme en République Démocratique du Congo, en Angola, au Gabon, En Europe (Turquie spécialement) et en Amérique ; phénomène dû essentiellement à son rayonnement culturel.
8. Le KITAWALA est un mouvement religieux fondé au début du XXe siècle. C’est une interprétation locale de la prédication des missionnaires de la Tour de garde. https://fr. wikipédia.Org/wiki/Kitawala, consulté le Z9/09/2021.

Par Damien SHAMBO OPOKA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024