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ETUDE THÉMATIQUE D’ARIANE ET DON JUAN DE CLAIRE LEJEUNE
THEMATIC STUD OF ARIANE AND DON JUAN BY CLAIRE LEJEUNE

Julien NIATI MATUBA di LELO1
julienniatidilelo@gmail.com
+243 843 796 792

Résumé

Ariane et Don Juan ou Le Désastre est une pièce de théâtre en trois actes, préfacée par Jacques De Decker avec illustrations de Sophie van Saltbommel. Un texte de la littérature belge d’expression française. Les personnages du texte comme les lieux évoqués relèvent de la mythologie légendaire. Ariane, la fileuse du labyrinthe, fille de Minos et de Pasiphaé, amante de Thésée et épouse de Dionysos. De même Don Juan, séducteur insatiable et amoureux de tous les temps. Ces personnages et ces lieux évoquent un microcosme du monde antique. Dans un espace scénique de huis clos Claire Lejeune met en exergue un combat des titans, des deux mythes fondateurs, la vérité ou le mensonge, non en corps à corps, mais en tête à tête.

Mots clés : Ariane, Claire Lejeune, Don Juan, mort, passion, théâtre belge.
Reçu le : 19 avril 2024
Accepté le : 13 juin 2024

Summary

« Ariane and Don Juan or The Disaster » is a play in three acts prefaced by Jacques De Decker with illustrations by Sophie van Saltbommel. A text of French-speaking Belgian literature. The characters of the text as well as the places mentioned belong to legendary mythology. Ariane the sprinner of the labyrinth, daughter of Minos and Pasiphae, love of Theseus and wife of Dyionos ; Similarly, Don Juan, an insatiabl seducer and in lovewith all times. These characters and places evoke a microcosm of ancient wold. In a scenic space behind closed doors,
Claire Lejeune highlighs a light of the titans, the two founding myths, truth or lie, not hand-to-hand, but face-to-head.

Keywords : Ariane, Belgian theater, Claire Lejeune, death, Don Juan, passion.
Received : April 19th, 2024
Accepted : June 13th, 2024

Introduction

La pièce de théâtre « Ariane et Don Juan ou Le Désastre » de Claire Lejeune appartient à ce courant contemporain qu'on peut situer après la seconde guerre mondiale.
Pour le genre théâtral, la littérature belge ne présente pas de grandes écoles ou de grandes tendances. Néanmoins, quelques dramaturges font la démarcation : Maeterlinck, le précurseur du théâtre moderne, les drames d'Emile Verhaeren, Paul Willems, René Kalisky, Jean Louvet, Claire Lejeune, Christian Dotremont, Henri Bauchau, Charles Bertin, etc.

Parmi les pièces de théâtre proposées, nous avons choisi celle de Claire Lejeune, Ariane et Don Juan ou Le désastre (désormais désignée par A-DJ). Cette oeuvre littéraire a été créée par le Théâtre-Poème sous la direction de Monique Dorsel le 18 juin 1997 à Paris et la mise en scène est de Jacques De Decker, un chroniqueur, un traducteur, un interprète et un acteur belge.
Claire Lejeune est plus poétesse que dramaturge. En effet, bien que la poésie "ait rarement atteint une diffusion susceptible de la constituer en genre populaire, (elle) a toujours été un véhicule d'expression artistique privilégié pour le monde francophone belge“ (Quaghebeur, 1990 : 175).

Pour sa poésie, nous pouvons noter Mémoire de rien, aux Editions Labor, Bruxelles, 1994, un volume de la collection "Espace Nord" qui regroupe les livres suivants:
- La Gangue et le feu, Ed. Phantomas, Bruxelles, 1963
- Le Pourpre, Ed. Le Cormier, Bruxelles, 1966.
- La Geste, Ed. José Cort, Paris, 1966
- Le Dernier Testament Ed. Rencontre, Lausanne, 1969
- Elle, Ed. Le Cornier, Bruxelles, 1969
- Mémoire de rien, Ed. Le Cornier, Bruxelles, 1972.

Claire Lejeune a aussi écrit des Essais poétiques : L'Atelier, L'Issue, L'OEil de la lettre, Court-circuit, Du Point de vue du tiers, Age poétique, Age politique, Le livre de la soeur.
Son itinéraire biographique se présente en trois phases :

1) Révélation à soi-même et elle s'en trouve bouleversée par une crise d'identité : cfr. La Geste, Corti, 1966,
2) Séparation physique et spirituelle d'avec "l'altérité". La mort de sa mère se présente comme un coup dur. "L'obsession de l'identité conçue 
3) Une formulation moins individuelle. L'obsession de l'identité débouche sur une fiction, issue du Père et connotée négativement. C'est alors qu'apparaît la vieille opposition entre masculin et féminin qu'elle souhaite attester par le jeu rationnel de l’amitié (Quaghebeur, 1990 : 175).

Nous avons eu la même préoccupation que l'auteur à trouver la formulation judicieuse du titre. En effet, cette oeuvre multidimensionnelle peut faire l'objet d'interprétation multiple. "Ariane et Don Juan" était intitulé dans sa première version "Le Désastre" et Jacques De Decker qui préface cette oeuvre en souligne la pertinence.

Après lecture de cette pièce de théâtre, plusieurs titres possibles nous ont fascinés, parmi lesquels nous pouvons citer :
- "La liberté"
- "La vérité et le mensonge"
- "Le destin"
- "La guerre des sexes"
- "Le banquet des matinaux"
- "Nostalgie du passé, utopie de l'avenir"
- "L'opéra de la séduction et de la mort".

Devant l’embarras du choix et sur recommandation pertinente du Critique littéraire Ngabala Bubengo Célestin, nous avons opté pour ce titre : « Etude thématique d’Ariane et Don Juan de Claire Lejeune ». En effet, la thématique développée à travers cette oeuvre est l'amour et la survie de l'amour, objectif primordial indispensable à la paix profonde.

1. L’opéra de la séduction

Du début à la fin, le thème de l'amour focalise les stratégies et les actions des personnages. Toutefois, il y a lieu de noter que les deux personnages incarnent différemment la notion de l'amour et leur conduite à travers l'oeuvre obéit à cette logique.

1.1. Don Juan ou Passion insatiable
1.1.1 Don Juan, figure historique

Don Juan représente une thématique qui tire son origine aux environs de 1630 et qui est à la base de nombreux chefs-d'oeuvre dans la création littéraire et même dans l'art musical. Qu'on se souvienne ici du Don Juan de Cervantès ou de Charles Bertin.
« Le personnage de Don Juan fut inventé par le dramaturge espagnol Tirso de Molina, de son vrai nom moine Gabriel Tellez. Ce personnage fictif représente ce type d'homme, plus jouisseur qu'amoureux à proprement parler, inspirant du goût aux femmes autant qu'il en éprouve pour elles, et révolté contre toutes les restrictions qui peuvent faire obstacle à sa passion dominante » (Encyclopaedia Universalis : 637).

A l'origine, ce personnage incarnait une réaction contre la morale chrétienne qui imposait aux passions de l'amour les exigences strictes de fidélité monogamique dans le mariage. Aujourd'hui, le "donjuanisme" renvoie à un comportement caractérisé par le libertinage des moeurs.
Ainsi, au cours des âges, au fur et à mesure qu'évoluent nos sociétés, la figure classique de Don Juan est perturbée et tend à tomber dans l'anachronisme. En effet, "le relâchement du rigorisme chrétien quant à la morale sexuelle, la libéralisation des lois civiles en matière de divorce (légalisant en fait une polygamie successive), la promotion des femmes qui transforme les créatures désarmées de jadis en rivales redoutables des hommes, tous ces éléments altèrent l'image classique de Don Juan (Encyclopaedia Universalis : 640).

1.1.2. Don Juan, homme de théâtre

Dans "Ariane et Don Juan.", Don Juan se présente comme l'homme des représentations théâtrales : "Que peut-il arriver lorsque le Théâtre fait homme et la Poésie faite femme sont enfermés malgré eux dans une situation de huis-clos? Que l'un tue l'autre..." Claire Lejeune (A-DJ, p.19).
Le comportement de Don Juan se définit par un désaccord permanent entre ses paroles et ses actes à l'égard des femmes. Il ne supporte pas la vérité. "Moi, déclare-t-il, je mens comme je respire » (A-DJ, p.28). « Mon pouvoir de susciter et de relancer sans cesse l'action théâtrale, je le dois à la discorde qui règne entre ce que je dis et ce que je fais ! Au grand art de mentir où je suis passé maître ! Je n'ai foi qu'en mes propres mensonges" (A-DJ, p.48-49).

Don Juan ne se sent pas lié par un pacte, il se préoccupe dans ses aventures amoureuses à cultiver le désir insatiable des femmes : "Quand on n'est ni homme de pouvoir, ni homme de savoir, ni homme d'argent, que faire de sa vie pour ne pas périr d'ennui ? Quelle alternative au travail si ce n'est l'art spectaculaire de se flamber?" Idem (A-DJ, p.41).
Dans ses aventures amoureuses, Don Juan est un éternel fuyard dans le souci de faire durer le désir : "Si je ne me suis jamais risqué au sommet de la passion c'est par crainte de son inévitable déclin. Je m'enfuyais avant qu'arrive le désenchantement... Je désire faire durer le désir infiniment plus que faire durer le plaisir !" (A-DJ, p.80).

En fin de compte, le comportement clé de Don Juan cache une certaine misogynie. Il s'en rend compte lui-même : "... mon désir effréné de séduire, de conquérir et de consommer les femmes se nourrissait de ma misogynie ? Aimer les femmes, enfin vouloir et surtout pouvoir les baiser toutes, supposerait donc qu'on les haïsse inconsciemment ? Qu'on ne désire leur résistance que pour le plaisir d'en triompher ?" (A-DJ, p.73).

1. 2 . Ariane ou Amour-Raison
1.2.1 Ariane, figure mythologique

C'est la fileuse du labyrinthe, la fille de Minos et de Pasiphaé, l'amante de Thésée, l'épouse de Dionysos. Dans cette pièce, elle incarne la Poésie, le verbe, la mémoire. "Si le verbe s'est fait homme, pourquoi ne pourrait-il se faire femme? Quoi de plus naturel" Idem (A-DJ, p.30).
Elle symbolise la mémoire du parcours de Thésée, une mémoire consciencieuse du labyrinthe jusqu'à retrouver l'origine de son malheur. Il s'agit de "remonter le cours du destin ; c'est un minutieux travail de filature des mythes. Un lent dé tricotage des formes du passé pour retrouver l'origine commune de l'espace et du temps. C'est là seulement que peut se concevoir lucidement un nouveau monde" (A-DJ, p.34).

1.2.2 Ariane, symbole de la poésie

La poésie, selon la conception d'Aristote, est plus vraie que l'histoire. Dans cette perspective, ce n'est pas un travail abstrait, mais une mise en oeuvre, une mise en scène réelle. Il ne s'agit pas de photographier le réel, mais de refaire ce qu'on voit. Le poète est un créateur ; le fait de recopier l’univers ne l'intéresse pas mais plutôt de le recréer.

La poésie intervient là où le théâtre a échoué, comme la solution ultime et appropriée. "Lorsqu'il n'y a plus de règle qui vaille, toute conduite est à réinventer d'un instant à l'autre. C'est alors que la poésie s'avère, dans les ténèbres, la seule étoile qui puisse encore nous orienter" (A-DJ, p.42).
Contrairement à Don Juan, Ariane arrive à concilier ses paroles et ses actes. "Je ne serais pas poète si je ne faisais pas corps avec ma parole. C'est à condition d'être épousée, pour le pire et pour le meilleur qu'une parole est action" (A-DJ, p.48). Le poète est un être supérieur qui ne peut pas tromper. Aussi se préoccupe-t-elle de la vérité comme une urgence. Elle compare la poésie au messie comme seule force qui nous sauvera.

Pour accéder à la vérité, il faut remédier à l'ignorance en remontant à la source et, "il n'y a que l'écriture fouilleuse des poètes féminins pour retrouver la mémoire de l'origine" Idem (A-DJ, p.31). Il faut un effort d'initiation à soi-même. C'est "une gestation â rebours, une mort dont l'âme revient guérie de son absence à elle-même" (A-DJ, p.52).
"Une fois le passage connu, la pensée fait de plus en plus aisément la navette entre l'occident et l'orient de la mémoire. Le voyage intérieur entre alors dans nos moeurs. C'est cette auto-mobilité de la pensée qui change la vie de fond en comble !" (A-DJ, p.52).

La conception de l'amour chez Ariane est empreinte de liberté et de raison. Elle ne se laisse pas dominée par la passion. Elle en fait un discernement :
"Je ne suis pas, moi non plus, sans expérience amoureuse. Des hommes, j'en ai connus beaucoup. J'en ai aimés plus d'un. Aujourd'hui, c'est de la liberté elle-même que je suis infiniment amoureuse... Je travaille à la faire arriver pour moi, pour vous, pour tous les hommes et pour toutes les femmes" (A-DJ, p.59).

1.3. Rencontre d’Ariane et Don Juan

Sur scène, la rencontre Ariane et Don Juan s'est faite d'une manière étrange et fortuite : c'est à la suite d'un accident qui s'est produit dans l'imaginaire d'Ariane. Si la vie le permet c'est parce qu'elle a une chose essentielle à leur communiquer.
Nous assistons ici à l'affrontement des deux mythes philosophiques dans un combat de tête à tête et non de corps à corps. Dans leur dialogue, nous avons relevé la contradiction entre l'action poétique et l'action dramatique ou théâtrale.

Ariane déclare à Don Juan sa préoccupation sur la vérité en ces termes : "L'art de vous mentir à vous-même, ce dont je suis devenue incapable". Quant à lui, Don Juan se demande comment il se sent perplexe devant Ariane dans cet huis-clos : "Moi, l'homme des plus grandes scènes mondiales, des plus brillants spectacles, j'ignore tout de l'envoûtement qui me retient dans l'oppressante intimité de cette chambre. Cette situation d'anti héros m'est si totalement inhabituelle ! Je me sens mis à nu par le regard que vous portez sur moi. De minute en minute, plus impuissant à vous jouer la comédie, à me jouer la comédie. Je devais vous fuir comme une peste et je ne le peux pas » (A-DJ, p.41).

La rencontre Ariane et Don Juan débouche sur une alternative. S'ils arrivent à s'entendre, ils vont mettre au monde, un enfant métisse, bisexuel ; dans le cas contraire, il y aura, du suspense : la fin d'un monde et la naissance d'un monde (les deux à la fois), c'est l'apocalypse.
Leur rencontre, c'est à "la fois un danger et un salut. Nous sauver n'ira pas sans que se perde l'image traditionnelle que nous avons de nous-même et l'un de l'autre. Nous sauver d'un tissu de mensonges, de l'effondrement imminent d'une civilisation complètement corrompue. L'apocalypse, c'est ce qui doit forcément arriver lorsque les grands mythes, vous, moi et quelques autres, pressés par des circonstances extrêmes, sortent des cases qui leur furent assignées dans l'imaginaire patriarcal," ! (A-DJ, p.26).

2.-L’opéra de la mort

Ici, l'auteur fait allusion à la mort du théâtre et à la survie de la poésie "parce que notre sang tient à elle comme à la lumière du soleil. Et si le prix de notre salut était le deuil de nos représentations, de nos icônes, de nos fantasmes, de nos croyances, de nos rituels" ? (A-DJ, p.38)
Cette mort symbolique tire son origine des profondeurs psychiques de l'homme. "J'ai bien peur que la mise au jour des ressorts cachés du désir, ne le tue définitivement. Voilà, la peste annoncée par Freud ! Le châtiment de ceux qui transgressent l'interdit de se connaître soi-même" (A-DJ, p.75).

2.1 Briser la statue du père

La statue du père représente la dureté, la statue du commandeur, une image de pierre, une image dure de nous-mêmes symbolisée par la dureté de l'homme de la loi. "La dureté de l'homme de loi n'en finit pas de punir la tendresse de l'homme de chair ! Don Juan est au théâtre ce que le Christ est à la messe : c'est le sacrifice de leur chair et de leur sang qui assure la pérennité de l'ordre patriarcal" (A-DJ, p.39).
Briser la statue du père, c'est libérer la tendresse, briser la pérennité de l'ordre patriarcal et garantir la liberté inhérente à la poésie qui permet d'accéder aux sources mêmes de la vie. Ce comportement rappelle en quelque sorte le complexe d'OEdipe qui préconise que l'enfant pour s'affirmer, doit réaliser le meurtre de son père.

D'autre part, « dès que le grand Totem se brise, tous les tabous disparaissent, toute rencontre s'autorise, il n'y a plus de sens interdits » (A-DJ, p.64). A ce niveau, Ariane devient une femme initiée à elle-même, une femme éveillée à elle-même et en même temps une femme éveilleuse capable de bouleverser le comportement d'un homme.
Par contre, Don Juan se dit le double du commandeur, le frère du Christ. "A l'opéra comme à la messe, tout se joue à la plus grande gloire du Père". Il est en même temps l'allumeur et l'extincteur de la passion. Les deux figures sont inséparables dans Don Juan. En lui, le commandeur est le double du séducteur impénitent, l'un ne va pas sans l'autre. Chaque fois que la passion était sur le point de l'embraser, c'est l'Homme de pierre qui surgissait pour l'éteindre.

Dans ce contexte, briser la statue du commandeur devient pour Don Juan un drame, un cauchemar. "Lorsque le miroir de Don Juan se brise, il ne reste sur scène qu'un personnage en proie au vertige du réel (...) Comment vivre entre deux identités contradictoires sans tomber dans l'abîme qui les sépare ? Un homme qui se voit double est-il encore humain"? (A-DJ, p.39).
Et pourtant ce dérèglement profond, ce désordre mental annonce la fin d'un monde et en même temps, c'est un signe d'éveil. "Le devenir humain est bloqué quelque part entre l'ancien et le nouveau monde" (A-DJ, p.27) Cette situation résulte de l'énorme peine qu'ont les hommes à se sortir de l'enfance. « A se faire un deuil de Dieu le Père. Ils n'en finissent pas de l'enterrer et de le déterrer, comme la hache de guerre » (A-DJ, p.27).

2.2 Le combat des sexes

La rencontre Ariane et Don Juan devait déboucher sur la jouissance des sexes. La logique du prédateur et de la proie devait déterminer leur relation. Mais l'absence d'appétit sexuel, la mort du désir prime dans cet huis-clos où les deux grands' mythes philosophiques se trouvent enfermés.
Don Juan se préoccupe des amours ultra-courts, pour sauver sa liberté sans jamais s'engager. Ariane, au contraire, n'adore que sa liberté. "Je ne connais pas de jouissance plus grande que celle de mettre la liberté au monde. Il n'y a que la passion de leur libération, de leur révélation mutuelle pour unir un homme et une femme jusque dans la mort. Mais privé de parole, le sexe est une prison. Nous n'en sortirons jamais que si nous lui donnons le temps de s'inventer une langue" (A-DJ, p.58).
Pour illustrer cette situation, on évoque l'image du chat et de la souris. Don Juan s'exclame : "Hélas, je me sens devant vous comme un chat pris au piège d'une souris incroyable. Un chat complètement paumé, égaré sur un territoire d'une espèce de souris qu'il n'avait encore jamais rencontrée" (A-DJ, p.54). Il se sent privé de manger et de baiser.

A cette préoccupation, Ariane précise que
« La situation du chat est insupportable et pourtant, c'est moins une revanche que le partage réel du meilleur et du pire. Bien que pour y parvenir le renversement des rôles soit inévitable. Rien ne changera jamais dans le jeu du chat et de la souris s'ils ne se connaissent pas l'un l'autre. Or, connaître l’autre c'est se mettre dans sa peau (...) Etre à la fois le chat et la souris, le sujet et l'objet du verbe aimer est une initiation incontournable, un passage obligé de la révolution érotique" (A-DJ p.56). Le chat n'a pas de choix : "La souris mutante est incroyable. Or le chat ne peut s'évader de la souricière pour aller courir les souris normales (...) Il est envoûté par elle, il a perdu le goût des souris qui se laissent croquer" (A-DJ, p.57).

Pour échapper à ce piège, le chat doit se transformer : "A souris mutante, chat mutant ! C'est lorsque toutes les issues sont bloquées, lorsqu'il n'y a plus le moindre espoir de s'en sortir que se produit l'inespéré ! Qu'ils s'inventent une langue commune. Qu'entre le chat et la souris, le verbe parler, se parler, se substitue au verbe manger" (A-DJ, p.57).
Par contre, dans le jeu de la prédation et de la proie, le chat voluptueux aime jouer longuement avec sa proie avant de la consommer. "Mais, c'est dans la mise à mort de la souris que culmine la jouissance du chat" (A-DJ, p.73).

Cette logique de prédation se justifie aussi dans "l'amour tant qu'il demeure l'acte de domination d'un sexe sur l'autre. La cruauté y prend fatalement le pas sur la tendresse. Nul ne peut plus ignorer de nos jours que rien n'excite le prédateur comme de fantasmer la mise à mort de sa proie. Si nous voulons changer la -vie, il faut oser donner à voir et à comprendre que la logique de prédation qui régit toutes les chasses gardées du pouvoir, comme il régit les marchés du sexe et celui de l'argent, est une implacable logique sacrificielle C'est faute de victime que s'éteindra la race des bourreaux. Non l'inverse" (A-DJ, p.73). « C'est de son pouvoir que jouit le sujet misogyne non de la présence réelle de l'objet qu'il désire » (A-DJ, p.76).
La chasteté et l'entrée dans les Ordres ne sont pas une réponse à cette question. Changer d'habit n'arrangerait rien ! C'est de la peau du héros qu'il faut défroquer ! Ainsi, la mort du désir, le silence des corps a quelque chose de plus essentiel à nous apprendre.

2.3 La cité future

Devant ce cauchemar, ce désastre qui prédit l'apocalypse peut-on parler du déluge après nous ? Ariane estime en s'adressant à Don Juan que "l'absence de désir entre nous, je la vois, non pas comme une calamité mais comme une promesse de paix. C'est le silence des corps que nous partageons en ce moment. Sur cette scène, entre toi et moi, l'opéra de la séduction et de la mort (la guerre des sexes) n'aura pas lieux (...) Le héros, ici, n'a plus rien ni personne à conquérir (...) Nous sommes les orphelins de la Statue, Juan. Il nous faut inventer l'après-guerre des sexes" (A-DJ, p.83).

Dans cette perspective, reprend Don Juan, "le fond de notre être ne s'ouvrirait pas sur l'enfer ou sur le néant, mais sur une barque. Et c'est là que commencerait le voyage" Idem (A-DJ, p.51). Il faut consentir à partager la barque. Le vieux monde ne fonctionne plus dans le nouveau, il faut s'en faire un deuil.

Dans cette cité future, il faut réinventer l'amour. Don Juan ne sait plus rentrer dans la peau de son personnage et c'est son emploi qu'il perd définitivement. Mais ce n'est pas l'embauche qui lui manquera car "La cité à venir ne nous sera pas livrée clés sur portes, nous avons à la construire (...) Sans doute, la communion des âmes annonce-t-elle la résurrection des corps, il nous faut apprendre à marcher désormais sans certitudes, sans assurances et sans modèles, avec l'inconnu pour seul orient" (A-DJ, p.85).
La cité future, nous devons la construire par le travail et avant de clôturer leur rencontre, Ariane prévient Don Juan qu'à la table du bistrot voisin ils vont prendre un déjeuner, "le pain et le café de ceux qui se lèvent de bonne heure. -Ceux dont on dit que l'avenir leur appartient" (A-DJ, p.85).

2.4 La conception de la mort

La mort est présente sur la scène et préoccupe la destinée des deux acteurs. Mourir, c'est trépasser, faire "le troisième pas au-delà du monde des formes. Le franchir, c'est prendre définitivement congé de son corps pour faire corps avec la lumière. Mourir, c'est repasser par où on est passé pour naître. C'est remonter en sens interdit tous les cercles de la mémoire-mère. La mort, c'est l'autre sens de la vie" (A-DJ, p.53).
Ici la mort est perçue dans la mutation qui s'opère dans l'individu après une initiation à soi-même. Le personnage devient alors une personne nouvelle initiée à la vraie vie.

Il suffit de se poser la question de ce dédoublement "pour que se troue irréparablement la peau du personnage qu'on habite. A partir de la déchirure, tout se passe comme dans le ventre de notre mère. Dès que la poche des eaux est rompue, il faut travailler à naître, à franchir le col de la matrice" (A-DJ, p.40).
Cette mort nous aide à anticiper le désastre ou le déluge qui se prépare devant nous. "La Providence ne pourvoit plus aux miracles" (A-DJ, p.41) et il faut être en mesure de confronter les choses de la vie réelle. "Vivre, c'est savoir mourir, savoir prendre congé d'une saison pour une autre lorsque l'heure en est venue" (A-DJ, p.53).
C'est dans ce contexte qu'il faut placer l'attitude iconoclaste d'Ariane. Il faut briser tout ce qui entrave notre liberté. Le silence des corps ou la mort du désir donne une autre dimension dans les rapports interhumains.

Conclusion

La lecture et l'analyse thématique d’Ariane et Don Juan ou Le Désastre de Claire Lejeune débouche sur des problèmes existentiels qui préoccupent encore le monde d'aujourd'hui. La portée du message de Claire Lejeune dépasse de loin les limites de l'espace francophone belge et intéresse l'universel, l'homme tout court. Sans doute ce message tire son origine de sa vie intérieure, perceptible dans sa poésie qui se fonde sur l'amour, la mort, la fatalité, la quête de soi : Mémoire de rien, L'Atelier.

L'auteur souligne le rôle de la femme dans la société. C'est elle, initiée à elle-même, qui aura la mission d'initier l'homme dans cette tâche exaltante de construire l'humanité, la cité future dans le dialogue constant, la paix et le travail...
Cette pièce de théâtre évoque à travers les personnages d'Ariane et de Don Juan, la lutte perpétuelle de la vérité et du mensonge avec une apparente victoire de la vérité sur le mensonge. En réalité, les deux coexistent et font le drame quotidien des mortels.
Quant au langage et au style, Claire Lejeune croit à la puissance révélatrice du langage. Il y a une clarté remarquable dans la formulation de ses phrases. Sa linguistique s'appuie aussi sur les signes non-verbaux et avec l'emploi de la métaphore et des images favorites pour élucider sa pensée. On peut dire aussi que cette pièce de théâtre s'inscrit dans le registre du dialogue philosophique.

Pour la dramaturgie, Claire Lejeune exploite la veine du théâtre classique : unité de lieu, unité de temps et unité d'action. Elle se réfère à la mythologie grecque et au personnage historique de Don Juan pour décrire les affres de l'amour.
Ainsi, rejoint-elle les préoccupations de Marc Quaghebeur qui affirme que "pour se démarquer de Paris, Bruxelles préfère refaire des adaptations des pièces étrangères que les Français avaient fort bien traduites, ou mettre en scène les derniers succès londoniens" (Quaghebeur, 1990 : 177).

Bibliographie

- Encyclopaedia Universalis Corpus 7,
- LEJEUNE, Claire, Ariane et Don Juan ou Le Désastre, Bruxelles, Editions de l’Ambedui, 1997, 87 p.
- MAINGUENEAU, Dominique, Eléments de Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Bordas, 1986.
- QUAGHEBEUR, Marc, Lettres Belges entre Absence et Magie, Bruxelles, Edition Labor, 1990.
 

Par Julien NIATI MATUBA di LELO, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024