1. Mudimbe tel que je l’ai connu : un scientifique sérieux international travailleur acharné
Le présent écrit est, pour l’essentiel, un témoignage de vie(2). Je raconte comment je me suis retrouvé et j’ai vécu dans les grâces du Professeur Mudimbe, un enseignant-chercheur dont la notoriété était venue très tôt dans sa vie, comme à la fois un littéraire romancier primé et un scientifique d’éminence dans les sciences sociales et humaines. Je tente de dire, à partir de mon angle de vue et de vie, comment je le vois à la faveur d’un heureux croisement de nos parcours dans le domaine de la science.
1.1 Assistant scientifique apprécié au CIS
Au lendemain de notre collation des grades de Licence par l’autorité du Campus universitaire de Lubumbashi (juillet 1976, avec le Vice-Recteur Itela I Epa), un ami du Département des Lettres françaises (Christophe Phaka, alias Mavila) me fait part de l’intention de leur Professeur de linguistique, V.Y. Mudimbe, d’engager auprès de lui quelques collaborateurs de qualité, du domaine de la philosophie herméneutique en particulier. Ami intime depuis notre « réunion » au Petit Séminaire de Mbata-Kiela, Mavila connaissait l’orientation de mon travail de la fin du cycle universitaire : « L’herméneutique du phénomène Nzola »(3). Il m’incite à le contacter, m’indique l’adresse du Centre International de Sémiologie (CIS) que le Professeur venait de créer, au Quartier Bel Air, dans la Commune de Kampemba, à Lubumbashi. Mudimbe ne m’a pas enseigné. Mais en arrivant à la Faculté des Lettres, sous les arbres clairsemés de la Kasapa, j’avais vite entendu parler de lui ; et avec des condisciples, tous particulièrement intéressés à l’écouter, j’avais assisté à une conférence qu’il délivrait dans le bien modeste amphithéâtre de la Faculté. J’admirai la profondeur (ou l’obscurité) de son propos, que la plupart d’entre nous, malheureusement, ne comprenions guère. Du reste qui, même à notre âge scientifique adulte, peut comprendre le propos d’« apocoloquintose » dont il parlait, sans devoir recourir à un dictionnaire de vieille haute culture savante?
Avec mon ami Mavila, je me présente au CIS, un exemplaire de mon Mémoire de Licence à la main. Je me présente. Mi-froid, le Professeur Mudimbe me demande de le lui laisser, et de revenir le lendemain. Quand, au jour et à l’heure fixés, je reviens auprès de lui pour écouter son avis, ou peut-être sa « sentence » sur ma sollicitation d’être l’un de ses Assistants, je tremblote à l’idée que je n’étais probablement point digne d’être à ses côtés pour, entre autres, n’avoir jamais été son disciple dans ses enseignements, de linguistique(4). Mais, dans une surprise mémorable, il me dit :
« Citoyen Ngoma, j’ai lu votre Mémoire. J’ai deux mots : premièrement, votre travail est bien rédigé, il ne contient pas une seule faute ; deuxièmement, la perspective herméneutique de votre étude va exactement dans le sens du travail que nous voulons réaliser ici, comme centre de sémiologie. Par conséquent, je vous retiens comme Assistant. Venez commencer le travail demain matin, si vous le voulez ».
Je le remerciai, sincèrement, avant de sortir lentement de son bureau tout comblé d’émotion, de joie. J’avais du travail, un travail noble bien qu’exigeant, juste quatre jours seulement après la fin de mes études universitaires. Je ne pensais donc plus à mon affectation, que je venais de lire dans la presse, comme enseignant au Groupe Scolaire du Mont Amba(5). Les instructions nécessaires sont immédiatement données au service administratif et financier pour ma rémunération ; et, muni de l’acte de mon engagement (en attendant celui qui devait être signé par le Recteur de l’Université Nationale du Zaïre), je me présente à la caisse du Campus universitaire où il m’est remis la moitié (100 Z) de mon salaire mensuel de 200 Zaïres, l’équivalent, à l’époque, de 400 dollars américains.
Quelques jours plus tard, nous sommes conviés, chez lui, pour une soirée de rencontre agréable. Je découvrirai que Valentin Yves ne dédaignait guère l’ambiance alcoolisée à la bière tembo, un petit cigare au coin de son sourire spirituel sur une bouche à peine ouverte. Me levant pour me servir, mon bras imprudent trébucha un verre, qui tomba sur le pavé, d’un bruit sec, cassé. Son ami Jeki (Jean Kinyongo) fit un signe de désapprobation à mon endroit, murmurant à l’oreille de Valentin. J’en fus confus. Mais, bien que brève, l’ambiance continua, sans s’affaiblir en intensité garantie par un verre de bière bien fraîche.
Le Centre s’assignait une double mission. La première fut la production des études relatives à la sémiologie : un Bulletin d’information, et deux Bulletins scientifiques étaient créés, si je me souviens bien, destinés à publier des études de linguistique, d’anthropologie (entre autres médicale), d’herméneutique des traditions africaines. La seconde mission fut la préparation du 4ème Congrès International des Études Africaines (CIAF), qui devait se tenir à Kinshasa, en décembre 1978. Mgr le Recteur Tshibangu Tshishiku assumait la présidence (1974-1978) de cette Association savante mondiale des africanistes ; et le Professeur V. Y. Mudimbe en était le Secrétaire Général. Tous les préparatifs, lourds et complexes, scientifiques, matériels et organisationnels de la prestigieuse rencontre scientifique mondiale étaient donc entre les mains de Mudimbe, et son équipe.
Pour réaliser cette tâche importante et complexe, le Professeur Mudimbe a engagé (en plus du personnel administratif et technique) un personnel scientifique à temps plein composé, notamment, des Assistantes Nseya Kabangu et Mwankana, ainsi que des Assistants Bakajika Banjikila, Kilanga Musinde, Lupukisa, et Ngoma-Binda. À temps partiel ou périodique, Mudimbe bénéficiait de l’assistance du jeune Professeur Pius Ngandu Nkashama et du personnel scientifique du Centre de Linguistique et Théorique et Appliquée (Celta), qu’il avait co-créé auparavant et dont il venait de laisser la direction à d’autres, en particulier au Professeur Matumele, au Chef de Travaux Sumaili Ngaye-Lussa, à Messieurs Le Boul, Pierre Jacquemin, etc.
Le travail au Centre était d’atmosphère agréable mais intense, rigoureusement assuré et contrôlé. Dans ces Bulletins réalisés sous une forme polycopiée aux stencils, je n’avais publié aucun texte, mais je le faisais plutôt dans d’autres organes, à Lubumbashi et surtout à Kinshasa, dans la revue Zaïre-Afrique. Le Directeur, ou plutôt le Secrétaire Général du CIAF, était en contact permanent avec des scientifiques africanistes du monde entier, leur adressant des invitations à participer au Congrès de Kinshasa sur le thème pluridisciplinaire de La dépendance de l’Afrique et les moyens d’y remédier(6).
À la faveur d’un travail de qualité réalisé au CIS, le congrès fut tenu, aux dates prévues, du 12 au 16 décembre 1978, à Kinshasa-Gombe, au World Trade Center (Centre de Commerce International du Zaïre, CCIZ, actuellement Congo Fleuve Hôtel). Dans la répartition des tâches lors du congrès, Mudimbe me confia la supervision de la section « Exposition des Livres Scientifiques ». À cette occasion, j’eus la charge de distribuer un lot important des « Discours, allocutions et messages » du Président de la République, qui venaient de paraître, en trois volumes, aux éditions Jeune Afrique, à Paris. Le congrès fut un succès parfait, réunissant plus de 400 participants. Les actes, d’excellente qualité, seront publiés, en 1982, sous la direction de V.Y. Mudimbe, aux éditions Berger-Levrault, à Paris, avec le même intitulé du colloque, à savoir, La dépendance de l’Afrique et les moyens d’y remédier. L’ouvrage, de 792 pages, est exemplaire par sa qualité éditoriale. J’eus le bonheur de me voir offrir une copie, que je continue à garder, bien précieusement (pour ceux qui désireraient le lire, mais pas emprunter !).
Pour un autre motif, tout autant sérieux et resplendissant, je dois une profonde et sincère reconnaissance au Professeur Mudimbe. Il avait une grande estime pour ma personne, pour, je crois, deux raisons majeures.
D’abord, parce qu’il avait appris, de mon petit curriculum vitae, que j’avais fait, comme lui, des Humanités littéraires gréco-latines, au Petit Séminaire de Mbata-Kiela, dans le Mayombe ; et j’étais le seul jeune philosophe à ses côtés (j’avais compris que, bien que philologue linguiste de formation, il affectionnait la philosophie, depuis ses très profondes Réflexions sur la vie quotidienne qu’il publiait et que nous lisions, étudiants, dans la revue Afrique Chrétienne (et Zaïre-Afrique ?) ; et qu’il publiera, en 1971, en une brochure aux éditions du Mont Noir qu’il venait de fonder.
Ensuite, parce qu’il avait découvert en moi une vive promesse scientifique : il avait appris qu’avant même la fin de mes études de Licence, je venais de publier un certain nombre d’articles de plus ou moins bonne facture dans la revue Zaïre (à Kinshasa), dans la revue Muntu (Faculté des Lettres de Lubumbashi) et, comme Assistant, des articles dans Archives de Philosophie Africaine (Lubumbashi), dans Congo-Afrique, et plus tard dans la même revue que lui, Recherche, Pédagogie et Culture, publiée à Paris.
À la parution successive de mes deux articles salués (comme consistants) par maints collègues, Pour une orientation authentique de la philosophie en Afrique : l’herméneutique (dans la revue Zaïre-Afrique, 1977), et peu après La récusation de la philosophie en Afrique (dans la collection Recherches Philosophiques Africaines, des Facultés Catholiques de Kinshasa, 1978), le Professeur Mudimbe, admiratif, me dit qu’il me trouvait parfaitement capable de rédiger, en trois ans maximum, une thèse de doctorat en philosophie. Il entreprit aussitôt de contacter un professeur philosophe français qu’il connaissait, un certain Monsieur Lucien Braun, épistémologue et, spécifiquement, me dit le Professeur Mudimbe, spécialiste en histoire de l’histoire.
Mudimbe me parla tant de Michel Foucault (un philosophe dont il aura affectionné et suivi le mode de pensée et d’écriture) largement cité dans ses essais que, en octobre 1977, visitant l’Université Harvard (à la faveur de sa recommandation auprès du gouvernement américain – voir la section b. suivante), je tombai, dans la librairie de l’université, sur un rare livre en français : L’Ordre du Discours. Je l’achetai aussitôt et, dans les deux jours qui suivaient, je lis l’auteur pour la première fois (Foucault sans trop en pénétrer les idées). Je découvrais son écriture densément soutenue, et j’appris à l’aimer à mon tour, à écrire comme lui, sans jamais arriver à la cheville de son talent remarquable. Mudimbe me donna à découvrir et à lire un livre de Pierre Fougeyrollas (La philosophie en question), pour à coup sûr me donner à savoir plus dans notre commun domaine de passion intellectuelle. Il me fit découvrir l’orientation heuristique des « récits de vie », à laquelle Jean Poirier venait de consacrer une étude méthodologique intéressante, encore « manuscrite » et qu’il demandait à Mudimbe d’apprécier de son point de vue d’intellectuel africain.
À la lecture de ce manuscrit, je donnai mon avis au Professeur Mudimbe. Le lendemain, il me fit part de la pertinence de mon évaluation de l’écrit de Jean Poirier. Et sous l’inspiration de cet ethnologue français, je rédigeai une étude que le professeur Mudimbe apprécia beaucoup, Pour une enquête ethno-biographique en terre africaine, et il m’encouragea à la publier, ce que je fis (en 1977) dans Maadini, revue du Centre d’Études Sociales de l’Union Minière du Haut Katanga (Gécamines), paraissant à Élisabethville / Lubumbashi.
Parfois, Mudimbe me donnait à lire et à corriger l’un ou l’autre des manuscrits qui lui étaient confiés par des essayistes, comme les propositions de publication par, notamment, Mbuze Nsomi Lobwanabi (philosophe, alors Conseiller du Président Mobutu, puis Ministre de la Culture), et par Kangafu Vingi Gudumbangana (également philosophe, Directeur de l’Institut Makanda Kabobi, École du Parti, le Mouvement Populaire de la Révolution). Et il me donna à lire et à corriger (les fautes de dactylographie, je précise) le manuscrit qu’il consacrait à un ouvrage qui connaîtra une belle renommée internationale, à savoir L’Odeur du père.
Le Professeur V.Y. Mudimbe me faisait pleinement confiance, comme jeune philosophe. Il était fier de la qualité de mes publications de tout jeune scientifique novice. À la parution de ses Carnets d’Amérique, récit publié à l’occasion du voyage qu’il venait d’effectuer aux États-Unis, en 1974, il m’offrit un exemplaire avec la dédicace suivante, agréable, signée le 20 octobre 1976 : « Au Citoyen Ngoma, jeune et brillant philosophe, avec tous mes voeux pour sa carrière et sa vie ». J’en tire encore et toujours une belle fierté ; et je crois n’avoir point déçu le Maître.
1.2 Heureux qui, comme Mudimbe, a fait un beau voyage en Amérique
Le signe consacrant sa belle estime pour ma personne se manifeste, de manière claire et franche, quand les responsables du Centre Culturel Américain lui confient la mission de proposer deux scientifiques résidant à Lubumbashi pour effectuer un voyage de deux mois environ aux États-Unis d’Amérique, dans le cadre du programme américain des voyages internationaux des personnalités du monde. Mudimbe venait d’effectuer ce même voyage prestigieux et d’une immense richesse culturelle, portée par des choses admirables visitées et des rencontres des univers divers croisés, tous éclatants et étonnants(7).
Pour la demande qui lui était faite, il pensa immédiatement à ma personne (sans aucun doute, il était certain de la fierté que portait mon jeune travail scientifique) ; et après une courte réflexion, il pensa à l’Assistante Nseya Kabangu (très intelligente et belle jeune dame, sociologue ou anthropologue de formation (que je n’ai jamais revue depuis) qui préparait un article sur l’anthropologie médicale, publiée plus tard dans un numéro de Congo-Afrique) ; mais la belle jeune scientifique venait à peine de se marier …, Mudimbe résolut (et peut-être pour « ne pas nous laisser entrer en tentation »…) de la remplacer par l’Assistant Bakajika (qui, lui aussi, préparait un article dont la première mouture était vraisemblablement avancée).
Avec ce dernier donc, grâce au Professeur Mudimbe, je pus effectuer un voyage mémorable aux États-Unis d’Amérique (de septembre à octobre 1977 ; j’avais à peine 26 ans(8)), visitant plusieurs villes et universités dont Harvard (où on m’apprit que seuls deux étudiants zaïrois, à l’époque, fréquentaient cette université : je sus, plus tard, que c’étaient Madame Sophie Kanza et un Monsieur (Professeur Lihau ?). À la suggestion de notre guide, Michel Sauvage (un jeune Américain d’origine française, courtois, pas sauvage du tout !), notre hôte du jour à Harvard me donna des formulaires à remplir pour une inscription en Droit, car avec ma Licence en Philosophie, me dit-il, j’y étais facilement admissible. Ensuite, il nous apprit que non loin de Harvard, dans une autre université, il y avait un autre Zaïrois. Aussitôt, nous demandions à le rencontrer.
Et avec mon compagnon de voyage et notre guide (toujours disponible et flexible face à nos pressants désirs de voir et de savoir), je pus faire connaissance du compatriote Ernest Wamba dia Wamba, Professeur d’histoire et de philosophie à Brandeis University. Il avait aussi un cours d’« Histoire économique de l’Afrique » à l’Université Harvard. Avide de pensée marxiste (comme l’étaient de nombreux jeunes intellectuels africains de l’époque), il m’offrit un livre, qu’il venait de photocopier rapidement pour moi, portant sur la logique dialectique marxiste. Puis, le « camarade » Wamba nous amena dîner dans un majestueux restaurant chinois (ce fut ma toute première fois d’aller manger dans un restaurant, et dans un chinois !, avec une quantité impressionnante de riz dans un large bol et un autre bol débordant de gros poissons frais… « infinissables » !
Dans la veine, quelques étapes. À Haverford College, nous sommes chaleureusement accueillis (notre visite ayant été annoncée et bien préparée par notre mentor Mudimbe), et après nous être trompés de gare du train qui nous amenait de Philadelphie vers l’Institut Supérieur/Université Haverford. Nous sommes accueillis, avec une tasse de café sans sucre (novice – un peu en toutes les choses du monde – j’avais mal choisi) par le couple Professeur Whyatt MacGaffey, ami de Mudimbe (mari et femme professeurs anthropologues, monsieur spécialiste de la culture Kongo ; et madame, spécialiste de la vie des femmes urbaines africaines de Kisangani). À cette rencontre, il y avait aussi quelques autres de ses collègues … La conversation était en langue anglaise ; à l’époque, je ne pigeais quasiment pas un mot en cette langue (tout comme mon collègue de voyage, il était même plus carpe que moi !) : on me demanda si je voulais du café sans sucre ou pas ; n’ayant point compris, je choisis le contraire de ce que je voulais : sans sucre… amer, je ne pus terminer le tiers de la tasse !
À l’Université du Wisconsin, nous eûmes le plaisir de rencontrer deux éminents professeurs qui avaient quitté le Congo quelques années auparavant : le politologue Crawford Young (qui avait publié une admirable Introduction à la politique congolaise) et le grand historien Jan Vansina (que Les anciens royaumes de la savane rendait célèbre depuis l’Université Lovanium). Au total, un voyage d’une richesse culturelle incommensurable, grâce au Professeur Vumbi Yoka Mudimbe.
À notre retour à Lubumbashi, la guerre du Shaba avait dérangé un certain nombre de projets…, je ne pus retourner les formulaires à l’université Harvard, où mon inscription en sciences juridiques était quasiment assurée. Je me remettais donc assidument, comme et avec mes collègues du CIS, aux préparatifs du CIAF (Congrès International des Africanistes, rebaptisé Congrès International des Études Africaines), prévu à se tenir, je l’ai dit, à Kinshasa en décembre 1978.
À l’issue du Congrès, je fis part au Professeur Mudimbe de mon intention de rester à Kinshasa. Il acquiesça sans hésiter et, à ma demande, il me fit une lettre de recommandation pour intégrer l’Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) de la Faculté des Sciences Économiques du Campus Universitaire de Kinshasa (en l’absence, à Kinshasa, de la Faculté de Philosophie et Lettres, envoyée à Lubumbashi depuis 1971).
Depuis les États-Unis où il fonde la Society of African Philosophy in North America (SAPINA), le Professeur Mudimbe m’invite à collaborer et, en 1989, à partir de l’Allemagne où je passais un séjour de recherches postdoctorales, je lui envoie un projet d’article (Ethics and Politics in Congolese Contemporary Philosophy) qu’il publie, sans hésiter et sans trop de retouches, dans la revue (du même intitulé) de l’Association savante. Quand, en 2000 il vient à Kinshasa pour une conférence à la Chaire Cardinal Malula créée auprès de l’Université de Mazenod, on se rencontre, sur un rendez-vous fixé quelques jours plus tôt, pour un thé de retrouvailles dans un restaurant de la Gombe. Malheureusement, le lendemain, je devais à mon tour voyager pour un séjour sabbatique d’une année aux États-Unis, précisément à l’Université de Maryland, campus de College Park (à, après le bus, une dizaine de minutes de Washington par le métro), après avoir passé un séjour de renforcement de la langue anglaise et d’apprentissage de la culture américaine à l’Université de Colorado, campus de Boulder, non loin de Denver.
Mais, avec mon Maître Mudimbe, j’avais maintenu le contact. La dernière fois qu’on se revoit, c’est à l’Université Laval au Canada, en 2010 : le professeur Justin Bisansua Kalulu (titulaire de la chaire des Lettres françaises africaines ?) organisait une cérémonie d’hommage à Mudimbe, à l’occasion de ses soixante-dix années d’âge. Une note désagréable : du haut de ma candeur, ou de ma naïveté, je fis tomber une bombette sur la table des échanges : « Mudimbe a acquis sa très grande renommée à la faveur de son départ pour l’Amérique ! ». « Non ! », me rétorqua, vexé, un collègue assis presqu’en face de moi autour de la longue table de travail : « Mudimbe était déjà connu depuis Lubumbashi ! ». Je tâchai d’expliciter ma pensée. En vain. Je venais de proférer un sacrilège ! Je n’étais plus écouté. Mon collègue du CIS, le Professeur Kilanga Musinde présent et venu de Paris, était visiblement embarrassé. Incompris, j’étais gêné. Heureusement, une jeune dame (qui m’avait dit admirer la beauté de mon safari de couleur bleu-foncé quasi neuf et qui m’allait bien au corps, elle l’admirait probablement plus que ce que j’avais dit, ou ce que j’étais, tant mieux !) prit ma défense, explicitant de belle manière ce que je voulais dire de mon Maître (qui ne dit mot dans ce petit débat gênant) … qu’en aucune façon je ne pouvais me permettre de léser !
Dans la soirée, une agréable réception est organisée chez le compatriote Damase Khasa, enseignant-chercheur en sciences agronomiques de grande réputation à l’Université Laval et revenant régulièrement à l’Université de Kinshasa. J’apprends que les Mudimbe avaient divorcé, mais les deux étaient présents à la cérémonie d’hommage à Laval, sans trop s’approcher, même si parfois ils s’adressaient quelques mots de temps en temps, sans rancune apparemment. Et j’appris que les organisateurs auraient commis une indélicatesse : ils avaient demandé à Monsieur si on pouvait réserver une seule chambre pour eux deux à l’hôtel ; Monsieur aurait répondu « Je suis toujours seul ; je pense que deux chambres pour deux personnes, c’est mieux ». Et quand je lui demande, comment vont les enfants, que j’avais connus, alors tout petits à Lubumbashi. Il me répondit : « Ils ne sont plus des enfants ! Ils sont quelque part, dans l’un ou l’autre de ces États unis ». Agréable !
2. À propos de deux petites controverses
Quand Mudimbe prend la décision de se rendre aux États-Unis, le fait-il pour s’expatrier, définitivement, en manière de fuite sans concession face à une politique dictatoriale, « immonde », qu’il ne pouvait plus continuer de supporter ? Si les uns pensent, catégoriques, qu’il a fui l’endoctrinement idéologique et la caporalisation politique de l’intellectuel par le Mouvement Populaire de la Révolution, d’autres par contre estiment que Mudimbe a opté, de pleine conscience, pour des conditions de travail et de vie meilleures que celles d’un enseignant d’université au Zaïre(9).
Et quand il raconte la vie de Pierre Landu (P.L.) dans Entre les Eaux, fait-il un portrait, fidèle ou même approximatif, de son collègue Ngal ? Un roman-caricature injurieux ?
Ces deux actes « impudiques » ont suscité des controverses ou des supputations dont il convient de tenter de dire et de comprendre la portée plus ou moins exacte.
2.1 S’installer en Amérique : fuite du désordre politique ?
De V.Y. Mudimbe, il est dit plusieurs choses sur les raisons de son départ pour les États-Unis. On dit, principalement, qu’il aura fui le régime politique dictatorial du Président Mobutu. Cela est sans doute vrai, dans la mesure où, à partir de l’année 1970, quand le Colonel Mobutu Sese Seko (qui avait promis de rendre le pouvoir aux civils à l’issue de cinq ans de sa prise de pouvoir), se fait néanmoins candidat – unique – et se fait « impérieusement » élire au « votez vert ! », l’embrigadement idéologique marxisant se faisant plus fort, totalitaire.
Et en même temps, en plus de la nationalisation / création de l’Université Nationale du Zaïre (UNAZA), éparpillant désordonnément les différentes Facultés des trois universités du pays (Université Lovanium, Université Officielle du Congo et Université Libre du Congo) qui a grandement frustré et inquiété les intellectuels, les conditions de vie des enseignants empiraient, les salaires s’érodaient, les outils d’enseignement (bibliothèques et laboratoires) amorçaient la descente vers l’état de pauvreté absolu. La situation économique et sociale du pays connaissait une dégradation continue accélérée.
À Lubumbashi, face à un tel état des choses, les Professeurs Ordinaires expriment ouvertement leurs mécontentements, élèvent des revendications, contestent le régime, rédigent des pétitions, des « lettres ouvertes » désapprobatrices de la politique du Président de la République. En compagnie des Kinyongo, Mufuta, Munzadi, et autres, le Professeur Mudimbe est l’un des plus actifs dans ce mouvement de contestation intellectuelle de la politique de Mobutu. Quelques-uns d’entre eux sont brutalement arrêtés et mis dans les cachots des services de renseignements, comme le Professeur Mufuta ; ils seront chassés du pays comme des personae non gratae ou, si on veut un euphémisme, ils seront contraints à l’exil après leur libération. Quant à Ngandu Nkashama, qui n’était encore que Professeur Associé, il sera relégué à Mbujimayi.
Mais, à ma connaissance, le Professeur Mudimbe ne fut pas inquiété, et resta au pays, jusqu’en 1980, l’année où est créé le Comité Central du Mouvement Populaire de la Révolution, composé de personnalités importantes du pays. Mudimbe figure sur la liste, coopté ou parrainé par son collègue Mpinga Kasenda ou, surtout sans doute, par le Professeur Vunduawe Te Pemako (principal architecte de la composition du Comité Central).
Mais, faisant entendre qu’il devait aller suivre des soins ophtalmologiques, il ne répondra pas à l’appel politique. En fait, il opta de rejoindre, aux États-Unis, ses amis MacGaffey (mari et épouse) à Haverford College (près de Philadelphie) qui venaient de lui proposer des enseignements (depuis son périple de 1974). Et aussi, Mudimbe se voyait en devoir de se rapprocher de son épouse, la Professeure Élisabeth Boyi (petite soeur de feu le Professeur Docteur Kalengayi et grande soeur du journaliste Willy Kalengayi). Docteure en Langues et littératures italiennes, Élisabeth venait de trouver une chaire d’enseignement à la très prestigieuse Université Stanford, en Californie.
C’est là, j’en suis persuadé, un élément déterminant dans la décision de Mudimbe d’aller continuer sa carrière universitaire aux États-Unis d’Amérique. Comme son épouse, lui-même venait d’y trouver un poste, même si c’était dans un établissement universitaire modeste. En plus du fait que, ancien aspirant moine, Mudimbe n’a jamais eu le tempérament de pouvoir mener une vie politique active, sa fuite de la politique dictatoriale de Mobutu, comme volonté de pureté morale et civique, a joué, à mon avis, un maigre rôle, sinon pas du tout, dans sa décision d’émigrer aux États-Unis, d’aller faire carrière dans des universités parmi les plus sérieuses du monde.
2.2-Entre les eaux : le flou miroir d’une controverse subjective
À la fin de la lecture du premier roman de Mudimbe, Entre les Eaux, qui venait d’être couronné par le « Grand Prix Catholique de Littérature », je me dis, échangeant avec un ami condisciple du Département de Philosophie et Religions Africaines de la Faculté de Théologie Catholique au Campus Universitaire de Kinshasa : « dans ce flou miroir, on ne voit pas clairement le visage du personnage qu’il entend refléter ». L’écriture « cérébrale », abstraite, philosophique, et densément soutenue de la trame et du récit non linéaire d’Entre les Eaux ne permettait presque guère à nos intelligences novices de comprendre la pensée savante de l’auteur.
Et, quand nous arrivons à Lubumbashi, en octobre 1975, ce sont des rumeurs « intellectuelles » qui nous accueillent à propos de ce roman à l’écriture vantée savante, et à la trame complexe, saisissable par les seuls universitaires experts en déchiffrement littéraire et philosophique. Elles circulaient, depuis un certain nombre de mois ou d’années déjà, autour de Mudimbe : un de ses collègues, le Professeur Ngal Mbwil’a Mpaang, tous deux du même Département de philologie romane (ou de Lettres françaises), venait de sortir un roman qui critique Mudimbe de façon acerbe, roman intitulé « Giambattista Vico ou le viol du discours africain ». Il sera suivi, dans la furie, et presque dans la même année, d’un autre roman, L’errance, plus critique encore, contre Mudimbe. Il s’agit d’une double réplique, nous disait-on, au personnage principal du roman Entre les Eaux, qui venait de paraître deux années plus tôt.
On ajoutait que les Professeurs Mudimbe et Ngal étaient en grande dispute, qui était sur le point de dépasser le cadre de l’académie, tous deux prêts à en découdre, poing contre poing, camp littéraire contre camp littéraire, et proches de recourir à l’arbitrage des instances judiciaires. Plus tard nous apprendrions que, à la faveur d’une sage modération par le Recteur de l’Université Nationale du Zaïre, Monseigneur Tharcisse Tshibangu, la très forte tension entre les deux hommes de sciences, avec leurs camps intellectuels et régionaux … ou ethniques respectifs, avait pu être apaisée.
Mais que dit exactement ce roman de Mudimbe ? Était-il ou est-il vraiment une peinture malveillante, exacte ou caricaturale, de son collègue Ngal ? Ne pourrait-on pas y lire un entrecroisement d’éléments à la fois autobiographiques et « hétérobiographiques » ? On nous dit que Mudimbe et Ngal étaient amis, ou en tout cas collègues ayant eu des destins quasi semblables. Mais Mudimbe dépeignait-il son collègue ? Ngal Mbwuil’a Mpaang reflétait-il, traits pour traits, le Pierre Landu dépeint dans Entre les Eaux ?
C’est dans les Réflexions sur la vie quotidienne (s.d. [1972]) que déjà nous rencontrons les initiales (P. L.)(10), reprises dans le roman de 1973, et qui désignent Pierre Landu. En effet, dans la troisième réflexion qu’il consacre au thème de la polygamie, Mudimbe parle du « cas du Chef A.S. beau et sombre patriarche », riche, « possesseur d’une centaine de têtes de bétail au moins » et polygame, avec « cinq ou six femmes ». Mais l’auteur ajoute, au paragraphe suivant (s.d. [ 1972]:45) :
« P.L. est un autre cas : citadin, croyant, père modèle, homme cultivé (admettons de manière provisoire que, dans nos pays, un homme cultivé est souvent celui qui est capable de penser par procuration). Après une vingtaine d’années de mariage et quelques aventures amoureuses, il décide de prendre une deuxième femme. Sa résolution l’exalte et lui permet, dit-il, de s’affranchir des dérèglements en usage dans les villes en entreprenant un retour aux coutumes ancestrales. Ayant pris conscience du caractère pathologique de ses passions, P.L. aimerait en somme se fixer un ‘‘nouvel idéal’’. Mais rien ne dit qu’une fois cet alibi acquis, P.L. se soustraira miraculeusement à ses anciennes fascinations. La tromperie ici est que, sous prétexte de se faire un ‘‘idéal’’, on nie une obsession en prétendant se réinscrire dans une structure différente à laquelle on accorde indûment des vertus purificatrices ».
Ce P.L. des Réflexions est-il le Pierre Landu d’Entre les Eaux ? Ce Pierre Landu renvoie-t-il à Ngal Mbwil’a Mpaang ? À l’époque, Ngal était-il (devenu) polygame ? N’y a-t-il pas là quelque généralisation facile ? Ou une induction « pathologique », à base d’une vérité intime, relativement secrète ?
La perplexité résulte du fait que les vies intimes individuelles des deux protagonistes sont quasiment peu connues de leurs lecteurs et commentateurs respectifs, par ailleurs un brin attiseurs de feu. Pourquoi tous les deux, Mudimbe et Ngal, ne se révéleraient-ils pas, en même temps, dans les figures présentées dans les récits de Mudimbe, du moins comme « croyant », « homme cultivé », « marxiste », « religieux », et soucieux, dans la perplexité, de « passage », de rejoindre l’autre rive, épris de désir de réaliser la « traversée », de se donner un « nouvel idéal » comme rêve de vie d’authenticité morale, de pureté ?
3. Un regard sur des eaux confluées des deux sources
Si toute lecture est singulière, perspectiviste, je crois à mon tour devoir lire Entre les eaux en situant le roman dans le registre du perplexe ; et il m’apparaît que le regard du personnage principal est, sensiblement, celui aussi de l’auteur même en plus d’être, sans doute, la peinture du voisin observé.
La perplexité de l’auteur (et même du lecteur) se signifie comme « déchirures » (titre du premier recueil de poèmes de Mudimbe)(11), comme conflit des cultures et, donc, comme conflictualité des dissemblables, des contraires, et surtout des contradictoires. Par ailleurs, la perplexité résulte d’une situation, ainsi que je l’ai noté plus haut, d’une position particulière, celle du sujet comme à la fois Noir Africain, éminent savant connaisseur de la culture occidentale profondément occidentalisé (comme l’atteste le nombre incalculable des références à la culture latine, et française), prêtre missionnaire d’une religion étrangère, membre d’une civilisation spécifique, d’une société africaine prescrite et donnée à être abandonnée, et, aussi, citoyen d’une nation précise rêvant d’une vie différente, d’un idéal de bonheur pour soi et pour l’autre, son peuple.
3.1-Dans l’enclos du christianisme
L’histoire de Pierre Landu, personnage principal d’Entre les Eaux, est contée à la manière d’un récit méditatif autobiographique, quasi entièrement à la première personne du singulier. Dans le couvent, au coeur de sa foi chrétienne marquée par une époque traversée par de multiples espèces de désordres bousculant les coutumes et les certitudes, Pierre Landu vit une solitude étouffante :
« Je me sens si seul. Depuis des années, j’ai beau scruter mes crucifix successifs, c’est le même silence. Qu’ils soient en bois, en fer ou en plâtre, c’est toujours cette même distance décourageante qui marque une séparation en me faisant sentir ma solitude de vieux garçon » (p. 12).
Comme Ngal, prêtre, supposé être décrit dans ce roman, Mudimbe a vécu (dans un monastère bénédictin au Rwanda) dans la solitude et les incertitudes de la clôture religieuse. Et, comme son vis-à-vis, il a abandonné, « défroqué », pour un univers différent, d’une autre espèce d’ascèse, universitaire. Et comme le personnage qu’il décrit, la flamme révolutionnaire marxiste a longtemps habité et brûlé en lui (autour du marxiste Benoît Verhaegen, alors enseignant magnifique à Lovanium), tentant de consumer ses contradictions face à des prescriptions religieuses, chrétiennes, conçues savamment pour, à la fois, marquer l’éloignement et justifier la distance d’avec des populations africaines (pourtant voulues à évangéliser), dévorées par les flammes de la faim, du dénuement, de la pauvreté, du délaissement et de l’exploitation par des pouvoirs cyniques, religieux et politiques imperturbables, insensibles aux souffrances et à la douleur des autres, de leurs compatriotes de l’autre bord.
Comme l’auteur naguère, prêtre ou aspirant solitaire dans sa retraite de foi inquiète, chancelant vivant extrait des réalités de la vie concrète, Pierre Landu de manière fulgurante se soucie de devoir être proche des autres, de ceux-là qui sont laissés pour compte, qui souffrent :
« Tout au moins, je me sentirais plus près des hommes. Je souffrirais moins, créant à volonté la communion dans la souffrance, partageant intérieurement la détresse et la joie d’autrui » (p. 12).
3.1.1-Et le catholicisme face aux larmes des âmes africaines trahies ?
Les autres, ce sont les souffrants mais aussi, de manière remarquable, les « trahis culturels », possesseurs d’une identité légitime particulière, africaine, que Pierre Landu comme prêtre s’est vu obligé de « délaisser ». Il s’évade à l’appel de sa mère qui, comme le père, se dit trahie par son fils qui tient à épouser une religion, une culture ignorée d’elle, des siens, de ses ancêtres (p. 95) et qui, aux yeux de la mère, se fait le complice des colonisateurs, des persécuteurs. Et en refusant la vie des siens, il refuse la vie aux siens, comme le lui dit son oncle, prophétique. En conséquence, dans ta vie, lui dit ce dernier, « quelque chose te manquera, Landu » (p. 150).
Mais tout comme il refuse de se sentir traître, en se dissociant « de ce christianisme qui a trahi l’Évangile », Pierre Landu, prêtre noir, aimerait ne point avoir à trahir les coutumes noires de ses pères, à s’éloigner des aspirations de ses frères Africains, à se situer en désaccord avec sa race.
La note qu’il laisse à son supérieur, le Père Howard, fait voir la pertinence de sa foi double, sans aucun doute perplexe, de son engagement à l’égard des deux faces de son désir de dévouement, de lutte dévouée, à la fois militant de la foi chrétienne et militant de la cause noire africaine :
« Veuillez, Père Supérieur, avertir Monseigneur l’Évêque que j’ai gagné le maquis. Je ne renie pas mon sacerdoce ni ne quitte l’Église. Je voudrais participer à la création des conditions nouvelles pour que le Seigneur Jésus ne soit plus défiguré. Il nous console dans nos afflictions afin que nous soyons en état de consoler en vivant avec ceux qui sont dans la peine. Je ne peux hésiter. Rester ici, à la paroisse, serait trahir ma conscience d’Africain et de prêtre. Je choisis le glaive et le feu pour que, dans un cadre nouveau, les miens Le reconnaissent comme leur. Priez pour moi ».
La volonté d’engagement pour les siens, pour l’Afrique, doit ici être soulignée. Y compris contre le christianisme, « religion étrangère » à la foi de ses ancêtres, « une religion marquée par [l’histoire] de l’Occident ». À Antoinette, sa proche compagne de dortoir dans le maquis, P.L. dit :
« Non. Je ne vois aucun argument convaincant qui pousserait un Africain à opter pour le catholicisme autrement que par la force conditionnée » (p. 35).
Par conséquent, la seule voie pertinente, qui autorise la fidélité au christianisme et qui donne accès à l’authenticité d’une vie religieuse vécue de manière libre, autonome, est celle qui permet à l’homme de s’émanciper de l’histoire, des vêtures, pour retrouver les sources, originelles, catholiques et africaines. Face à une religion des « personnes supérieures » insouciantes à l’égard du triomphe du mal et de la vie de malheur des autres, les Africains souffrants colonisés, la révolution sincère des consciences est une exigence, marquant « la haine de la hiérarchie catholique ». En effet :
« l’éclosion d’un christianisme authentique dans ce pays n’est-il pas conditionné par un retour aux sources, au fondamental complètement épuré de tous les mythes propres à une Histoire ? Et seul, je crois, un pouvoir politiquement d’extrême gauche pourrait nous aider à conserver l’essentiel, tout en permettant à l’église de se défaire des compromissions honteuses qui la lie encore à l’économie capitaliste » (p. 42).
La critique de l’auteur, à travers la méditation de Pierre Landu, est tout un réquisitoire contre une pratique du christianisme en Afrique, effroyablement défiguré. Une pratique prédatrice, spoliatrice, voleuse, vécue loin d’une théologie de l’amour (car Dieu est Amour) mais qui n’existe nulle part dans l’essentiel de l’enseignement catholique (des colonisateurs en tout cas), les structures se contentant de s’adapter, et d’adapter « ses vérités pour ne pas mourir au présent » (p. 47). Le réquisitoire incriminant s’appuie sur des réalités et faits concrets :
« Et dans le camion qui me ramenait au camp, je songeai à la nécessité de nettoyer le Temple. Les marchands y sont de nouveau. Quelle sainte horreur ! Ils prêchent la charité et la générosité à des hommes qui sont parmi les plus pauvres, et la conscience tranquille, ils volent ces pauvres. Pas tous les prêtres bien sûr, mais tous les autres en jouissent. L’Église, dans mon pays, constitue une espèce d’internationale des voleurs travaillant sous le signe de Dieu. Conscients ou inconscients, ils sont plus ou moins voleurs et je l’ai été aussi. Ces 500 hectares de la paroisse de Kanga que cultivent chaque jour des catéchumènes ! En retour, ces appelés du Seigneur n’ont droit qu’à un maigre repas quotidien et à deux heures d’instruction religieuse. Ils achètent ainsi leur baptême, dans la sueur, le sang et l’exploitation. L’oeuvre de communion, le message de charité sont devenus des alibis couvrant des entreprises commerciales » (p. 43).
Il est donc pertinent et grand temps de sortir de nos caches sacrées douillettes, de sortir d’une situation de « prêtre menteur hypocrite », de mener la révolution sans tarder contre le pouvoir, en commençant par la violence que le catholicisme inflige aux hommes et femmes, enfants et adultes, aux pauvres de nos pays dupés, exploités, volés, au nom de Dieu, leur Dieu, étranger :
« Dans le luxe de nos petits chalets et de nos loisirs, nous autres, les prêtres, nous sommes des caricatures de la pauvreté. Nos vies n’épousent pas le message » (p. 52).
La conviction professée est par conséquent un devoir pour tous, à savoir, « la nécessité de combattre l’influence réactionnaire et moyenâgeuse du clergé, des missions chrétiennes et autres éléments » (p. 101).
C’est ce qu’il soutient dans la longue lettre qu’il adresse à son supérieur, Mgr Jaak von Kroes, Évêque de Makiadi (pp. 103-107). Pierre Landu s’efforce d’y justifier son engagement, sa foi dans la vie de prêtre de Jésus-Christ et sa foi dans la nécessité de purifier la pratique religieuse des actes incompatibles avec le message chrétien authentique. Il révèle la source légitime de sa haine contre une religion totalement occidentalisée, confisquée par l’Occident, conformée aux tournures des sentiments et des brutalités nécessaires aux conversions forcées pour l’aisance des capitalistes occidentaux chrétiens. Et aussi il fait comprendre les légitimes ardeurs rationnelles qui étayent la nécessité de son engagement, comme Africain, à la lutte pour la reconnaissance et l’avènement à tous ses frères et soeurs d’une vie digne, qui vaille la peine d’être vécue.
Et pour conclure sa lettre explicative ou clarificatrice de ses choix « contre-religieux », de la pratique politico-religieuse sculptée à l’image des forces de désirs capitalistes, Pierre Landu laisse entendre :
« Mais, à Koloso, le Seigneur m’attendait… La misère de mon peuple m’a dessillé les yeux, et maintenant je n’ai plus qu’un rêve : saluer la naissance de structures sociales un peu plus pures dans lesquelles le Seigneur n’aurait ni la figure d’un banquier, ni le visage sculpté par une civilisation » (p. 106).
La seule tâche qui vaille est, désormais, celle de sortir les chrétiens de la vie d’une « religion de l’enfer », du christianisme colonial, pour incarner l’amour vrai, dépourvu d’hypocrisie ; de « veiller à ce que les autres soient heureux » (p.110). C’est, se donnant en exemple, cet amour pour les hommes qui l’a amené au maquis, incarnant les enseignements sublimes de Marx.
« Je n’y changerai rien. Qu’y puis-je ? Seulement, pour moi, c’est, je crois, Karl Marx qui a le mieux incarné depuis le temps passé l’inquiétude et l’amour évangéliques » (p. 113).
3.1.2 Du souci politique à travers l’ordre de la révolution
Chancelant, P.L est un « Docteur en Théologie, et Licencié en Droit Canon » qui aura choisi, aux yeux des autres, de « tomber si bas ! », en entrant au maquis, au nom d’un idéal, qu’il pense juste et justifié. Il raconte, à lui-même et aux autres :
« Voilà quinze jours que j’ai volontairement gagné le maquis pour lutter contre l’ordre établi ou plus exactement le désordre consacré et béni. En me faisant rebelle, je voulais rejoindre des hommes qui font aussi partie de mon bercail. Je pensais leur être utile » (p. 17).
Il aura pris la décision, au nom de la justice, de devoir rendre concrète l’exaltation de l’idéal de la lutte marxiste, du souci immédiat d’être efficacement utile à ceux-là qui luttent, pour la justice et pour la vie heureuse de ses frères et soeurs. Muni de son savoir intellectuel prestigieux, d’universitaire ayant assimilé le marxisme-léninisme, idéologie apprise de ses lectures ferventes et de son « professeur » de la philosophie de Karl Marx en des leçons dogmatiques, il s’engage, pour
« les aider dans la conception de leur révolution pour que les vérités ne puissent, sans raison, devenir d’inutiles contre-vérités ; et que la lutte violente pour la justice se base sur une théologie de la Révolution que nous aurions essayé de chercher ensemble, en incarnant la justice violente » (p. 17).
Entre, d’une part, la volonté de demeurer ce qu’on est, prêtre, docile, complice des douceurs suaves des repas copieux assurés et aussi universitaire abstrait, distant ou distrait, et, d’autre part, le désir fulgurant d’obéir à l’ardeur du devoir de travailler, avec les autres, à expulser le mal, les exploiteurs, les colonisateurs des corps et âmes rendus serviles, avec leurs complices compromettant la foi pour répondre aux ordres du pouvoir (p. 20), colonial ou vicaire colonial, le choix se fait en faveur du triomphe de la justice révolutionnaire :
« Puisque mon désir est que, grâce à nous, une situation sociale plus pure puisse naître ; que le Sacrifice de la Croix ne soit plus un mensonge » (p. 21).
Même si l’ordre maquisard est d’intransigeances et de cruautés qui le font hésiter, penser, chanceler, Pierre Landu assume, participe à l’action impassible révolutionnaire. Prêtre, il pose des bombes aux dépôts d’armes de l’ennemi ou des villages soupçonnés de complicité avec ce dernier ; il installe les dynamites ; il tue les réactionnaires (sans les avoir préalablement confessés !), suivant les ordres reçus des supérieurs : « Je pris mon fusil, visai, les yeux ouverts, et tirai en plein visage » (p. 41).
Il assume, participe aux actes de la révolution, il va ainsi jusqu’au fin fond de l’expérience d’ardeur marxiste. Mais il finira par sortir du maquis, péniblement, pour regagner la vie religieuse, contemplative et, donc, inoffensive quoique troublante sous bien des aspects, de l’ordre religieux, revenant à l’appel initial de « fidélité au sacerdoce et à la civilisation » (p. 94).
La lettre finale, conçue par Bidoule, le Chef révolutionnaire au maquis, est claire, abrupte, brutale et traîtresse sans doute, mais franche et sincère, acceptée, assumée par P.L. : avec la prêtrise, la rupture est définitive.
« Monseigneur,
Je viens de comprendre ce que vous et les vôtres représentez. Je ne peux plus vous dire qu’une chose : votre règne est terminé. Ma vie passée au milieu de vous, je la regrette et la renie. Dorénavant, ma foi dans la révolution de mon peuple sera mon but et la seule raison de ma vie. La suppression de l’exploitation sous toutes ses formes, particulièrement la religieuse, voilà mon travail. L’énorme abcès qu’est l’église dans ce pays nous allons, mes camarades et moi, le vider proprement. – Dans l’espoir de vous revoir prochainement, je vous prie, Monseigneur, de croire en mes sincères respects » (p. 155).
3.1.3 Des identités de ressemblances troublantes ?
Au total, Entre les Eaux se donne comme une critique, adressée par une conscience lucide écartelée, à la pratique d’un christianisme historicisé, complice ou segment du pouvoir, dominant les hommes et les peuples préalablement paganisés, et désormais livrés à la souffrance et à la pauvreté humaine, sous la couverture des bienfaits rêvés de la pauvreté spirituelle comme voie de passage nécessaire.
Mais de l’imaginaire à la vérité de la réalité, le pas est-il court, la distance inexistante ? Apparemment. Pierre Landu a regagné le couvent comme le fera l’auteur, Mudimbe, à la retraite d’une vie universitaire de rare fécondité largement nourrie aux appels d’élan marxiste. Il se fait que Mudimbe redevenu « Frère Matthieu » (comme au monastère) est revenu à la case départ, hors du monde d’actions de fièvre. Mais Ngal l’a-t-il fait ? A-t-il pris la décision de revenir, de revêtir la soutane, et l’étole sur ses épaules?
Conclusion
Vumbi Yoka Mudimbe, enseignant-chercheur passionné de lectures et de productions scientifiques multiples à la qualité unanimement reconnue et célébrée par la communauté scientifique internationale, m’aura donné l’élan de manière décisive en me servant de « passeur » précieux. Occasion de mon entrée dans la carrière scientifique et, grâce à son extraordinaire savoir encyclopédique, j’ai pu consolider ma présence dans le monde de la science universitaire. Je lui dois, largement, ce que je suis, comme scientifique aspirant à l’admission dans le cercle étroit privilégié de la haute communauté scientifique du monde.
De son premier roman, Entre les Eaux. Dieu, un prêtre, la révolution (sous-titre ajouté par l’éditeur, me dit Mudimbe, pour mieux ressortir le propos), qui a suscité une querelle subjective avec son collègue, le professeur Georges Ngal, je crois devoir retenir une écriture de soi-même en grande partie. Il y a, tout au moins, proximité de parcours de vie entre les deux, entre l’auteur et le personnage qu’il met en scène, Pierre Landu à Ngal assimilé. Si Mudimbe a dépeint Ngal, il s’est aussi dépeint lui-même. Par leurs parcours de vie,
Mudimbe et Ngal sont parallèlement proches. Mudimbe a été dans un monastère des Bénédictins, a quitté le couvent, a fait de hautes études de littérature romane, à Lovanium, à Louvain et à Nanterre, et a intensément fréquenté la pensée marxiste ; comme son vis-à-vis, Ngal a fait des études de lettres classiques gréco-latines, a été ordonné prêtre, s’est assidument adonné à la foi religieuse chrétienne, depuis le Congo jusqu’en Italie, à Rome, avant d’aller se perfectionner sur les études littéraires depuis la France en exposant, de manière magistrale, la vie et les oeuvres, à forte teinte marxiste (voir Lettre à Maurice Thorez) de l’écrivain martiniquais Aimé Césaire.
Contrairement à ce qui est généralement et peut-être superficiellement rapporté, le débat entre Mudimbe et Ngal ne fut point d’ordre intellectuel. On avait, en fait, assisté à des descriptions mutuelles « ad hominem », à travers des ouvrages littéraires à forte charge d’intimité et d’émotions, principalement dans la riposte de Ngal. Une rivalité ou une mésentente qui aura commencé peut-être en dehors de la vie scientifique, mais qui apparaît aussi un peu plus longtemps, depuis que « P. L. » (Pierre Landu ?) est dépeint dans les « réflexions quotidiennes » (s.d [1972]:45) sous la figure d’un « multipolygame ».
Notes
1. Entendez : des connaissances des « sciences humaines » ; idée claire de ce qu’il appelle, dans le sous-titre de L’Odeur du Père, les limites « de la science et de la vie » en Afrique noire.
2. Universitaire, j’ai eu deux maîtres, Mudimbe et Tshiamalenga, par la grâce desquels j’entrai dans la carrière académique ; et qui ont contribué, de manière décisive, à me donner la force de l’écriture exigée par la science de qualité universitaire. Ils ont, largement, fait de moi ce que je suis comme chercheur d’une certaine force reconnue. Si l’un m’a fait naître à la carrière de la science, l’autre m’a porté sur ses épaules pour me faire arriver à l’âge universitaire adulte. Le Professeur Abbé Marcel Tshiamalenga Ntumba m’a, de sa main de maître pleine de rigueur redoutable, amené au doctorat en philosophi
Par Phambu NGOMA-BINDA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024