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             La production littéraire féminine rdcongolaise.

      Une vue panoramique. Nele Marian et Emilie Mayabu

                                     Aurélie Bulakali Nsimire*

                                         ykabenga@gmail.com

 

Résumé

   Notre étude porte sur deux écrivaines congolaises : Nele Marian, d’abord, une métisse qui s’adresse aux Blancs colonisateurs des Noirs, dénonçant avec courage, dans ses Poèmes et Chansons, leur racisme, leurs méfaits. Emilie Mayabu, ensuite, une Noire qui, dans son roman Le jour de la femme, s’adresse aux Noires pour leur faire prendre conscience de l’arme du « 8 mars » qu’elles ne savent pas utiliser, distraites par les hommes.

   Il appartient à d’autres congolaises critiques, écrivaines, voire lectrices, de s’intéresser à l’écriture féminine congolaise en vue de la faire connaître à l’échelle nationale et internationale.

 

Mots clés : diaspora, négrophobie, néologismes, idéologie, parité.

 

 

Introduction

   Nous avons envisagé notre travail avec deux restrictions importantes. L’une géographique : la RD Congo qui nous a servi de cadre de référence pour la recherche. L’autre, linguistique : il s’agit de l’usage de la langue française par des écrivaines congolaises comme moyen de leur expression. Et d’ailleurs ici comme dans la plupart des pays africains qui ont été colonisés, la langue française s’est imposée sur les langues autochtones et une littérature écrite d’expression française y a aussi fait autorité.

   C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui en RD Congo une littérature d’expression française émanant des femmes, concurremment avec la littérature écrite par des hommes. Elle est encore peu connue aussi bien en RD Congo qu’en dehors du pays. Tout au long de différentes étapes de la littérature congolaise, les écrivaines femme sont moins nombreuses que leurs confrères.

   Pour mieux étayer notre propos, nous aborderons successivement les points suivants :

1.Les différentes étapes  de la littérature congolaise

2.La vie, les œuvres et l’idéologie des auteures choisies

3.L’étude comparative de deux écrivaines.

 

1.-Les différentes étapes de la littérature congolaise

   La littérature congolaise francophone écrite rend compte de l’évolution sociohistorique de la RD Congo. Cette littérature s’est aujourd’hui imposée dans le pays comme une réalité culturelle concrète. Plusieurs maisons d’édition existent (Médiaspaul, Paulines, UEZa, etc.). Des librairies ainsi que des points de vente des œuvres littéraires se multiplient à travers le pays.

   L’on retient, en principe, pour la littérature de la RD Congo, deux périodes principales : le Congo belge et le Congo postcolonial, la RD Congo.

 

    1. Du Congo belge au Congo postcolonial

   Malgré la sévérité du régime colonial à l’égard des textes produits par ses colonisés, quelques Congolais se sont quand même adonnés à l’écriture. Cette littérature est peu connue du public congolais. La raison en est que ces pionniers écrivaient d’abord pour les autorités d’occupation.

   Cette époque a vu la naissance des premiers écrivains considérés comme des pionniers suite à leurs écrits produits, à l’exemple du roman L’éléphant qui marche sur les œufs (1931) de Th. Badibanga, des Poèmes et Chansons (1935) de Nele Marian, du récit Les aven-tures de Mobaron (947) de Joseph- Désiré Basembe, du roman Ngando de Paul Lomami-Tchibamba (1948), de l’autobiographie de José Mopila Mémorias de un Congolès (1949), etc.

   Malgré le peu d’intérêt et un strict contrôle de la censure que le pouvoir  colonial portait à la littérature congolaise d’expression française, des écrivains belges tels que Jean-Marie Jadot, Jeanne Maquet-Tombu, Camille Hanlet, Olivier de Bouveignes et d’autres, attachaient une importance particulière aux lettres congolaises et africaines francophones. Ce faisant, ils ont valorisé l’image du Noir et de l’Afrique en rejetant la « négrophobie » due au « vide intellectuel profond » chez la plupart des agents européens employés en Afrique […] et subtilement assumée par un racisme d’Etat et imposée par des institutions gouvernementales décrétées égalitaires ». J.-M. Jadot a même encouragé les débuts de la littérature congolaise en glorifiant le roman L’éléphant qui marche sur les œufs (1931)1 du Congolais Th. Badibanga, tout premier écrivain congolais de langue française »2.                                      

   Nous disserterons sur cette époque, car elle intéresse notre étude à travers la personne de la poétesse Nele Marian.

   D’autre part, la littérature congolaise postcoloniale n’est, en général, qu’une réplique sociopolitique, à l’exemple des écrits de l’auteure Emilie Mayabu.

 

1.2. La littérature féminine congolaise

1.2.1 La littérature féminine congolaise à ses débuts    

   Le premier recueil de poèmes, écrit par une femme congolaise, remonte à 1935. Nele Marian, poétesse congolaise restée inconnue jusqu’il y a peu, est la seule à cette époque qui a osé écrire malgré la marginalisation de la femme et la censure des textes littéraires congolais par le colonisateur. Car dans ce contexte, la formation des femmes congolaises se limitait à apprendre la couture, le tricotage, l’art culinaire, la gestion du foyer.   

   Les femmes congolaises n’étaient pas considérées comme des sujets, mais comme des objets. La main-d’œuvre féminine était exclue du travail administratif, industriel et politique. Ce manque de considération de la femme congolaise par les colons, on le retrouve dans les mouvements religieux comme le Kimbanguisme, l’Islam… qui entretiennent jusqu’aujourd’hui la femme dans ce climat avilissant qui l’oblige au respect strict des traditions. Pour ces croyances religieuses, la femme doit rester en position secondaire. C’est-à-dire qu’elle est obligée de se référer aux coutumes ancestrales et non aux principes sur lesquels est basée la modernité.     

 

1.2.2 La littérature féminine congolaise de l’ère postcoloniale

   A l’issue de la seconde guerre mondiale, les colons se voient contraints d’améliorer la situation professionnelle de la femme congolaise, en l’acceptant comme monitrice, infirmière, classeuse des documents, etc.

   Dans le domaine de la littérature, le champ de l’écriture féminine est plus réduit et peu de femmes s’intéressaient à la fiction. Il faudra attendre le coup d’Etat de 1965 pour voir le régime de Mobutu favoriser la femme congolaise, zaïroise à l’époque, en l’intégrant dans le système économique, politique, militaire, etc., jadis réservé aux seuls hommes.

   Ainsi, entre 1965 et 1970, après les discours de l’émancipation de la femme tenus par Mobutu3, cette littérature au féminin a-t-elle commencé à s’affermir en RD Congo. Il avait, en effet, reconnu le retard accusé par la femme congolaise dans tous les domaines de la vie nationale et la nécessité de la promouvoir dans le cadre du processus de développement national et d’envisager l’élimination des formes des discriminations la concernant. C’est vers ces années que les femmes écrivaines se manifestent. Depuis lors, elles sont devenues des poétesses, nouvellistes, romancières, dramaturges, essayistes, etc., au même titre que leurs collègues hommes.                  

   La littérature congolaise féminine compte aujourd’hui de nombreuses œuvres intéressantes écrites par des femmes. Pour mieux connaître l’univers de ces femmes, il est important de les lire, afin de découvrir leur idéologie. Elles écrivent. Elles abordent dans leurs ouvrages la situation socio-politico-économique coloniale et postcoloniale de leur pays : le racisme, les méfaits du pouvoir, le sexisme, la pauvreté, les migrations… y sont largement repris et dénoncés. Pour les femmes congolaises, l’écriture est un besoin, une passion pour dénoncer les maux qui rongent le peuple congolais depuis l’époque coloniale, et un moyen pour changer la société.

   Si le nombre des femmes qui produisent des œuvres littéraires a été très limité jusqu’ici, c’est pour certaines raisons. D’abord plusieurs jeunes filles et jeunes femmes n’accèdent pas à la formation tant secondaire que supérieure. Ensuite, ce n’est pas une tâche facile pour une femme, vouée aux travaux champêtres, culinaires et domestiques, de s’adonner à écrire des œuvres littéraires.

   Mais certaines femmes se sont décidées de dépasser toutes ces conceptions rétrogrades et traditionnelles qu’ont des hommes et des femmes, pour devenir aujourd’hui de grandes productrices littéraires. Cette inscription des femmes dans le champ littéraire est une conquête réalisée par ces militantes de la plume. 

   Et à l’ère postcoloniale, cette littérature féminine congolaise démontre que ces femmes n’ont rien à envier aux écrivains masculins. En effet, non seulement leur nombre a augmenté jusqu’à atteindre, actuellement, le chiffre de 70 femmes de lettres ; leur marginalité, aussi, s’est estompée grâce à la reconnaissance qu’elles obtiennent au travers des grands prix littéraires, à l’exemple de :

-Clémentine Faïk-Nzuji Madiya, lauréate en 1968 du concours L.S. Senghor : 1er prix de poésie et 2è prix des proverbes ; lauréate unique en 1986 au concours annuel de l’Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer à Bruxelles ; en 1986, encore, Chevalier de l’Ordre du Léopard pour Mérite des Arts, Sciences et Lettres à Kinshasa ; et en 1995, Prix André Ryckmans pour l’ensemble de recherches menées au CILTADE à Bruxelles.

-Elisabeth Mweya Tol’Ande, parée de l’auréole d’écrivaine dès le Lycée Kabambare, elle a eu le bonheur de récolter, comme précieux trophées, des lauriers littéraires : Prix de poésie Sébastien Ngonso en 1967, Concours littéraire Président J.D.Mobutu en 1970, Médaille de bronze du mérite des Arts, Sciences et Lettres en 1976, Médaille d’or de mérite civique des Ordres nationaux en 2006 et Diplôme du mérite pour ses activités littéraires en mars 2020. Ce prestige précoce d’écrivaine a suscité 2 autres talents précieux, 2 élèves romancières : Josiane Mbaki Nsona du Lycée Motema Mpiko en 2012 et Marie Justine Kalunga au Lycée Kimwenza en 2013 ; tant il est vrai qu’aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années.

-Emilie Flore Faignond, poétesse, romancière et conteuse très douée, figure de proue, créatrice féconde à l’attachante production littéraire, se distingue comme voix célèbre où résonne mélodieusement l’enraci-nement le plus fécond. Cette âme profondément poétesse  « demeure/ rivée aux berges herbues des villes jumelles/ qui se mirent ». Car sa notoriété a largement dépassé les berges tumultueuses du fleuve.

-Emilie Mayabu, dont le roman Un garçon vaut deux filles a remporté le prix du Cinquantenaire de l’Indépendance de la RD Congo en 2009 et dont Ba ngulu a reçu le second prix lors de la 1ère Fête du Livre en RD Congo organisée en 2013 à l’Institut français à Kinshasa a réussi, avec Le jour de la femme, à explorer à fond un problème de la femme.

-Stéphanie Boale-Manfroy : engagée dans la revalorisation de la culture congolaise parmi la communauté de la diaspora et dans la promotion de la littérature en milieu scolaire à travers l’espace culturel Buku, elle a reçu, à juste titre, deux brillantes distinctions : le Prix d’excellence, spécial Mois de la Femme, en 2011, de l’Ambassade de la RD Congo en Belgique, et le Prix Femme de Paix, en 2013, du Sénat belge.

-Marthe Diur N’Tumb a remporté brillamment, avec sa pièce Zaïna, le Grand Prix au Concours Théâtral Inter Africain de la Radio France Internationale (RFI) en 1983. Sa seconde pièce, Qui hurle dans la nuit ?, créée au Festival d’Avignon et éditée par Hatier en 1986, est traduite en anglais sous le titre de Lost Voices et fait partie de répertoires internationaux.

-Bestine Kazadi : en novembre 2006, elle publie son 1er recueil de 36 poèmes, Congo Mots pour maux, qui lui vaut une cérémonie de présentation au Grand Hôtel de Kinshasa avec le ministre de la Culture et des Arts, Philémon Mukendi. Depuis lors, la poétesse, débordante de dynamisme et d’initiatives, en est à son 3è recueil édité.

-Yolande Elebe ma Ndembo : passionnée de littérature depuis son enfance, pétrie de talents, pleinement poétesse et considérant l’écriture comme pierre de lance d’une société, l’écrivaine a le profil idéal d’une professionnelle de la culture en vue de la promotion des œuvres littéraires et artistiques. Sa puissante voix poétique relaie et amplifie la voix des femmes, en plaidant pour qu’elles soient reconnues.

-Christine Falangani Mvondo compte déjà à son actif quatre œuvres narratives et, dès l’entame, a remporté en 1987, à Kisangani, le Concours lancé par l’Ambassade du Canada et la Fondation Universitaire du Zaïre sur le récit de vie, avec Le chemin de la vie. En outre, la romancière a l’avantage d’être l’une des rares écrivaines congolaises dont les œuvres sont les plus étudiées et analysées dans les institutions d’enseignement supérieur et universitaire. Elle a aussi bénéficié de décorations et gratifications de la part des institutions du pays : Présidence de la République, ministère de la Culture et des Arts, ministère de l’Enseignement Supérieur et Universitaire.

-Bibish Marie-Louise Mumbu : le besoin de dire, l’urgence de dire, joints à la passion pour le théâtre, portent haut de succès de l’écrivaine-journaliste culturelle, pleinement consciente de la respon-sabilité de cette prise de parole, à travers la théâtralisation de ses œuvres narratives, en vue de faire passer le message, « dans une société en crise de valeurs ».

-Natou Pedro Sakombi : son engagement dans le périple de la renaissance africaine lui a permis de lutter contre la falsification du rôle du Noir dans l’histoire à travers son retentissant Du sang bleu à l’Encre Noire et de remporter le trophée « Dunia » en récompense de ses mérites littéraires (2016). Son second essai Le maternisme-ou le retour du féminin sacré africain (2018) s’inscrit dans la logique de la complémentarité homme-femme.

-Joelle Sambi Nzeba : auteure singulière, dont chaque fiction, dès la parution, remporte avec brio un prix littéraire : 3è Prix du concours d’écriture organisé par l’asbl Texto en 2003, avec Je ne sais pas rêver ; 2è Prix du Jeune Ecrivain francophone, en 2005, avec Religion ya kitendi, et Prix du jury « Gros sel » en 2008 avec Le monde est gueule de chèvre.

 

  2.-Vie, œuvres et idéologie des auteures choisies

   Les écrivaines expriment par l’écriture les faits sociaux qu’elles puisent dans leur temps (siècle) et les transforment en faits littéraires. Stendhal disait que le roman est un miroir que le romancier promène le long de la rue. Elles ne le font pas au hasard. Leur travail de réécriture répond à un but : par leurs œuvres littéraires, les auteures congolaises expriment en même temps leur rapport au monde, leur manière d’appréhender le réel. Comme l’écrit Georges Ngal : « La réalité que révèle l’auteur est fonction de l’environnement dans lequel il vit. Qu’il le veuille ou non, l’écrivain est inséré dans la contexture du monde où il vit, dans son temps, dans son pays, dans sa classe sociale »4.

   Pour mieux dire, les auteures congolaises s’intègrent dans les milieux congolais pour décrire les sentiments et les pensées des Congolais en détail. Nous allons le découvrir dans les lignes qui suivent, à travers les présentations de certaines œuvres et de leurs idéologies.               

   Nous avons limité le corpus sur lequel porte notre recherche à deux écrivaines de deux époques différentes. Il s’agit de Nele Marian de l’époque coloniale et d’Emilie Mayabu, de l’ère postcoloniale.

 

2.1 Nele MARIAN

2.1.1 Biographie                                                                             

   Poétesse née à Lisala, chef-lieu de l’actuelle province de la Mongala, d’une mère congolaise et d’un père flamand, Marian. Elle est métisse belgo-congolaise et a vécu en Belgique. Sur sa biographie, il existe différentes versions.

   Silva Riva écrit : « Malheureusement, l’étude du recueil ne permet pas de déceler des données biographiques plus précises et il est donc difficile de déterminer équitablement le rôle de cette œuvre dans le domaine littéraire congolais : il pourrait s’agir d’une œuvre sous pseudonyme […] tout comme elle pourrait être considérée comme partie intégrante du patrimoine littéraire du Congo. Dans tous les cas, renier la poétesse comme « blanche » sous prétexte qu’elle était métisse et avait surtout vécu en Belgique (…) serait précipité »5.

   De son côté, Bertin Makolo Muswaswa, dans son commentaire sur Nele Marian pour son article « La poésie zaïroise » dans les Actes du colloque de Bayreuth pose des conditions pour la légitimité de la métisse belgo-congolaise. Ce dernier arguant les origines métisses de la poétesse, remet en question son appartenance à la littérature « proprement » congolaise ; il écrit : « Il convient, avant de se pronon-cer sur son cas, de la garder aux frontières et d’examiner sa carte d’identité ou son passeport. Si elle est de nationalité belge, son œuvre appartient incontestablement à la littérature coloniale belge ; on peut l’étudier dans ce cadre et déterminer lequel de deux pôles métropolitains ou africate (…) l’emporte (…). D’autre part, si Nele Marian s’est exprimée aussi clairement qu’un Henri Lopès par exemple qu’elle est nègre, elle peut être considérée, bien qu’elle ne soit pas comme on dit couramment ni « une vraie noire » ni « une vraie blanche », comme un des pionniers des lettres congolaises. Toute solution qui ne tiendrait compte de ces préalables apparaîtrait comme tirée par les cheveux »6.

   Encore Makolo Muswaswa dans son article sus-cité, réplique sur la nationalité de Nele dans ce passage : « Quels sont les critères à partir desquels on peut délivrer une carte de nationalité à une œuvre littéraire ? Faut-il tenir compte de la nationalité de l’auteur, du contenu de son œuvre ou de deux ? »7.

   Silva Riva, pour sa part, ajoute : « La découverte de Poèmes et Chansons veut-elle dire qu’il faut reculer la date de naissance de la production littéraire congolaise ? S’il est impossible, pour des raisons exposées précédemment, de répondre avec certitude, il faut toutefois sans aucun doute revoir la périodisation habituelle, qui considère Ngando. Le crocodile [1948] de Paul Lomami Tchibamba, pour la prose. Et Esanzo, chants pour mon pays [1955] d’Antoine Bolamba, pour la poésie, comme les pierres angulaires de la littérature du Congo-Kinshasa »8.

   A notre humble avis, nous pouvons dire que Nele Marian est une Congolaise parce qu’à travers ses poèmes (Bingo ; Poèmes et Chansons), elle ne fait que dénoncer et critiquer les traitements inhumains que le Blanc inflige au Noir. Et à titre de rappel, la littérature à cette époque coloniale était rigoureusement contrôlée par l’Administration belge. De ce fait, nous devons louer sa bravoure car elle s’est levée contre le colonialisme. Elle a même subi l’influence de la « Négritude qui donne et multiplie des expressions françaises d’une conscience africaine »9.

   En plus de ce qui précède, nous avons trouvé aussi des indices de l’oralité (répétitions, refrains) dans tous ses poèmes. Nele s’est servie  des figures de style, tel le néologisme d’emprunt. Des exemples se retrouvent dans les titres des poèmes « La barque de Bakundi » et Bingo. C’est pour cela que nous sommes en accord avec Silvia Riva lorsqu’elle écrit : « Nous avons déjà rencontré dans son parcours à travers l’histoire littéraire du Congo-Kinshasa, plusieurs femmes écrivains : la première, Nele Marian, poétesse des années 1930. Elle doit être placée parmi les pionniers de l’écriture créative  comme Antoine Roger Bolamba si l’on considère sa dénonciation véhémente de la condition de soumission des Noirs dans une Europe toujours à la recherche de l’exotisme. »10

 

2.1.2 Œuvres 

   Nele Marian a publié Poèmes et Chansons (Bruxelles, Editions Expansion Coloniale, 1935). Ce recueil des poèmes a été retrouvé au début des années 1990 dans le Fonds Robert Van Bel du Centre de Documentation Africaine de la Bibliothèque royale Albert Ier, à Bruxelles. L’œuvre compte huit poèmes répartis sur 15 pages. Il s’agit de : « Kalinga », « La Houlante », « Mort en Brousse », « Chanson de pagayeurs », « Sérénade à Jacky », « Loin des Tam-tams », « Congolina », « La barque de Bakundi ».

   Comme le dit Silvia Riva : »Les œuvres de Nele Marian offrent un excellent aperçu de l’atmosphère de contrôle dans laquelle la littérature du Congo-Kinshasa a vu le jour. Elle est l’exemple des tentatives entreprises pour jeter une nouvelle lumière sur ses débuts obscurs »11.

   En 1936, elle publie Banjo, aux Editions Les Ecrits (Bruxelles-Paris). Cet autre livre de poèmes de Nele Marian est une évocation des souffrances endurées par la diaspora noire en Europe.

   En 1944, à Bruxelles, elle fait paraître deux livres : un conte, La légende du vieux Bon Dieu et un essai, Les grands faits de l’histoire du pays wallon, aux Editions Maréchal.

 

2.1.3 La thématique et l’écriture

   Le thème principal des poèmes de Nele est la dénonciation de l’oppression dans laquelle a vécu la colonisé à l’époque coloniale. De même, les thèmes de la mort et de la nostalgie sont présents dans tous les poèmes du recueil12.

   Ce qui est frappant à la lecture de Poèmes et Chansons de Nele Marian, est l’opposition constante et radicale entre nous et on. Nous se rapporte aux Congolais et on aux Blancs. Nous la retrouvons dans « Sérénade à Jacky » : « Il fallait avoir un habit/ Ah ce fut long et commode/ Puis, dans un restaurant de nuit/ On les prit, car c’était la mode »13.

   Dans « Chanson de pagayeurs » qui est l’hymne ouvert à la liberté et à la révolte : « Sur le grand fleuve un hippo nage/ Nous pagayons/ Et lançons vers chaque rivage/ Le doux refrain de nos chansons/ puisqu’il nous faut servir un maître/ Nous préférons / Ramer sans fin (…) »14.

   Dans « Kalinga »I : « Les souvenirs de nos misères/ Revient nous voir ». II : « J’avais une hutte de paille/ Qui m’abritait depuis longtemps/ Mais on en fit, après ripaille/ Un feu géant ».

   Nous avons remarqué aussi le néologisme d’emprunt dans quelques titres de ses poèmes : « Kalinga », « Congolina », « La barque de Bakundi ».

   Nele, dans toutes ses œuvres comme ses collègues écrivains congolais masculins, a subi l’influence de l’oralité des langues locales ; on trouve des répétitions, allitérations, refrains, par exemples dans « Kalinga » II: « J’avais une hutte de paille : Qui m’abritait depuis longtemps/ Mais on en fit une ripaille/ Un feu géant (bis) / Et pendant la saison dernière/ Le large fleuve a débordé/ Notre récolte tout entière/ Tout fut noyé, tout fut noyé. Refrain : Dormez, dormez/ Tout le village est assoupi/ Dormez, dormez/ Seul au loin, Mourou la Panthère/ Jette sa plainte dans la nuit. » 

   Dans Congolina : « Dans mon village au loin, /Des gens heureux ne font rien rien […]/ En leur case, dorment, c’est tout/ Dans mon village. Et quand les messieurs blancs sont loin, /Vers la case, chacun revient […] Que vin de palme et que chansons,/Dans mon village »15.

 

2.1.4 Lecture des œuvres

A. « Kalinga »

   « Kalinga », berceuse, une mélopée mélancolique qui selon Antoine Tshitungu Kongolo16 se veut l’authentique complainte d’une femme de brousse africaine parce que ce texte de composition toute musicale présente par exemple les malheurs de la mère en un crescendo atteignant son summum avec l’évocation de la mort de son bébé, que les Blancs lui amènent. Cette épreuve suprême confirme la survalorisation de la maternité. La mère toute triste berce l’enfant mort. Voyons-le dans l’extrait ci-dessous du poème « Kalinga » :

« I.Dès que le soir étreint la terre/ Et la berce de ses bras noirs/ Les souvenirs de nos misères/Revient nous voir (bis) /Tout ce qui fut peine, détresse/ Espoirs d’hier, chagrins nouveaux/ En foule pleurante se presse/ Autour des nids, près des berceaux. Refrain : Dormez, dormez/ Tout le village/ Dormez, dormez/ Seule au loin, Mourou la Panthère/ Jette sa plainte dans la nuit (bis) ».  

B. « Chanson de pagayeurs »

   Ce poème a comme thème la perte d’un être cher, la dénonciation de l’oppression dans laquelle vit le colonisé. C’est l’hymne à la liberté et à la révolte : »Sur le grand fleuve un hippo nage/ Nous pagayons/ Et lançons vers chaque rivage/ Les doux refrains de nos chansons./ Puisqu’il nous faut servir le maître/ Nous préférons/ Ramer sans fin, libres, que d’être/ Un serviteur en sa maison. »

C. « Sérénade à Jacky »

   Poème narrant la mort de Jacky, joueur de Banjo dans un établissement parisien touché par la mode des primitifs (fétiches des ancêtres) :

« Il fallait avoir un habit/ Ah ce fut long et commode/ Puis, dans un restaurant de nuit/ On les prit, car c’était la mode. »

D. « La Barque de Bakundi »

   Poème qui raconte l’odyssée du marin Bakundi, le pauvre noir qui part, armé de son seul courage, vers le mirage d’une île aux beaux  jours. Il va, là, à l’impossible conquête de la terre paradisiaque des sans-misères.

 

2.1.5 Idéologie

   A propos de l’« emphase » qui a accompagné la découverte du recueil Poèmes et Chansons, Silvia Riva écrit qu’ « elle doit être interprétée à la lumière de cette relecture du passé. La découverte de ses poésies, qui oscillent entre la revalorisation d’une Afrique-mère et une critique assez violente de la discrimination raciale, ont conduit certaines personnes –mues peut-être par un enthousiasme excessif- à remettre en question l’opinion selon laquelle la première saison littéraire congolaise est marquée par un conformisme mou et calque les modèles littéraires et culturels européens.17 »

   L’écrivaine noire congolaise s’adresse spécialement au Blanc, à celui qui a dominé la vie et le destin du Noir, le colonisateur, l’auteur de sa dépersonnalisation, de son exploitation, dans le but de l’informer et de réveiller sa conscience pour qu’il considère et traite le Nègre comme un être humain comme lui.

      La poésie de Nele valorise l’Afrique. Elle est une critique assez violente de la discrimination raciale. Ce qui la différencie des autres auteurs congolais de l’époque coloniale dont les œuvres étaient marquées aux modèles littéraires et culturels européens. Ces autres écrivains congolais écrivaient pour plaire aux colons.

   Dans certains de ses poèmes, Nele se moque des Européens, comme dans « Messieurs blancs », dans « Chanson de pagayeurs » et dans « La barque de Bakundi ». C’est ce qui est surprenant dans le Congo belge des premières décennies du XXème siècle.

 

2.2 Emilie MAYABU

2.2.1 Biographie

   Femme simple, femme au foyer, c’est en ces termes que se présente Madame Emilie Mayabu, l’une des romancières congolaises qui met le combat pour l’égalité du Genre au centre de ses écrits, notamment dans Un garçon vaut deux filles et dans Le jour de la femme.

   Née le 08 mars 1954, la soixantaine révolue, mariée et mère de six enfants dont cinq garçons et une fille, passionnée de lecture depuis son jeune âge, Emilie a passé son enfance en France où elle a eu l’occasion de se former, de s’informer et se documenter pour forger son talent d’écrivaine. Elle a également fréquenté l’Institut de Commerce en Suisse, ce qui lui a permis plus tard de se lancer dans le commerce à son propre compte. Toute sa vie, elle a choisi de s’occuper de ses enfants et de son foyer tout en écrivant à ses heures perdues. Elle sert de sa main et d’un stylo à billes pour coucher sur papier toutes ses pensées, réflexions, observations et recommanda-tions de la vie.

 

2.2.2 Ecriture

   Les œuvres narratives congolaises postcoloniales marquent une rupture d’avec le français châtié exigé du roman colonial. Cela veut dire que les auteurs congolais, hommes comme femmes, cherchent aussi à se situer dans leur création littéraire. C’est pourquoi, le rendu littéraire de ce vécu à « la congolaise » est concrétisé par le fait de recourir à la langue française mêlée aux termes, aux expressions et aux phrases en langues nationales congolaises, à savoir : le lingala, le swahili, le ciluba et le kikongo. De ce mélange romanesque désiré, résulte une fusion des langages sociaux à l’intérieur d’un même énoncé. C’est cette écriture qui est celle d’Emilie Mayabu dans ses ouvrages. Certains critiques parlent de « nouvelles écritures africaines » ou « nouveau roman africain », d’autres, comme Mulongo Kalonda, parlent du « tribalisme de l’écriture » dans lequel chaque écrivain tout en s’exprimant en français, fait intervenir la langue de son terroir.

   A titre illustratif : on a, dans Le jour de la femme, utilisé le néologisme d’emprunt des noms communs comme des noms propres des quatre langues nationales ; exemples : libaya (swahili et lingala), p.34 ; bitota (ciluba), p.18 ; nasha (swahili), p.35 ; Vina (kikongo), p.68 ; Amba, Kajinga, Mukadi (trois noms propres en ciluba), p.98 ; Lola, p.16 ; Milena, p.162 ; Mboyo, p. 163 (lingala) ; Ntela (kikongo), p.163.

   Le titre du roman Ba ngulu est en lingala. Dans le cadre de notre étude, se retrouve aussi un néologisme de sens : Emilie Mayabu a utilisé le mot lingala (kinois) inzulukable, en utilisant le préfixe français in-, exprimant la négation et en y ajoutant le radical lingala zuluka (qui signifie ‘ternir’) et le suffixe du français –able. La combinaison forme un nouveau mot, inzulukable, portant un nouveau sens : car au mot hybride français-lingala ainsi créé, l’écrivaine attribue une signification particulière en français dans une intention bien précis. Inzulukable (p.222) renvoie au tissu de pagne que portent les femmes congolaises et qui ne se ternit pas, ne change pas de couleur, ne coûte pas cher.

   Les ouvrages d’Emilie Mayabu ont un style raffiné et concis, laissant peu de répit au lecteur. Emilie creuse différents thèmes liés à la vie : l’amour, la femme et l’homme, la haine, les problèmes de société, la vie de tous les jours, bref, les aléas du quotidien.

2.2.3 Lecture des œuvres

A. Ba ngulu ou ô Europe

   Le roman Ba ngulu ou ô Europe (Kinshasa, Editions New Scolot, 1989) décrit le phénomène de l’immigration clandestine des jeunes Congolais en Europe, assimilé à la traite d’êtres humains par les Européens.

   Emilie Mayabu s’adresse à l’autorité du pays au sujet de la jeunesse congolaise qui se lance dans l’immigration à la recherche de l’emploi qu’elle ne trouve pas en RD Congo. C’est la fuite de la jeunesse vers ces aventures dangereuses, vers les mikili (monde européen, améri-cain, arabe, asiatique) où ils finissent par être vendus, maltraités et même égorgés comme des ngulu18 en Europe, en Asie.

B. Un garçon veut deux filles

   A son actif, Emilie Mayabu a encore publié la nouvel

Par Aurelie BULAKALI NSIMIRE, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024