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Liste des articles.

1.-Constitution du corpus
1.1 Choix et dépouillement

Pour la période coloniale, les textes d’archives à caractère adminis-tratif, commercial ou religieux s’étant révélés d’un accès malaisé, le choix des ouvrages de la littérature coloniale belge s’est imposé à nous du fait de leur disponibilité à la vaste Bibliothèque de l’ancien Centre d’Etude des Problèmes Sociaux Indigènes(CEPSI) à Lubumbashi, devenu Centre d’Exécution des Programmes Socio-Economiques.
En parcourant ces ouvrages, une constatation prend corps : accom-pagnant certains vocables, de nombreuses marques distinctives d’ordre graphique (italiques, guillemets, parenthèses), sémantique et culturel en assurent pour ainsi dire une mise en évidence. Et ces indications (notes, gloses, etc.) à caractère linguistique s’étendent de la prononciation d’un mot au contexte d’emploi et aux sens de ce dernier.
Parallèlement à ces précautions, qui trouvent sans doute leur raison d’être dans la destination des oeuvres, c’est-à-dire, dans le choix du public-lecteur de cette littérature, se dessine une autre tendance, chez nombre d’auteurs, de l’omission fréquente des mêmes marques distinctives, problème qui se double de divergences importantes dans les indications linguistiques ou culturelles fournies.
Au total 115 ouvrages ont été dépouillés, fournissant environ 6 200 emplois de mots qui nous occupent, soit une moyenne de plus de 54 emplois par ouvrage. La période de publication des oeuvres s’étend de 1901 à 1961, le tout premier roman en date étant Profils blancs et frimousses noires (1901) de Léopold Courouble, et le tout dernier Le Safari sanglant (1961) de Jean Delou1.
Très caractéristique est cette fréquence d’emploi qui, fort variable, atteint dans certains ouvrage des proportions élevées, par exemple dans Mambu et son amour de Louis Charbonneau, Scènes de la Vie noire de Philibert Edme, Contes de la Lukenye et du Kasaï de H. De Langhe. Le roman de Louis Léonard, Simple vie de Kamata ye, atteint 88 emplois, et le recueil de nouvelles Au bout du sentier de Suzanne De Valkeneer-Briard plus de 190. Nous avons exposé ces résultats dans le livre intitulé Documents pour une étude des particularités lexico-sémantiques du français au Zaïre (Sumaili, 1974 :4).

1.2.-Littérature coloniale belge

Pour l’abord de ce champ littéraire, nous servent utilement de balise trois critiques littéraires, qui en leur temps se sont penchés sur cette frange de la littérature coloniale belge. Il s’agit, d’abord, de Joseph-Marie Jadot et Gaston-Denys Périer, que Charles Djungu Simba K. (2009 :18) qualifie avec raison de « deux principaux théoriciens de la littérature coloniale belge ». Défenseur passionné de cette tranche de la littérature belge, J.-M. Jadot s’est attaché, très tôt, dès 1922, à la faire connaître dans les milieux européens, démontrant son existence dans l’article « La littérature coloniale de Belgique ».
G.-D. Périer est l’historien de la littérature coloniale belge et l’observateur attentif de ces activités. Celui que Mukala Kadima-Nzuji (1984 :111) appelle « l’un des meilleurs connaisseurs de la littérature coloniale belge et des lettres congolaises d’expression française » est l’auteur de Petite histoire des lettres coloniales de Belgique (1944).
Camille Hanlet est le troisième auteur qui a balisé notre approche. On lui doit, en effet, l’imposant ouvrage (Hanlet, 1946) en 2 tomes, Les Ecrivains Belges de langue française 1800-1946, où il affirme que « notre littérature coloniale est déjà suffisamment abondante pour former un chapitre important de nos lettres belges » (p.1111). Hanlet y consacre, dans le tome 2, le chapitre XIV (pp.1111-1149) divisé comme suit : Histoire, Colonisation, Missions, Reportages, Romans et Contes.
Tout comme ce trio de critiques littéraires l’a illustré, le pan de la littérature coloniale de Belgique a connu ses heures de gloire ; Maurice Gauchez, préfaçant Balangasi, roman d’un broussard d’Emmanuel Muller, ne s’y est pas trompé : « Le roman africain devient un genre particulier de notre littérature » (p.10). Et ces oeuvres demeuraient, en effet, attrayantes, soit que les auteurs plaçaient l’action dans le milieu des Européens, soit que l’action se déroulait chez les indigènes.
De nombreux écrivains se sont illustrés pendant cette période, certains ont même connu un long parcours littéraire, la parution de leurs oeuvres s’échelonnant pendant plusieurs années. A titre d’illustration : J.-M. Jadot se proposant « d’écrire une vaste chronique d’un clan mongo, en plein centre africain de 1875 à 1935 » (Avertissement, pour L’enfant à l’arc, chronique des Bakwale, p.7), a échelonné ses oeuvres de 1922 à 1952 ; H. de Mathelin de Papigny a publié le premier de ses quatre romans en 1929 (le célèbre Coup de bambou) et le dernier « fut achevé deux mois avant que le décès ne l’emporte », a écrit sa veuve dans l’Avant-Propos (p.7) de Les aventures d’un chercheur d’or paru en 1952 ; enfin, le savoureux conteur Olivier de Bouveignes a publié quatre recueils de contes, qui s’échelonnent de 1929 à 1947.
Pendant longtemps, des prix littéraires ont stimulé les talents. Nous n’en évoquons que les quelques cas ci-après : Le 1er Concours de la Renaissance de l’Occident a été remporté dès 1921 par Herman Grégoire, avec Le Feu de brousse ; Le Prix triennal de la Littérature Coloniale a été attribué successivement, à Herman Grégoire pour Makako, singe d’Afrique en 1923, à Louis Charbonneau en 1925 (Mambu et son amour), à Jeanne Maquet-Tombu en 1932-1935 pour Le siècle marche, en 1938 à Egide Straven pour Le Fou du Lac de Sinakwabo, et en 1956 à Marcel Tinel pour Elianga, roman de la forêt iturienne. Par ailleurs, Blancs et Noirs, scènes de la vie coloniale de Marie-Louise Comeliau a été honoré d’une souscription du Ministère des Colonies et du Comité National du Kivu ; de ce roman, G.-D. Périer a écrit : « Je souhaite qu’il soit distribué dans les écoles, les sociétés coloniales et tous les milieux où se préparent les défenseurs de la plus grande Belgique ». Sur place au Congo, en 1946, Suzanne de Valkeneer-Briard a remporté le Premier Prix du Concours littéraire de la revue léopoldvilloise RAF avec sa nouvelle intitulée Au bout du sentier qui a donné le titre au recueil qui sera publié en 1950.

2.-Une créativité lexicale intense

Certains auteurs ont estimé nécessaire de marquer de leur empreinte la création d’un terme. Tenant à laisser les traces de son acte créateur, Paul Bay non seulement intitule Mélanophilos, le roman publié en 1924, mais aussi dénomme fièrement « negrific » une solution qu’il met au point pour noircir : « negrific, tel est le nom du produit que j’ai découvert » (p.83). J.-M. Jadot, dans Apéritifs, expose « l’ambiance africaine par quoi nous nous « négrifions » plus facilement que nous ne blanchissons les noirs… » (p.39).

2.1 Procédés de création lexicale

Louis Guilbert (1975 : 31) définit la néologie lexicale comme étant « la possibilité de création de nouvelles unités lexicales, en vertu des règles de production incluses dans le système lexical ». Dans le cadre de l’enrichissement de la langue, multiples sont les procédés de création lexicale et sémantique ; ils vont de la dérivation et de la composition, passent par l’emprunt et aboutissent aux changements sémantiques.
Ont été créés par dérivation suffixale, en agglutinant des éléments lexicaux dont un au moins n’est pas susceptible d’emploi indépendant : malafoutier (malafou), safoutier (safou), tippoyeur (tipoï) ; congolais ; boy a donné boyesse, boyerie ; bulamatarique provient de Bula Matari, enfin Bomatraciens, dont M. Migeon précise : « ‘Je signale tout d’abord aux profanes que le terme un peu irrespectueux de « Bomatraciens » s’applique aux habitants de Boma et que cette appellation est loin de leur plaire’ » (La Faute du soleil, p.16).
La dérivation préfixale a fourni kibulamatari, avec préfixe bantu.
La conversion, dite dérivation impropre, change de catégorie grammaticale sans modifier la forme ; c’est le cas de l’adverbe interrogatif de lieu Wapi? prisé par les coloniaux dans son emploi comme interjection Wapi! au sens de : ‘quelle blague!’ (O-L. Saintes, Feu de Bois, p.52) ; ‘intraduisible, s’apparente à notre « Vas-y voir! »’ (H. Norjen, Intermezzo équatorial, p.11) ; ‘Ils avaient de nombreux amis, des voisins de table. L’un d’eux, un ancien, avait accoutumé de dire « wapi » en guise de dénégation(…) ça faisait colonial’ (H. Kerels, L’arrêt au carrefour, p.49).
Par la composition, qui recourt à des éléments lexicaux indépendants, ont été produits : chef coutumier (nom+adjectif), malle-bain (nom+ nom), goï-goï, pili-pili, poto-poto, saka-saka (redoublement du même élément); canga-col (élément de langue africaine+élément du français) ; boy-maçon, boy-chauffeur, boy-mécanicien (très productif). A remarquer que même Bula Matari est un nom composé (nom+nom).
La troncation réduit par la suppression de l’un des éléments : cité [indigène], [village] belge, [mouche] tsé-tsé, [boy]mokè.
Dans ces oeuvres écrites en français, sont employés, par emprunt à d’autres langues, des mots de provenance multiple. Ce phénomène sociolinguistique, consécutif au contact des langues, est très fréquent dans les oeuvres dépouillées. Certes, il s’observe que la plupart des termes utilisés appartiennent à un fonds négro-africain : malafu, mfumu, moke, ndoki, ngula, okapi, pemba. Les langues d’origine sont, dès lors, connues : bambuta, boma, mutete, ngunza (kikongo), esobe, kala-kala, kitoko, mbonda (lingala), bahari, bibi, karani, pombe (swahili), bwanga, dilonga, mukishi (tshiluba). Cependant, l’identification précise de la langue concernée demeure, dans certains cas, malaisée, d’autant que certains mots (pilipili, mayele) semblent d’emploi généralisé.
A qui veut démêler ce noeud des langues d’origine, peut servir de fil conducteur la confrontation des termes qui s’avèrent synonymes par les indications des sens : la salutation (mbote, losako, jambo, moyo), membres de famille (ndeko, ndugu, mpangi), les feuilles de manioc (pondu, saka-saka, matamba, sombe), la préparation culinaire à base de farine (fufu, bukari, shima, moteke, bidia), l’instrument de musique à lamelles métalliques (likembe, likimbi, djikembe), de même : canga col, mufankolo et mundele, muzungu. Dans les cassus-évoqués, le milieu géographique de description peut servir comme critère pour débrouiller, notamment à ce point de vue onomasiologique, la dispersion du terme2:

Tableau : Aires d’emploi : ‘Préparation culinaire de feuilles de manioc pilées’

Terme en usage

Langue nationale

Aire d’emploi

(1933-1960)

saka-saka

Kikongo

Province de Léopoldville

(m)pondu

Lingala

Province de Léopoldville

(m)pondu

Lingala

Province de l’Equateur

Sombe

Swahili

Province Orientale

Sombe

Swahili

Province du Kivu

Sombe

Swahili

Province du Katanga

Matamba

Tshiluba

Province du Kasai

Les langues européennes en fournissent, incontestablement, un bon contingent : le portugais (bacalhau, capita, chicote, copo, lavadeiro, matabicho, tipoia, varanda), l’anglais (boy, tchop, wax, yards), l’afrikaans (kraal, kopjes), l’espagnol (sombrero), le grec (iota, melanophilos), le latin (hortator). Pour leur part, l’hindoustani et l’arabe ne sont pas en reste (kaki, barza, chéchia, salamalecs).

2.2 Les créations sémantiques

La néologie sémantique, selon M.-F. Mortureux (1997 :117) « crée une acception nouvelle pour un mot existant, elle crée une nouvelle association entre un signifiant existant et un sémème ». C’est ainsi que de nombreuses unités lexicales ont été pourvues d’acceptions nouvelles selon les besoins expressifs des locuteurs : par euphémisme, ménagère, dans ces emplois coloniaux, cachait ‘concubine de Blanc’ ; indigène avait acquis une spécialisation à connotation péjorative, de sorte que les enfants de Pierre Ryckmans, nés au Congo, lors du retour en congé, s’écrièrent, au vu des meules de foin inhabitées : « Papa! il y a des indigènes! Je vois leurs huttes! » (Allo! Congo!, pp.61-62).
Qui saurait énumérer toutes les tâches exécutées par un capita, par un mokè, ou décanter la constellation des sens qui gravite autour de poto-poto (‘boue, gadoue, terre argileuse pour la fabrication des briques ou la consolidation des murs, les murs en pisé, le désordre, la brouille, toute situation confuse, la boue morale…’) ? Safari, ‘voyage’ en swahili s’est singularisé dans la chasse touristique ; bilokos ‘objet, effets’ (G. Ch. Deville, Fouessa, Négresse du Kasai, p.14) s’est appliqué de manière restreinte à la ‘pacotille’ (R. A. Destroyer, Ailes Impériales, p.155) ; la maîtrise de l’alphabet a généré une kyrielle d’acceptions à mukanda par synecdoque : écriture, écrit, lettre, papier, facture, journal ; monoko, à la fois ‘bouche’ et par métonymie ‘langue’ (pas l’appendice buccal), a en outre signifié ‘langage, conseil, avis, ordre’; la culture africaine a inversé le sens de dot ‘biens que le futur époux remets à la famille de sa fiancée’; deux unités lexicales ont chacune acquis, en français, un sens conforme à la transformation sociétale: nganda, ‘campement de pêche’, devenu un ‘débit de boisson’ et ndumba, ‘fille nubile’, s’emploie pour ‘femme libre’. Même des mots d’origine anglaise ont subi la re-sémantisation : boy, wax ‘pagne, tissu pour femmes’ (métonymie du procédé de fabrication au produit’, tandis que Mputu [le Portugal] a servi, par élargissement, à désigner l’Europe.
Enfin, à scruter de près Bula Matari, on y décèle une antonomase, dans la mesure où il s’agit d’un patronyme déjà porté par un dignitaire de l’ancien royaume Kongo au XVIè s. (Dom Francisco Bullamatari)3 et qui sera attribué au XIXè s. à H. M. Stanley d’abord comme surnom ; devenu par antonomase nom commun, il sert à désigner toute autorité coloniale. Par métonymie, on a dénommé alibè la pièce de monnaie frappée à l’effigie du roi Albert Ier. Le conteur O. de Bouveignes a manié le paradoxe : « L’héroïne, son épouse, une mégère grincheuse et maugréante, répondant au nom pour le moins inattendu de « Ntsheko » (le sourire) » (Contes d’Afrique, p.109). Et dans le même recueil de contes, il a pratiqué ce jeu synonymique (p.60) : «-Mais enfin, demanda encore le premier, comment t’appelles-tu ? -Bule, qui veut dire : Rien du tout. -Tiens, comme c’est drôle, moi, je m’appelle Pamba, comme si j’étais ton miroir ! ».

2.3.-Des questions morphologiques

De ce vocabulaire colonial, peu de termes provenaient de la langue française : belge, clerc, croisette, évolué, malle-bain, ménagère ; il n’est donc guère étonnant que l’emploi des autres vocables posait, à l’écrit, de nombreux problèmes, notamment ceux relatifs à la transcription graphique (accents, tréma, trait d’union, apostrophe, redoublement de consonnes…) et à la formation du féminin ou du pluriel.
Dans la constitution d’une série de mots composés, quelle est la part, sinon l’apport onomatopéique : nzenze (cigale), goudou-goudou (instrument de musique), kofo-kofo et koso-koso (toux), tsé-tsé, poto-poto ?
L’on peut s’interroger, ensuite, sur la manière dont est formé le pluriel des noms. Si pour la plupart des cas l’adjonction d’un -s sert à marquer le pluriel, (bilokos, limbas, marimbas, mitakos, ngomas), il n’est pas rare de rencontrer un pluriel à deux formes (d’un auteur à l’autre, voire chez le même auteur) : makuta et macoutas, matamba et matambas, mukanda et mukandes. Si au pluriel muzungu devient bazungu et mokalenge devient bakalenge, cependant un biloko est employé comme singulier de bilokos, un bassendji comme singulier de bassendjis, et leurs mukischis comme pluriel, au lieu de mikischi. Certaines unités lexicales en sont venues ainsi à n’être utilisées qu’au pluriel : bilokos, makala, matiti, en lieu et place d’eloko, likala, lititi. Ce mode de formation du pluriel ne rend-il pas superfétatoire le dédoublement des marques du pluriel : ba- préfixe de classe bantu + adjonction d’un -s ?
Quant au genre, ne semblent se présenter qu’au féminin : bibi, kazaka, mwambe, boyesse, boyerie et au masculin : bwana, boma, lupangu, pombe. Mais sont aux deux genres (d’un auteur à l’autre, et parfois chez le même auteur), non seulement les termes pouvant désigner un homme ou une femme (un bassenji/une bassenji, un ndugu/une ndugu…), mais aussi : le tipoye/la tipoye, le chimbeck/la chimbeck, une likembe/un likembe.
Le nombre peu élevé des verbes face aux multiples nominaux peut-il permettre que se dégage valablement le processus de conjugaison ? Toujours est-il que pindouler (‘faire la culbute’) pose le problème épineux de la dérivation verbale.

2.4 Un langage à maîtriser pour usage conforme

Le souci était évident de connaître les termes en usage et grande l’attention accordée au langage utilisé dans la Colonie. La pratique de ce langage en exigeait la maîtrise, de la part des locuteurs mais, davantage, de la part des auteurs. A vrai dire, les coloniaux savouraient ce langage qu’ils pratiquaient avec aisance. A en croire Henry Vallotton (Voyage au Congo et au Ruanda-Urundi, Carnet de route [voyage effectué en 1954] : « Les Blancs ont pris dans les idiomes indigènes certains mots amusants : on pime (mesure) un champ ; quand on veille trop tard, on est tékétéké (mou) ; lorsqu’on s’endort au volant, on zoungoulouque (zigzague), et parfois même on pindoule (fait la culbute) dans le fossé. » (p.33).
Plusieurs auteurs ont dressé un inventaire des termes en usage dans la Colonie. L’ancien Agent territorial à Tshofa, Maurice-Louis Bevel, a publié Le Dictionnaire colonial. Encyclopédie (Bruxelles, E. Guyot, 1950. 2 tomes : A-J : 108 p. et K-Z : 104 p.) contenant « l’explication de plus de 7.000 noms et expressions se rapportant aux diverses activités coloniales, depuis l’époque héroïque jusqu’aux temps présents ». Le succès dut être immédiat, car dès 1952 paraissait la 2ème édition et la 3ème en 1955. Cet exercice qui répondait aux besoins à la fois encyclopédiques et touristiques, G.-D. Périer s’y est livré, accompagnant par un « Petit vocabulaire congolais » sa volumineuse compilation Moukanda, choix de lectures sur le Congo et quelques régions voisines (Bruxelles, 1924, 372 p.) qui réunissait les textes de six auteurs4. G. Van Der Horst et J. Pohl ont publié en 1961, à Elisabethville, dans la revue Vie et Langage, un article intitulé « Le français tel qu’on le parle à Elisabethville », qui abordait des aspects phonétiques, syntaxiques, lexicaux et stylistiques.
Au-delà du langage, le comportement que doivent avoir les coloniaux a fait l’objet d’enseignement. Dans Demain, coloniale! Marie-Louise Comeliau prodigue, en 5 chapitres, des conseils « aux épouses qui s’apprêtent à aller vivre au Congo ». Pour sa part, dans son Avant-Propos de Blancs et Noirs, contes africains, Harry Norjen écrit : « Je souhaite que ces contes(…) soient lus par quiconque s’intéresse à la chose coloniale. Ils devraient être le complément obligatoire de tout ticket via Boma. » (p.8).

2.5 Marques de la puissance dominante
2.5.1 Désignation du colonisateur

•Bula Matari : De toute évidence, ce terme jouit des faveurs des auteurs ; serait-ce à cause du symbolisme qu’il représente, de l’aura ou du prestige qu’il dégage ? H. de Mathelin de Papigny (Les aventures d’un chercheur d’or, p.75), se contente de : ‘terme qui désignait jadis Stanley et qui, depuis, s’est étendu à l’Etat et aux représentants de l’Administration coloniale’. A. Sohier ajoute : ‘« Briseur de pierres », nom que les indigènes congolais avaient donné à Stanley, et dont ils désignent actuellement le roi des Belges et les fonctionnaires qui le représentent’ (Yantes, roman, p.16). Enfin, F. Des Tilleuls précise : ‘M. Brauner, 40 ans, fonctionnaire classé dans la catégorie des « Bula Matari » de première grandeur’ (Contes des Tropiques, p.7). H. M. Stanley avait signalé lui-même (Cinq années au Congo : 1879-1884, p.100) l’origine d’un surnom qui connaîtra une fortune n’ayant d’égale que l’extension sémantique : « Les Chefs de Vivi contemplaient avec étonnement ce travail de pulvérisation ; ils restaient bouche béante pendant que j’enseignais à mes ouvriers indigènes la façon de manier efficacement le marteau de forge. Et c’est à partir de ce jour-là qu’ils m’ont baptisé du nom de Boula Matari », c’est-à-dire « Casseur de Rocs ».
Ce terme se retrouve même en flamand (néerlandais) sous la forme de Boela Matadi, notamment dans Mai pamba en Whisky soda de Bert Fierens (Antwerpen, Standaard-Boekhandel, p.50), tandis qu’on relève Kibula-Matadi, ’staatstaaltje’, dans Leo Bittremieux, Wit en zwart, Schetsen og verhalen uit de Kongo-Missie, Lovaina, Vlaamsche Drukkerij, 1930, p.19).
- Bwana : ‘seigneur, blanc’ (Mathelin de Papigny, Les aventures d’un chercheur d’or, p.159) ; ‘Blanc, maître, seigneur’ (S. De Jonghe, Tempête sur la brousse, p.117). Cet autre terme prisé tant par les coloniaux que par les colonisés, formait un couple antithétique avec : Boy !-Bwana !5
- Mundele/Muzungu : ‘blanc’ (F.-M. Druet, Scènes congolaises au Katanga, p.54) ; ‘Dans notre langue [langue lala, 904], kusungusha veut dire étonner. Un musungu est donc quelqu’un qui frappe notre imagination par des façons d’être que nous ne connaissons pas, par la couleur de sa peau qui est blanche, par les paroles qu’il prononce, que personne ne comprend’ (Ph. Edme, Scènes de la vie noire, p.16).
- Mompé : corruption de « mon père », missionnaire’ (E. Straven, Veillées de Brousse, p.68).

2.5.2 La métropole

- Mputu [Déformation de Portugal] : ‘Europe’ (Maquet-Tombu, Le Siècle marche, p.34) ; ‘pays des Blancs’ (H. De Langhe, Contes de la Lukenye et du Kasai, p.145). Le second terme, provenant du swahili « Ulaya » :
- Bulaya : ‘l’Europe’ (F. Des Tilleuls, Contes des Tropiques, p.54).

2.5.3 Attributs du pouvoir

- tipoye/tipoï : ‘chaise à porteur’ (passim).
- palata : ‘écusson en métal que les fonctionnaires portent sur leur casque’ (H. Mathelin de Papigny, Goubéré, poste colonial, p.43).
Un objet s’est associé au pouvoir : chicotte. « Le Baron Charles Dhanis, Vice-Gouverneur général du Congo belge, était surnommé « Mfimbu Mingi » (J. Maquet-Tombu, Le siècle marche, récit historique, p.20).

2.5.4 Monnaie du pouvoir

- alibés : ‘pièces d’un franc à l’effigie d’Albert, le roi des Belges’ (P. Bay, Mélanophilos, p.66).
- méas et makutas : subdivisions du franc [congolais].
- pata/mpata/mpatas :’pièce ou billet de cinq francs’ (H. Mathelin de Papigny, Goubéré, poste congolais, p.30) ; corruption du mot portugais plata : argent. Pièce de cinq francs en ce métal’ (E. Straven, Veillées de brousse, p.102).

2.6 Désignation du colonisé
2.6.1 Les auxiliaires du colonisateur

- capita : ‘Définition donnée à un blanc qui vient d’arriver : Un homme pour conduire tout, pour chercher les porteurs, monter les tentes, faire ta maison, ton jardin, pour veiller à tout en voyage et te dire en français ce que disent les nègres » (M. Minette D’Oulhaye, Malila, croquis tropicaux d’après nature, p.32).
- lavadeire :’boy-blanchisseur’ (J. Maquet-Tombu, Jeannot, Gosse d’Afrique, p.121).
- moket/mokè, moké : ‘littéralement, petit ; ici, jeune boy faisant office de marmiton, garçon de courses et bonne d’enfants’ (J. Maquet-Tombu, Jeannot, Gosse d’Afrique, p.94) ; ‘petit boy qui apporte du bois, va chercher l’eau à la source, crache sur les souliers pour les frotter et lave la vaisselle’ (M. Migeon, La Faute du soleil, p.46)
- pikinine : ‘petit nègre de sept ou huit ans qui surveille les bébés ou les jeunes gosses européens’ (J. Delou, Le Safari sanglant, p.55) ; ‘marmiton, éplucheur de légumes’ (H. Drum, Ces Coloniaux!, p.164) ; ‘adjoint au cuisinier pour laver les casseroles et accomplir les besognes accessoires’ (J. Franssen, Le roman des Pionniers, p.65).
- ménagère : ‘concubine de Blanc au Congo belge’ (H. de Mathelin de Papigny, Les aventures d’un chercheur d’or, p.71).

2.6.2 Le colonisé à l’état sauvage

- bassengi : ‘broussards’ (H.Rombauts, Les soirées de Saint-Brousse-bourg, p.198) ; ‘gens de l’intérieur’ (H. Rombauts, Tornades sur le Lac Léopold II, p.15) ; ‘homme de la brousse, par extension : paysan, arriéré’ (O.-L. Saintes, Feux de Bois, p.22) ; ‘les indigènes ordinaires, les vulgaires nègres’ (S. De Jonghe, Tempêtes sur la brousse, p.65) ; ‘gens de la brousse, qui portent le pagne, ou moins encore’ (P. De Vaucleroy, Noirs et Blancs, p.183, note 3) ; ‘des gens de brousse, pas encore vêtus et dressés par le blanc’ (P. De Vaucleroy, Noirs et Blancs, p.78).
- makako : voir le célèbre roman de Herman Grégoire, Makako, singe d’Afrique (Paris, La Renaissance du Livre, 1922).

2.6.3 Le colonisé européanisé

- clerc (déformé en kalaka)/karani :’nègre employé au bureau’ (E.Gaillard, Djila Moleï, p.119 ; ‘employé indigène, greffier’ (R. Gabra, Luhemire, Gosse d’Afrique, p.7).
- évolué : Dans La Cité indigène de Léopoldville (Elisabethville, CEPSI, 1947), Emmanuel Capelle renonce à le définir, « …personne parmi les plus hautes autorités administratives, morales ou scolaires ne s’étant encore hasardé à définir ce qu’il faut entendre par « évolué » lorsqu’il est question des indigènes du Congo. »
- canga col :‘enfermé dans un col’ [=qui, à temps et à contretemps, porte la cravate] (J. David, Pamba, p.43).

2.7 Les realia

Dubois et alii (2012 :397) définissent les realia comme étant ‘les termes d’une langue étrangère désignant une réalité particulière à telle ou telle culture et qui sont utilisés tels quels dans la langue’. Bien qu’il soit malaisé de catégoriser les realia de notre corpus, nous en présentons tout de même, à titre indicatif, un classement qui, certainement, demeure perfectible :
- aliments : chikwangue, bukari, bidya, bounga, nyama, makayabo, moambe, pondu, pilipili, sombe ;
- boissons : masanga, pombe, malafu ;
- habillement : kitambala, madibas, kaniki ;
- lieu d’habitation : lupangu, nganda, chimbeck, barza, boma ;
- musique (et danses) : ngoma, sanza, djikembe, lokombe, kisanji, lokombe, likembe, tshionda, marimba, malinga ;
- salutations : mbote, jambo, losako, moyo ;
- croyances : mfumu, ndoki, nganga, muloji, dawa, bwanga, kisi, mukishi ;
- animaux : mboloko, makako, okapi, simba, tembo, ngulungu, bulikoko.. ;
- insectes : kimputu, tse-tse, bilulu ;
- colorants : pemba, ngula, tukula ;
- commerce : mitakos (fil de laiton servant d’unité monétaire (Maquet-Tombu, Le siècle marche, p.68), nzimbu ;

2.8 Des absences remarquables

Parmi le flot des unités lexicales récurrentes relevées et analysées, l’absence est frappante des termes que, normalement, l’on s’attendrait à y trouver, mais que l’on cherche en vain. Ces absences remarquables peuvent être présentées en quatre catégories :
1°Les « statalismes », id est la terminologie de création étatique, désignant les structures officielles de la colonie, l’organisation administrative : Gouverneur général, Gouverneur de province, Commissaire de District, Administrateur de Territoire, Bourgmestre, commune…
2°Les « belgicismes », termes ou tournures d’usage courant dans la métropole : septante, nonante, farde, athénée, préfet…
3°Les termes en usage spécifique des Noirs de la colonie : noko, abbé, bon pour, prince, pompe, fulu…
4°Les termes relatifs à l’éveil politique des Congolais et exprimant les différentes activités socio-politiques des dernières années : meeting…
L’absence des unités lexicales de cette quatrième et dernière catégorie se comprend aisément, à cause du réveil tardif dans ce domaine, lui-même dû au mode d’administration de la Belgique. S’agissant des trois autres catégories, l’on ne peut qu’émettre une hypothèse, encore que ce n’est point l’unique explication : ces absences tiendraient à la nature littéraire des textes dépouillés.

Conclusion

Dans notre quête des archives de l’époque coloniale pour étudier le langage en usage en cette période, seuls des documents à caractère littéraire se sont avérés accessibles. Notre ouvrage Documents pour une étude des particularités lexicales et sémantiques du français au Zaïre, publié en 1974 au CELTA, a déjà rendu compte des résultats de ces dépouillements. Les oeuvres ont laissé voir, par ailleurs, qu’il a existé, pendant la colonisation, tout un pan dynamique de la littérature belge écrite en langue française. 115 documents dépouillés ont fourni environ 6 200 emplois des usages de ces écrivains que l’on a appelés les écrivains coloniaux de la Belgique.
Ces unités lexicales résultent d’une intense activité de création, ventilées ici selon des procédés lexicaux divers (dérivation suffixale et préfixale, composition, troncation, conversion, onomatopée, emprunt à des langues européennes mais surtout à des langues africaines) et selon des mécanismes sémantiques d’extension ou de restriction de sens, par spécialisation ou re-sémantisation (euphémisme, métonymie, synecdoque, antonomase, paradoxe) débouchant dans plusieurs cas sur la polysémisation des lexies d’origine française et d’autres origines.
La maîtrise de ce langage était rendu nécessaire afin que les textes revêtent l’allure véritablement coloniale. La structuration de ces unités lexicales a révélé un langage binaire mais complémentaire, selon qu’il traduit l’appartenance du signifié à la sphère dominante (le coloni-sateur) ou à la sphère dominée (le colonisé). Pour plusieurs raisons évoquées ici, un certain nombre de termes ne se retrouvent pas parmi les occurrences (statalismes, belgicismes, mots spécifiques employés par les Congolais, termes relatifs à l’effervescence sociopolitique des dernières années de la colonisation).-

Notes

(1) A propos de ce terminus a quo (1901), il convient de signaler que G.-D. Périer (Petite histoire des lettres coloniales de Belgique, pp.41-42) considérait Udinji, chez les riverains de la Buschimaie, roman de moeurs congolaises de C. A. Cudell, comme « le premier roman congolais » au point de vue historique, alors qu’il date de 1905.
(2) A noter que certains mots figurent déjà dans le titre des ouvrages, ce qui est le cas pour : Boula Matari ou le Congo belge dans lequel le Secrétaire du Congrès colonial, Jacques Crokaert, rend compte de son voyage avec le Prince Albert ; Lokouta te, roman congolais ainsi que d’autres romans d’E. Gaillard, l’ancien Administrateur territorial dans les Uelés (Djila molei et Na sima na mbula) ; Makako, singe d’Afrique, second roman d’Herman Grégoire, qui reçut en 1923 le Prix littéraire colonial ; Moukanda, choix de lectures sur le Congo et quelques régions voisines de Gaston-Denys Périer ; Le safari sanglant, roman inédit, de Jean Delou ; Makala, récit, de Jacques Fages ; Pamba de José David.
(3) Voir Frantz Bontinck, « Les deux Bula-Matadi », Etudes congolaises, vol.12, n°3, 1969, CEPAS, Kinshasa, pp.83-97. C’est le lieu de signaler qu’une bonne quinzaine de termes, dont Bulamatadi, sont devenus des patronymes : Belesi, Boyi, Kaniki, Kapita, Kitambala, Lomeya, Malekani, Mputu, Mufankolo, Mukanda, Mundele, Muzungu, Palata, Pikinine…
(4) Il s’agit des auteurs ci-après :
(5) Edouard Foa (Chasse aux grands fauves), René Gouzy (Des gorilles, des nains et même…des hommes), Constant De Deker (Deux ans au Congo), Charles Buls (Croquis congolais), Van Overbergh (Les Basonge), et Herbert Ward (Chez les cannibales de l’Afrique Centrale).
(6) Après Bula Matari, Bwana est le terme le plus prisé par les coloniaux et par les colonisés. Olivier de Bouveignes ne s’est pas privé de le théâtraliser dans son conte « Paka et les poules » (Ce que content les Noirs, p.66 : « Devenu ami de nzolo, le coq, Paka, le chat, avait invité Bwana Coq ; car en cette circonstance l’un et l’autre, comme pour rehausser la cérémonie, se donnait du « Bwana » en veux-tu, en voilà ».

Par Sumaili Ngaye-Lussa Gabriel , dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024