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Compte rendu : Locha Mateso, Emmanuel, Écrire le Congo. De Conrad à Césaire. Préface d’Isidore Ndaywel è Nziem, Paris, L’Harmattan, 2024, 322 p., Collection « Études africaines », Série Littérature.

ISBN : 978-2-14-032344-7  EAN : 9782140323447

Il n’est pas donné à tout le monde d’écrire sur le Congo, tellement les réalités à décrire plongent auteur et lecteur dans la plus poignante des horreurs. Hier comme aujourd’hui, décrire ce qui se passe au Congo relève de l’héroïsme, sinon du défi.
Ce défi, Emmanuel Locha Mateso l’a relevé au premier trimestre de l’année 2024, en publiant aux Editions L’Harmattan l’oeuvre au titre évocateur d’Ecrire le Congo. De Conrad à Césaire.

Homme de lettres et critique littéraire bien connu, poète, essayiste et professeur à l’Université des Sciences de l’information et de la communication (UNISIC) de Kinshasa, l’auteur de La littérature afri-caine et sa critique (Karthala, 1986), de l’Anthologie de la poésie d’Afrique noire d’expression française (Karthala,1987), des Lettres océanes (NEA, 1998), des Falaises de la raison (Ganndal, 2001), des Mères de Kolomani (L’Harmattan, 2011) et des Gifles du vent (L’Harmattan, 2015), a réalisé avec bonheur cet exploit de parcourir le discours multiforme mais convergent, prenant pour objet un espace à la fois historique et géographique « marqué par une forme de violence qui défie l’imagination humaine » (p.17).

Et comme l’écrit le préfacier, pour décrire cette violence « préten-dant détenir un droit de cité particulier sur les terres congolaises » (p.21), « Mateso s’est offert pour nous faire une lecture méticuleuse abondamment documentée et commentée de ces multiples écrits sur le Congo » (p.22).
Faut-il ne pas souligner que dans leur ampleur et leurs modes opé-ratoires, ces atrocités rivalisent, depuis celles de la traite négrière et celles de l’âge colonial, jusqu’aux « guerres plurielles des Grands Lacs avec leurs cortèges de violences gratuites et crapuleuses » (p.23) ?

De l’époque de Léopold II, nous sont rappelés ces abus évoqués par la Commission d’enquête internationale sur les atrocités commises dans l’État indépendant du Congo, atrocités encore fraiches dans notre mémoire :
« arrestation et emprisonnement des notables indigènes, prise d’otage des femmes avec leurs enfants, flagellation à la chicotte, mutilation des membres, viols des femmes, imposition arbitraire d’amendes, expéditions militaires punitives, pillages et incendie des « villages récalcitrants », corvées de portage (à dos d’homme) et de pagayage, etc. » (p.36).

Après la construction du chemin de fer Matadi-Léopoldville, est venu un autre épisode non moins sanglant, celui de l’exploitation du caoutchouc, relaté par le missionnaire protestant américain M. Mur-phy :
« Le caoutchouc est récolté par la force ; les soldats conduisent les gens dans la jungle ; s’ils ne veulent pas, ils sont abattus, leurs mains coupées et portées comme trophées au commissaire. (…) Ces mains –les mains des hommes, des femmes et des enfants- sont alignées devant le commis-saire qui les compte pour vérifier que les soldats n’ont pas gaspillé leurs cartouches. » (p.36).

L’auteur met en évidence (p.38-39) qu’il a fallu les écrits de nom-breux « témoins » (qui, par des critiques virulentes, élevaient leur voix contre ces violences répétitives insoutenables) en vue de faire plier le roi Léopold II et la Belgique colonisatrice, afin de faire réduire l’excès des sévices et atrocités imposés aux indigènes.
La cohorte des témoins (dont la préoccupation centrale est de « faire éclater la vérité ») commence, dès 1890, par l’Afro-américain George Washington Williams et englobe le consul britannique à Ma-tadi, Roger Casement ainsi que le journaliste Edmund Dene Morel qui ont fondé la « Congo Reform Association ».

L’écrivain voyageur Joseph Conrad se distingue par une oeuvre lit-téraire percutante, notamment Au coeur des ténèbres (1899). Il a inau-guré la lignée des écrivains, laquelle sera prolongée par l’Américain Marc Twain (Le soliloque du roi Léopold, Satire, 1905) et le Français André Gide, un autre voyageur, auteur du Voyage au Congo suivi de Le retour au Tchad (1927), pour déboucher sur l’abondante oeuvre du Martiniquais Aimé Césaire (notamment Discours sur le colonialisme, 1955 ; Une saison au Congo,1965), dont, ci-après, la fin de l’exorde du discours politique fustigeant le colonialisme :
« Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel pro-lifèrent tous les autres. Colonisation et civilisation ? » (p.276).

Il ne faut toutefois pas oublier des écrivains tels que l’Ecossais Ar-thur Conan Doyle (Le crime du Congo belge, 1908), le Britannique Henry Graham Greene (La saison des pluies, 1960), le Trinidadien V.
S. Naipaul, prix Nobel de littérature en 2001 (A la courbe du fleuve,1979), l’Américain Michael Crichton (Congo, 1980), le Péru-vien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature en 2010 (Le rêve du Celte, 2010), la Française Marie Darrieusseck, prix Médicis en 2013 (Il faut beaucoup aimer les hommes, 2013) et le Français Paul Kawczak (Ténèbre, 2020).

Et au Congo même, des continuateurs ne manquent pas au rendez-vous ; un bref tour d’horizon a permis d’en signaler une poignée : d’abord la poétesse Nele Marian, autrice des Poèmes et chansons (1935), ensuite José Mopila (L’Enfance, 1949).
« Un nouveau discours littéraire, poursuit l’auteur, est en train de prendre corps, qui aborde la question de la déshumanisation, de la vio-lence et de l’absurdité des conflits affectant le Congo de manière aussi paroxystique que sous le régime léopoldien » (p.290).

Et l’auteur de mentionner Jean In Koli Bofane, dont les deux titres, Mathématiques congolaises (2008) et Congo inc. Le testament de Bismack (2014) « ont inauguré cette nouvelle écriture » (p.290, note 4) ; dans la même ligné, sont indiquées les oeuvres de Blaise Ndala (Sans capote ni kalatchnikov, 2007 et Le ventre du Congo, 2021) et de Fiston Mwanza Mujila (Tram 89, 2014) et La danse du vilain, 2020).

C’est plus qu’un plaisir de lire ce livre, Écrire le Congo. De Con-rad à Césaire, qu’Emmanuel Locha Mateso offre au public congolais, en particulier. Cet important ouvrage a le mérite inestimable de révéler que l’histoire du Congo est une histoire véritablement des violences. Et tout comme l’industrie capitaliste naissante a éprouvé le besoin de renforcer sa production (de coton, de canne à sucre…) en recourant à une main-d’oeuvre vigoureuse et gratuite puisée notamment dans le bassin du Congo, de même aujourd’hui, après l’indépendance, le Con-go sert de réservoir où puiser gratuitement les matières premières dont l’Occident a besoin : cobalt, uranium, coltan, lithium…

C’est par rapport à cela que résonne fort cette invitation aux Con-golais que leur adresse, en guise de conclusion, le préfacier :
« Ils découvriront ici que, contrairement à ce qu’ils pensaient, leur banal pays ne constitue pas un coin perdu de la mappemonde. Que depuis la naissance de l’impérialisme, il est le terrain des jeux et des enjeux inter-nationaux d’une profondeur insoupçonnée. Que cette situation, vécue comme une fatalité, est en réalité un atout, si on peut en saisir la posture dominante, pour s’affirmer, se redresser et contribuer fermement à l’émergence d’un autre monde. » (p.23).

Emile Bongeli a eu raison de le souligner lors de la cérémonie de vernissage du livre à l’Institut National des Arts : le Congo porte en lui la souffrance des violences imposées par les schémas de l’Occident visant à lui prendre de force ce dont l’Occident lui-même a besoin.

Gabriel Sumaili Ngaye-Lussa

Par Sumaili Ngaye-Lussa Gabriel , dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024