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RESUME

Le deuil en Afrique présente toutes les caractéristiques des arts de spectacle vivant, et des arts d’exécution. En tant que tel, il renforce le domaine de recherche interstitielle avec une inclination à l’interdisciplinarité et à la transdisciplinarité à cause de la diversité des savoirs qu’il convoque. De la sémiotique à l’anthropologie du spectacle, en passant par l’herméneutique, le deuil est un vrai « objet sémiotique multimodal ». La réflexion ci-présente en donne quelques illustrations.

Mots clés : deuil-sémiotique-cognition-spectacle.
Reçu le : 23 mars 2023.
Accepté le : 27 juin 2023.

Abstract :

Mourning in Africa has all the characteristics of the performing arts. As such, it reinforces the field of interstitial research, with an inclination towards interdisciplinarity and transdisciplinarity due to the diversity of the knowledge it invokes. From semiotics to hermeneutics to performance anthropology, mourning is a true "multimodal semiotic object". The following reflection provides a few illustrations.

Key words : mourning-semiotics-cognition-show.
Received : March 23th, 2023.
Accepted : Juin 27th, 2023.

Introduction

Le deuil passe en Afrique pour un des événements les plus solennels. Il est événementiel. Un spectacle au vrai sens du terme. En tant que fait social, il mérite qu’on s’y intéresse. La solennité du deuil en Afrique et tous les rites sociaux qui accompagnent son exécution ont suscité ma curiosité et ont fait naître cette réflexion qui s’est beaucoup penchée sur la catégorisation du deuil en Afrique comme un des arts de spectacle vivant, comme un art d’exécution. A l’instar des autres arts de spectacle vivants, notamment le théâtre, la musique, le deuil est un vrai moment cognitif. Il est constitué d’autant de signes qui permettent de renseigner sur la société du défunt, mais aussi sur sa personnalité et son rapport vis-à-vis de la nature et de l’univers. J'aborde cette question en m'inscrivant dans l'approche interstitielle du spectacle vivant et je m’appuie sur l'ouvrage dirigé par André Helbo, Catherine Bouko et Elodie Verlinden, intitulé Interdiscipline et arts du spectacle vivant. Penser l’interstitiel à propos du spectacle vivant, c'est donc aussi quelque part, déclare Helbo (2013 : 10), « repenser le culturel dans une inscription naturelle ». Reprenant les propos de Jean-Pierre Changeux, Helbo note qu’il existe une interdiscipline qui « permet de mettre en relation si possible de manière causale, l'organisation atomique et les états d'activité de notre cerveau, avec les fonctions cognitives par excellence que sont l'acquisition de la connaissance et l'évaluation de sa vérité. (...) Il s'agit de la sémiotique. » (helbo, 2013 :11). Il pose par ailleurs que
La circulation, la mobilité et l'irrégularité constituent de plus en plus le cadre des savoirs experts en sciences humaines. L'heure est à une dynamique de dispersion et de transversalité, liée à la relative disparition des cloisonnements entre les champs disciplinaires. L'idée d'une "interdiscipline", chère à la théorie de communication, ne peut s'exporter sans précaution, au sein des recherches en spectacle vivant. (ibidem).
Dans ce qui suit, en référence de la théorie interstitielle évoquée par Helbo, je présente un point de vue et un modèle d'analyse, dont je suppose qu'il pourrait convenir à l'étude du deuil comme un art de spectacle vivant et même un art exécutif. Je pars de la question ci-après: existe-t-il une méthode ou une théorie qui aiderait d'étudier le deuil en tant que tel? Si oui, comment procéder pour poser le deuil comme « objet épistémique » répondant à la démarche interstitielle. Je pars de l’hypothèse que le deuil comme objet d’étude est un phénomène complexe qui établit des connexions entre divers domaines des sciences humaines et des arts de spectacle : anthropologie du spectacle, sémiotique, esthétique de l’art, etc. En tant que tel, le deuil constitue un champ d’études inter et transdisciplinaires, un espace ouvert à la convocation de plusieurs pratiques et savoirs. Et en tant qu’expérience du spectacle, le deuil « ne se réduit pas à l‘expérience de l’interface avec les objets du spectacle, mais il se prolonge dans l’expérience des conversations générées par le spectacle et dans la ritualisation des émotions ressenties qu’enclenche le désir de transmettre à autrui le plaisir procuré par le spectacle » (Leveratto, 2013 :38).
Deux sous-questions sous-tendent cette étude :
- Si le deuil est un genre du spectacle vivant, un art exécutif, quels sont les différents éléments qui permettent de le définir comme tel et en quoi ces éléments sont-ils sémiotiques et sémiotisants?
- Comment les différents signes qui représentent le deuil fonctionnent-ils ? Et comment à partir d’eux construire une grille d’analyse qui permettent de saisir le deuil en tant que moment sémiotique spectaculaire, tout en sachant, comme l’indique Darras (2006), que toute expérience sémiotique – y compris l’étude approfondie – se déroule dans un environnement spécifique d’interprétation qui oriente les processus interprétatifs. Cet environnement est appelé contexte. Tous les signes sont dans un environnement de signes qui interagissent plus ou moins fortement les uns avec les autres et influent sur le processus d’interprétation. Il n’y a pas d’analyse neutre ou indépendante du contexte, du sujet et de la communauté du sujet qui interprète.
Deux points vont constituer l’ossature de ma réflexion. Au premier point, je présente un cadre théorique qui fonde mon argumentation et dans le deuxième point, je propose une grille, qui, selon moi, peut orienter toute étude sur le deuil en tant que spectacle vivant. Je tirerai quelques exemples d’illustration, à partir du deuil de l’Artiste musicien congolais Papa Wemba pour attester mes propos.

I. Fixation théorique

Comme je viens de le dire en introduisant cette réflexion, le deuil en Afrique, constitue pour moi un moment cognitif et un spectacle au vrai sens du terme. C’est un vrai champ d’étude sémiotique, si je considère la sémiotique comme science générale du signe de manière intégrative. Texte, tableau, image, danse, rituels etc. qui ornent le deuil sont porteurs de sens dont la signification est contextuellement déterminée, c’est-à-dire, liée au référent, auquel tous ces différents signes renvoient indistinctement. Et le deuil en tant qu’ « objet sémiotique » ne fait que confirmer le propos de Mangieri (2013 : 69) à ce sujet :
La sémiotique ne devrait pas se proclamer comme discipline dans le sens strict du terme (comme espace politique de stratégies et tactiques de contrôle et de savoir-pouvoir, en suivant Foucault) sinon comme un champ transdisciplinaire, un espace ouvert à la convocation des autres pratiques et savoirs. (…) Je crois que la sémiotique peut fonctionner parfaitement comme espace de savoir intégrateur et produire un effet de convocation interdisciplinaire, premièrement parce qu'elle ne constitue pas un bloc unitaire et épistémologiquement fermé, de notions et catégories : en fait, on a déjà reconnu la coexistence de diverses méta-sémiotiques, génératives ou interprétatives, textuelles ou culturelle. Et deuxièmement parce que la sémiotique a accumulé un ensemble de méthodologies et processus de lecture en s'adaptant progressivement à la densité hétéro à matérielle de ses objets ou champs d'étude.
Le deuil en Afrique, par sa nature, par la construction de la connaissance dont il est l’objet, est multimodal. La connaissance est construite avec des signes hétérogènes dont le savoir est culturellement et socialement convenu. Et comme pour tous les arts de spectacle, il implique une démarche inter et transdisciplinaire. Il n’y a pas une autre manière de l’étudier et de l’expliquer. Comment analyser l’espace topologique et celui des signes attachés à cet espace qui l’ont produit ? Comment déchiffrer le sens et les symboles que transportent les différents signes ? Comment analyser les faits concrets dans leur contexte d’actualisation ? Le deuil fait croiser plusieurs disciplines : de la sémiotique à l’anthropologie du spectacle, en passant par l’herméneutique. L’anthropologie du spectacle permet de reconnaître la valeur de l’expérience personnelle du spectacle et tient compte de l’évolution de la culture artistique contemporaine sous l’effet de la diffusion des savoirs des sciences humaines et sociales. Dans cette optique, l’anthropologie du spectacle fonctionne comme une interface où plusieurs autres disciplines s’agglutinent dans l’objectif de renseigner sur la sociologie du spectacle. Je tiens ainsi à l’évidence que « Converties en savoirs de la qualité, l’histoire de l’art, la philosophie esthétique, l’ethnologie font aujourd’hui partie de l’équipement cognitif du spectateur critique, auquel elles fournissent des outils de justification de la valeur culturelle des spectacles auxquelles il participe. » (Leveratto, 2013 :27).
En plus, la déconstruction du deuil en Afrique nous conduit sur le champ de l’herméneutique.
L’Herméneutique est une philosophie de l’ouverture et du dialogue. Interpréter un texte, c’est dialoguer avec lui. Quiconque s’engage dans ce dialogue herméneutique confesse tacitement son ignorance, sa volonté d’apprendre, de remettre en question, de mettre en jeu ses propres opinions, de s’inscrire dans la direction de sens ouverte par le texte et d’entrer dans le monde du texte. La conscience herméneutique qui s’ouvre au dialogue fait, en ce sens, un aveu de faillibilité. L’engagement dans un dialogue, fut–il herméneutique, s’accompagne de la conscience des limites de son propre savoir, de l’aveu qu’on ignore davantage qu’on ne connaît : « toute la problématique du dialogue, écrit Gadamer, repose sur le principe que nous ne sommes pas des êtres divins, mais des hommes », (Mbwangi, 2020: 109)
C’est avec ce regard croisé que j’analyse le deuil en Afrique. « La mise en oeuvre de l‘interdisciplinarité ne consiste pas seulement à se mettre à plusieurs pour construire un puzzle. Elle peut être confrontation ou interface. La confrontation est utile dans la mesure où elle bouscule les certitudes, les évidences et les habitudes ». Jean-Marie Pradier (2013 :52). Cela devient de plus en plus une évidence ; car, à en croire Helbo (2007), de nombreuses disciplines, parmi lesquelles la sémiotique, placent la réalisation en actes au centre de leurs préoccupations. Elles assument la polysémie, le caractère polymorphe de la pratique spectaculaire. En vue de mieux cerner le contour de la grille d’analyse que je propose à la lumière de cette réflexion, je m’en vais souligner deux notions qui me paraissent fondamentales : deuil comme moment cognitif, deuil comme spectacle.

1.1. Le deuil comme moment cognitif

Sur les traces de Darras (2006), je suis d’avis que « les recherches en sémiotique croisent aujourd’hui celles des sciences cognitives. L’approche pragmatique y est complétée par une étude des modalités de construction des connaissances à partir de l’environnement, notamment par la médiation sensori-motrices, sociales, sémiotiques (y compris la langue), technologiques et médiatiques ». La sémiotique est ainsi vue comme science de la construction de la signification et de la production du sens. Ainsi, la sémiotique se rapproche des sciences cognitives. Car, sa finalité, c’est l’explication et/ou la compréhension des signes de manière à faire saisir leur signification de la connaissance. Le deuil comme sémiotique spectaculaire procède par intersémiotisation dans la construction de la signification. Les signes entrent en compétition, parfois même en s’opposant pour produire de la signification.
J’illustre ici mon propos par le deuil organisé autour de la mort de l’artiste congolais Papa Wemba. Toute l’organisation de l’événement conduit à la connaissance de l’homme qu’était l’artiste. En plus, en tant que moment cognitif, le deuil n’est pas un simple moment de recueillement autour du défunt, mais aussi un moment de régulation qui règle l’après deuil. C’est un moment important d’autant plus qu’il permet à la société de se situer par rapport au défunt et par rapport aux divers problèmes y relatifs (héritage, enfants, famille(s) femme(s), ami), etc. Le deuil est dans ce sens, dans le cadre africain, une des institutions sociales qui joue ce rôle. Et de ce point de vue, il entre dans les schèmes culturels et traditionnels qui me permettent de voir en la tradition africaine, une vision globalisante et projective en ce qu’elle dynamise et redynamise la vie sociale en cherchant toujours à créer les conditions du bon vivre collectif. La tradition est dans ce cadre une expérience fondatrice de l’ordre social. Il organise le mieux-être dont rêvent les hommes, et l’étendard du développement auquel ils aspirent en les insérant plus activement à travers des réorientations et des enrichissements permanents. D’où son importance en terme d’organisation. Dans les images que j’aligne ci-dessous, j’établis trois cas d’espèce où le deuil nous donne à connaître sur :

A) La foi du défunt

Le culte de Deuil de Papa Wemba à la paroisse Notre Dame de Fatima de la Gombe à Kinshasa

Le cliché ci-dessus nous renseigne bien que le défunt, en l’occurrence Papa Wemba dans le cas précis, était un catholique. D’autres religions peuvent s’adjoindre à la cérémonie, par rapport à l’importance de la personne ; mais sa religion principale passe au-devant de la scène et prend l’initiative des événements. La foi est un des éléments culturels auxquels les Africains tiennent fermement. Si le défunt n’avait pas de foi clairement définie, c’est alors celle de ses proches qu’on fait prévaloir en considérant qu’en Afrique, bien souvent, le ‘je’ est souvent submergé par le ‘nous’.

B) le poids de la tradition

La femme de Papa Wemba couverte d'étoffe au visage pendant toute la cérémonie

Selon l’imaginaire collectif africain, la tradition influe non seulement sur les humains mais aussi sur les morts. C’est d’ailleurs dans ce sens que, en toute circonstance traditionnelle, l’on jure souvent au nom des ancêtres (défunts). Ils sont témoins des événements, ils ont la clé du dénouement des situations difficiles, ils sont la référence de la continuité.
Le non-respect des principes traditionnels, par exemple des rituels autour du deuil a un impact sur la survie et la stabilité des relations au sein de la communauté. Ceci me permet de rappeler le double rôle du système traditionnel d’éducation tel que je l’ai mentionné dans mon article. « Il renforce la conformité aux normes sociales, il donne leur pleine valeur aux institutions sociales et aux rites religieux, et il fournit une décharge psychologique de restriction imposée par la société. » (Mbwangi, 2017).

Comment une femme enterre-t-elle son mari ? Qu’est-ce que les enfants ont fait pour enterrer leur père ? Comment régler les problèmes de l’héritage ? Quelles sont les causes extérieures de la mort du défunt ou de la défunte ? Est-ce qu’ils étaient mariés ou ils vivaient en concubinage ? Comment régler ce litige pour la continuité des relations dans les deux familles ? Ce sont autant de problèmes que la tradition règle. Le deuil en Afrique laisse toujours des problèmes qui nécessitent des cérémonies funéraires.
C’est le cas du cliché ci-dessus de la femme de papa Wemba avec un visage voilé. C’est une exigence traditionnelle et coutumière. Elle peut être celle de la culture de son mari (tetela) ou de sa propre culture (yaka). Elle est tenue à un respect scrupuleux des principes que dicte le rite. Fontanille (2013 :23) explique ce principe d’accommodation lié au spectacle du rituel :
Le cas du « rituel » et plus délicat, puisque son efficience est supposée découler de la stricte application d’un schéma et d’un parcours figuratif figé. Pourtant, c’est sans doute le cas qui réalise le mieux le principe d’accommodation stratégique, à condition d’élargir le champ de pertinence. En effet, le parcours rituel ne fixe qu’une partie des noeuds syntagmatiques de la pratique, ceux qui sont pertinents pour une efficience symbolique optimale, et tous les autres sont soumis à des variations culturelles ou contingentes. Mais surtout, dans son principe même, un rituel a pour objectif de fournir une solution à un problème rencontré par une communauté ; ce problème peut être originaire et récurrent, et la solution, périodique (comme dans le cas de l’eucharistie) ; le problème à traiter peut aussi être accidentel (maladie, catastrophe, incident ou intempérie), et à la solution sera alors ponctuelle (comme le cas des rituels thérapeutiques africains) ; le problème à traiter peut être enfin erratique , à la fois récurrent et irrégulier, comme les repas qui ponctuent les besoins de convivialité au sein des groupes de travail ou de loisir.
Le rite, dans le cadre africain, a une fonction d’intégration, d’insertion et de protection. Les rites sont donc liés à la fois à la représentation de l’univers et à la représentation de la société. Ils manifestent les croyances et le pouvoir. Mendras (1975 :107) soutient qu’« Ils lèvent les anxiétés ; plus l’anxiété est grande plus le rite doit être accompli scrupuleusement et si le malheur ou l’échec adviennent, ce n’est pas que le rite soit inefficace, c’est qu’il a été mal accompli ou que l’individu n’était pas dans la disposition d’esprit ou d’âme convenable ». Dans ce même sens, pense le même auteur
Refuser un rite, c’est rejeter la société dans ce qu’elle a de plus profond, de plus évident : mettre en question ce qui va sans dire aboutit à exprimer explicitement ce qui était tacite et à en montrer le côté conventionnel et donc discutable. Les normes et les valeurs s’en trouvent ébranlées et par conséquent tout l’édifice social et son système de régulation. C’est pourquoi, malgré les apparences, il n’y a rien de plus politique que les mécanismes de la régulation sociale : en dernière analyse ce sont les instruments du pouvoir social et de la domination (idem, 1975 : 107).
La tradition constitue de ce point de vue, une véritable régulation des tensions sociales dans la mesure où elle apporte des réponses devant certaines situations limites qui peuvent miner l’existence du groupe. C’est ainsi qu’il faut considérer, selon les termes de Kadima Nzuji (1987), que la tradition est héritage et projet. En tant qu’héritage, elle se pose comme une somme de pratiques sociales, de codes moraux, de croyances, de normes esthétiques, de réalisations artistiques qu’une communauté humaine accumule patiemment au cours de l’histoire et considère comme étant devenue son principal cadre de pensée et de référence. En tant que projet la tradition soutient qu’elle est le lieu par excellence où cette même communauté se pense, se projette et se forge son devenir tout en s’assurant de sa performance, au travers des générations successives, par la mise sur pied d’institutions sociales, culturelles, politiques ou administratives chargées de la perpétuer.
En tant qu’héritage et projet, je considère que la tradition relie le passé au présent parce que dans son essence, elle pérennise l’héritage des anciens en rendant présent les valeurs avec lesquelles ceux-ci ont construit leur monde et imposé leur vision du monde. En cela, je rejoins le point de vue d’Hernandez (2006) qui dit de la tradition qu’elle est à la fois substance et transmission. En tant que telle, elle permet la mise en place d’un double itinéraire dans lequel nous pouvons distinguer la production du passé, et, dans une phase de retour, la justification du présent par la transmission supposée de ce passé. Cet aller-retour est en lien avec la notion d’identité qui désigne une essence associée à des traits culturels. C’est pourquoi, pour être, dans le contexte africain, il faut avoir des caractéristiques différenciables de celles des autres. L’identité est toujours dans un rapport à l’autre et va de pair avec la différenciation. Elle est toujours la résultante d’un processus d’identification. Pour l’aller-retour dans l’histoire qu’effectue la tradition, un savoir passé est transmué en être présent. Les traditions-substances, construites et imputées par les contemporains aux ancêtres, sont représentatives des caractéristiques de l’identité ancestrale. Par les traditions-transmissions, un lien causal est établi entre l’existence des ancêtres et l’existence des contemporains. Les caractéristiques de cette identité peuvent alors paraître déterminées par celle des parents et cela quels que soient les changements.
De cette manière, il faut considérer que la tradition [orale] « […] rend possibles la transmission et la conservation des créations anonymes socioculturelles africaines et de par leur caractère vivant, elle recrée aussi et modifie certains textes, constituant par-là un circuit ininterrompu d’échanges entre le passé et le présent » (Ibanez, 2009:81).

C) La personnalité du défunt

L'effigie de Papa Wemba suspendue devant l'autel où est exposé son corps

Le décor de l’événement permet de se faire une idée sur la personnalité du défunt. Ce qu’il a été, ce qu’il a réalisé, parfois aussi ce que représente sa famille.

Arrivée du Président Kabila au Palais du peuple pour la cérémonie décorative.

Décoration de Papa Wemba par le Président Kabila à titre posthume.

1.2. Le deuil comme spectacle

Le spectacle suppose d’une part un émetteur ou des émetteurs qui produisent du spectacle et de l’autre un récepteur ou des récepteurs qui apprécient le spectacle. Cela implique bien que « L’exécution est la réalisation matérielle d’une oeuvre d’art » (Souriau, 2000 :73). L’exécution est quelque chose de physique, de vivant. Quand on dit spectacle, on suppose le contact direct entre acteurs et spectateurs. L’appréciation du spectacle suppose une grille qui permette aux uns et aux autres d’apprécier la conformité à la logique. Les gens qui vont assister à un concert ont une certaine logique dans la tête par rapport à ce que doit être l’interprétation, le spectacle. C’est ce que j’appelle le cadre social. Terme que j’emprunte à Ryngaert (1996: 95). Il s’agit de savoir si le cadre social a été respecté ou non. Est-ce que le spectacle est rendu dans le sens qui est attendu ou il rompt avec le code prévisible ? Helbo (2007: 96) parle dans le même sens d’une double axialité énonciative pour la fiction spécifique du théâtre:

a. La relation univers de référence du spectateur (son encyclopédie, son idéologie, son idiosyncrasie, ses interprétants) et univers du texte dramatique (mondes possibles) ;

b. La relation univers du texte dramatique (référence et mondes possibles) et univers de la représentation (référence et mondes possibles).
De ce point de vue, le spectacle en tant qu´art est une esthétique conformiste ; c’est-à-dire une esthétique d’accommodation qui se conforme aux us et coutumes, c’est-à-dire au code esthétique de la société qui produit et consomme le spectacle. Cette esthétique se situe entre programmation et ajustement, pour reprendre le mot de Fontanille. Les ajustements comblent les trous créés par certains incidents ou échecs d’interprétation et donnent lieu à des improvisations. En effet, suivant Fontanille (2013 :22), la « praticité » d’un spectacle repose par principe sur la postulation et l’activité de ce « pilote » interne, et sur des processus de réglages qui lui permettent de poursuivre son cours, en somme de « continuer ». Ils appartiennent à une dimension cognitive et passionnelle interne, qui coïncide en outre avec la dimension transformatrice intersémiotique (l’interprétation). L’organisation syntagmatique du cours du sens pratique est donc de fait constitué de confrontations et d’accommodations, éventuellement (et seulement éventuellement) guidées par l’horizon de séquences canoniques, et elle implique toujours, au moins implicitement, une activité interprétative, qu’elle soit réflexive (on a alors affaire à une hétéro-accommodation, ou « programmation »).
Le cadre social par ses caractéristiques énonciatives évidentes permet d’identifier les événements énoncés et de les lire selon les règles qu’il impose. Il renforce la croyance des spectateurs qui par ce fait, ne peuvent émettre aucun doute sur le caractère imaginaire et fictif des événements représentés. Le deuil comme pratique spectaculaire est une interprétation. Il se donne à appréhender comme « la transformation d’une expression sémiotique en une autre ». La première étant destinée à produire un certain nombre d’effets cognitifs et passionnels sur un public, tel que je viens de le démontrer au point précédent en montrant que le deuil est un moment cognitif. Le spectacle ainsi défini instaure par conséquent une relation entre deux ou trois sémiotiques-objets de nature différente : il opère donc une transformation intersémiotique », et cela implique :
- L’existence d’une sémiotique-objet, sous-jacente à la pratique spectaculaire, et
- Une focalisation et une valorisation éthico-esthétique particulière du processus de transformation lui-même.
Une fois de plus, il sied de rappeler que, par son organisation, le spectacle de deuil est réputé être une sémiotique syncrétique qui emprunte à plusieurs systèmes d’expression à la fois. Le spectacle se donne à saisir dans la diversité de ses modes d’expression : en ce sens, il invite à une certaine forme de pluridisciplinarité, si l’on suppose que l’étude de l’ensemble fait appel à une confrontation des modes d’expression de chaque discipline. Je rallie ainsi fondamentalement mon propos sur le deuil africain à la théorisation de Fontanille (2013 :17) concernant la sémiotique du spectacle :

Un spectacle n’est donc pas seulement une organisation sémiotique syncrétique et esthétique qui est donnée à percevoir à des observateurs : le syncrétisme est dynamique, et animé par une transformation interne, une transformation intersémiotique ostentatoire, la « mise en spectacle ». Le noyau prédicatif de la pratique spectaculaire se situe donc précisément dans cette transformation, et c’est autour de lui que se distribuent les principaux rôles pratiques : l’opérateur, l’objectif, et l’horizon-situation. C’est également cette transformation intersémiotique qui portera les effets axiologiques du spectacle, les valeurs attachées à son agencement syntagmatique ; en l’occurrence, la valeur des « manières d’opérer » la transformation intersémiotique, valeurs esthétiques, eu égard aux attentes de celui qui est installé en tant que spectateur, et valeur éthiques, eu égard aux normes et règles imposées à la transformation de la sémiotique-objet originaire.

II. Proposition d’une grille d’analyse

La grille analytique du deuil que je propose répond aux préalables théoriques ci-dessus évoqués. Dans cette grille, je présente trois niveaux d’analyse :
- Les acteurs et les spectateurs ;
- L’objet assigné à l’action ;
- L’horizon de référence.

2.1. Les acteurs et les spectateurs
Qui sont les acteurs et qui sont les spectateurs de l’événement ? Ce premier niveau d’analyse doit permettre de dégager les acteurs et les spectateurs du deuil. Il doit spécifier le rôle de chacun et les personnages sur lesquels porte toute l’attention et vers lesquels sont dirigées toutes les émotions. Comme je viens de le dire un peu plus haut, le deuil est une sémiotique qui emprunte à plusieurs systèmes d’expression à la fois. Chaque système d’expression peut constituer un moment sémiotique différent et constituer un moment d’énonciation unique. Comme le dit (Greimas, 1979 :392), il « s’agit de concilier la présence de signifiants multiples avec celle d’un signifié unique ».

i. Les acteurs

Le spectacle est une construction. Il est monté en amont par des agents qui tiennent compte de la spécificité du spectacle et de l'avis des spectateurs. Cette perspective implique la prise en compte de la culture artistique du spectateur et sa capacité à reconnaître intuitivement sa présence dans les productions contemporaines. Ces décisions sont organisées en séquences selon un axe narratif qui captive l'intérêt du spectateur et sur un mode rhétorique destiné à convaincre l'assistance du bienfondé de la revendication de ce statut final.
Chaque décision implique un risque dont l'issue peut être positive ou négative. Les décisions successives suivent une courbe de risques ascendante. Le spectacle se trouve dans une situation de parieur, impuissant à influencer les décisions observées mais néanmoins suspendues à leur issue d'une part grâce à sa compétence cognitive qui lui permet d'évaluer les enjeux (réels ou apparents) et d'autres part grâce à sa compétence émotive qui est modalisée en anxiété, peur, désir, soulagement, et joie ou accablement et culpabilité quand le numéro se solde par un échec ou, beaucoup plus rarement par un accident. (Bouissac, 2013 :58).
Parmi les acteurs, il faut situer
- En amont le comité d’organisation, les responsables (au village) qui posent les principes d’intersémiotisation à partir desquels il est évalué et à partir desquels les gens apprécient la conformité du spectacle à une certaine norme sociale (costume, décor, invité, organisation scénique). C’est en ce sens qu’on peut entendre à la fin des jugements de valeur du genre : « c’était bien organisé », « ils ne savent pas organiser les choses », « le défunt était mal habillé », « la musique était de mauvaise qualité », etc.
- La famille du défunt : la famille fait partie des acteurs importants du deuil. Elle est concernée au premier plan. Même si elle transfert le pouvoir d’organisation à des groupes proches ou spécialisés, toute réussite et tout échec dans l’organisation tombent sur elle ; On peut entendre des jugements du genre : « cette famille n’est pas organisée ; cette famille est bien organisée ; ils ont bien organisé l’événement, etc. ».
- Les acteurs « sémiotisants » qui transforment en un autre niveau sémiotique, les signes sous-jacent au spectacle, à la performance funéraire (musicien, décor, palabres, les spectateurs, etc.). Ces différents acteurs, par leur performance, donnent à l’événement tout son sens et toute sa signification en tant qu’objet sémiotique. En effet, la danse est un niveau sémiotique particulier qui permet d’expliquer le deuil en tant que niveau sémiotique global ; il en est de même de la palabre, de tout événement spectaculaire lié à l’événement.

ii. Les spectateurs

En Afrique le deuil constitue une invitation. Une invitation pour partager la douleur qui frappe un proche, un frère, même un ennemi. Si l’objetif premier de la présence sur un lieu de deuil est de compatir, ce moment se transforme aussi en moment d’observation et du jugement du bon déroulement du spectacle. Ainsi, au lieu de deuil, tout le monde se transforme en spectateur, en dehors du défunt dont le jugement est porté par d’autres. Chaque acteur observe en spectateur la réalisation des autres acteurs, et porte son jugement à la fin. Ainsi, en tant qu'objet sémiotisant, le spectateur concourt à la signification de l'objet deuil. Ses émotions, ses réactions, souvent imprévisibles, dictées par le déroulement de l'événement, sont autant de signes qui donnent au « spectacle deuil » toute sa densité. Ainsi comme le souligne Rancière « Etre spéctateur n'est pas la condition passive qu'il nous faudrait changer en activité. C'est notre situation normale. Nous apprenons et nous enseignons, nous agissons et nous connaissons aussi en tant que spectateurs qui lient à tout instant ce qu'ils voient à ce qu'ils ont vu et dit, fait et rêvé » (Mbwangi, 2022 :172). De cette manière, il faut noter que le jugement des spectateurs n’est pas un acte isolé. Il s’enracine dans une expérience personnelle et collective. C’est un effort d’activation consciente des savoirs rendus possibles par les normes esthétiques sociales établies pour ce faire. « Elles définissent des cadres de l’expérience collective, elles sont des moyens de qualification des objets qui assurent le « partage du sensible », le passage de la sensibilité personnelle à la communauté esthétique, de l’individu au collectif et du local au global » (Mbwangi, 2022 :188).

2.2. L’objet assigné à l’action

Dans le cadre du deuil, l’objet assigné à l’action est le corps ou le cadavre du défunt. Tout le spectacle est organisé en fonction de l’Homme mort, dont le cadavre constitue une représentation. Le corps inerte tout en étant passif, peut être vu comme « l’acteur principal » de l’événement. Il est rendu actif par son image vivante projetée dans la conscience du public. Le jugement porté sur tout l’événement est fonction de lui. C’est pourquoi on entend des réactions telles que : « ils ne l’ont pas honoré », « Par rapport à ce qu’il était, on devrait faire mieux », « n’agissez pas ainsi par respect à celui qui est décédé, c’était un grand homme », etc. C’est ainsi qu’au niveau du comité d’organisation, un certain nombre des préalables sont définis pour que l’objet assigné à l’action réponde à l’admiration du spectacle : le décor, l’espace, la décoration, la morgue, etc. Tout est fait pour que cet objet réponde à certaines exigences déterminées par ce que j’ai appelé « Le cadre social ». Je suis tenté dans cette optique de souligner comme Goody (1979) que « la matière première du théâtre n’est pas l’acteur, l’espace, le texte mais l’attention, le regard, l’écoute, la pensée du spectateur ». Le spectacle est monté en fonction du spectateur, de sa réaction. Tout est fait en fonction « des principes que l’acteur doit mettre en oeuvre pour permettre cette danse de l’esprit et de sens du spectateur » (Barba, 2004 :14). En effet, le spectateur est à la fois sujet et objet du spectacle. Sujet, dès lors qu’il est dans la coconstruction de l’événement. C’est donc lui qui dicte les principes. Il est l’objet dès lors que l’événement lui est destiné. Comme je l’ai dit, toute l’organisation du deuil repose sur ce principe : « Que dira, que pensera le spectateur…». Ainsi, « le discours anthropologique sur le spectacle constitue un cadre d’expérience qui gêne, en même temps qu’il la valorise, la prise en compte de la « contribution humaine » du spectateur en situation, l’expérience de la personne localisée et engagée dans la construction de l’événement artistique » (Leveratto, 2013 :30). « Dans ce cadre, les acteurs s’efforcent de mieux comprendre les cadres de l’expérience qu’ils observent, les « mondes particuliers dans lesquels l’acteur se trouve engagé, mondes d’une grande diversité » (Goffman, 1992 : 32).

2.3. L’horizon de référence

Ce niveau d’analyse doit aider à déterminer les références culturelles qui expliquent certains comportements du spectacle : (les rites, les codes vestimentaires, le code spatial). Quels sont les codes culturels qui permettent d’expliquer un certain nombre de comportement et qui donnent au spectacle de deuil toute sa signification en tant que représentation. C’est le cas par exemple des ancêtres. Les ancêtres, c’est l’autorité de référence de régulation. Les palabres autour du deuil se réfèrent à eux comme fondateur et organisateur de la vie sociale. C’est pourquoi l’on jure par la formule : « comme l’ont dit les ancêtres ». Et comme le dit Thomson cité par Mabiala Mantuba (1994 :44) : « Les ancêtres sont perçus en Afrique non seulement comme les véritables propriétaires de la terre mais aussi du savoir ». Ainsi, « La notion de communauté de vie entre les ancêtres et les vivants indique que les ancêtres continuent à influencer positivement ou négativement le cours de la vie de leurs descendants vivants (…) La notion africaine de l’ancêtre ne signifie pas seulement antériorité de la vie mais surtout continuité de la vie dans l’au-delà avec un droit de regard sur les vivants. Les ancêtres fondateurs de la communauté sont mythiques ». Plusieurs éléments peuvent servir d’horizon de référence, comme je le dis un peu plus haut, notamment la conformité à la norme esthétique, la conformité aux exigences culturelles et même, parfois la violation volontaire de la norme pour des besoins purement esthétiques. « Cet état de choses permet aux admirateurs des oeuvres de porter des jugements de valeur sur l’idée de l’existence d’une norme qui doit être respectée et/ou d’une convention. Ce qui ne m’empêche pas de déduire que dans la lecture d’une oeuvre, notre intention est de rencontrer ce que nous savons, nous pensons, nous aimons et ce à quoi nous aspirons » (Mbwangi, 2022 : 48). De ce fait, j’adhère à l’idée du caractère conventionnel du spectacle. Le caractère conventionnel du spectacle, dit Helbo (2007 :33), insiste sur le caractère sociologiquement arbitraire du phénomène spectaculaire, la fête publique, le rite religieux, le jury d’examen, l’inauguration ont en commun le caractère symbolique, au sens peircien, de la cérémonie qu’ils instituent.

Conclusion

J’ai réfléchi sur le deuil en Afrique en le présentant comme un genre des arts de spectacles vivants, un art d’exécution. J’ai essayé de démontrer qu’en tant qu’objet sémiotique, le deuil offre un grand intérêt pour des recherches en sémiotique spectaculaire et permet une exploration féconde de l’approche interstitielle. J’ai, à travers cette réflexion, essayé de proposer une grille d’analyse en situant quelques niveaux d’analyse qui peuvent servir de modèle d’analyse du deuil en tant qu’ « objet sémiotique » et en soulignant le caractère inter et transdisciplinaire d’une telle démarche. J’espère bien que les orientations que j’ai proposées dans cette réflexion pourraient être enrichies par d’autres études et pourraient servir de cadre de référence pour ce genre de recherche.

Par Julien-Fils MBWANGI MBWANGI, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024