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LES JEUNES ET LA CRÉATIVITÉ LEXICALE À KINSHASA. UNE NÉOLOGIE SÉMANTIQUE CONTEXTUALISÉE
YOUNG PEOPLE AND LEXICAL CREATIVITY IN KINSHASA. A CONTEXTUALIZED SEMANTIC NEOLOGY

Alain ISHAMALANGENGE NYIMILONGO
alain.isha@gmail.com
ORCID : 0000-0002-0852-8876

Résumé

Dans cet article, nous étudions le parler des jeunes kinois avec un accent particulier sur la créativité lexicale. Le français langue officielle du pays, et le lingala jouissent à Kinshasa. Le français, langue officielle du pays, et le lingala, l’une des quatre langues nationales. Dans ce contexte, les locuteurs francophones kinois créent des nouvelles unités lexicales pour pallier le vide linguistique dans leur communication intersubjective (11,5%).

Pour détourner le sens normé de certaines unités lexicales, ils en joignent un autre plus contextualisé pour la communauté linguistique (44,2%). Partant de la diversité culturelle congolaise, l’humour est un élément qui occasionne aussi la vie des nouvelles unités lexicales (9,6%). L’influence des interactions sur le sexe, l’amour, l’appréciation d’une femme, nous enregistrons (34,6%) des items. Dans ce corpus, les particularités lexicales ont été classées à quatre échelons : ludique, palliatif, sémantique et sexologique.

Mots-clés : jeunes kinois, le français, créativité lexicale, néologie sémantique
Reçu le : 13 mai 2024
Accepté le : 13 juin 2024

Abstract

In this article, we study the speech of young people in Kinshasa, with particular emphasis on lexical creativity. As the country's official language, French and Lingala enjoy an undeniable audience and use in youth circles. The use of French in these circles is an expression of active endogenous and exogenous multilingualism. In this context, Kinshasa's French speakers create new lexical units to fill the linguistic void in their intersubjective communication (11.5%). To divert the standardized meaning of certain lexical units, they add another more contextualized for the linguistic community (44.2%). Taking Congolese cultural diversity as a starting point, humor is also an element that brings new lexical units to life (9.6%). The influence of interactions on sex, love and the appreciation of a woman, we record (34.6%) of the items. In this corpus, lexical peculiarities were classified on four levels: playful, palliative, semantic and sexological.

Key words: young people in Kinshasa, French, lexical creativity, semantic neology
Received: May 13th, 2024
Accepted: June 13th, 2024

Introduction

La vivacité d’une langue, en occurrence le français, est une incarnation pure et simple de la créativité lexicale. La République démocratique du Congo (désormais, RD Congo) est le plus grand pays francophone de l’Afrique subsaharienne avec une population estimée à plus de nonante millions d’habitants1. Le français dans notre pays occupe des supra-fonctions aux langues congolaises. Par conséquent, les locuteurs de cette langue l’utilisent (ou peuvent l’utiliser) en alternant avec les langues du milieu, d’où la cohabitation linguistique entre les français et les langues congolaises. Ce mécanisme entraîne d’autres phénomènes linguistiques du type : alternance codique, mélange des langues, néologisme, créativité lexicale, etc.

Dans cette étude, nous abordons la question de « créativité lexicale » qui peut nous conduire à frôler « la néologie ». Il est sans doute attesté que la néologie est au coeur de l’évolution du lexique d’une langue. Pour Ishamalangenge Nyimilongo (2023 : 132), « le changement linguistique provient des locuteurs d’une langue. Ils la manipulent, la créent et l’inventent pour des besoins de communication ». Lorsque les locuteurs d’une langue x sont butés aux difficultés d’ordre lexical, ils n’ont pas d’autres choix que celui de créer des nouvelles unités pour désigner les nouvelles réalités ou alors récupérer les mêmes unités de cette langue x et leur accorder une nouvelle sémantique contextualisée. J. Moeschler, (1974 : 6) note ceci : « la néologie sémantique est toujours produite ou repérable par le contexte, le contexte étroit de la phrase ou du syntagme où s'insère l'unité, le contexte large du domaine discursif de référence ». Les jeunes francophones kinois produisent plus des néologismes sémantiques que ceux des autres catégories.
C’est dans ce contexte que nous choisissons les unités lexicales usuelles dans le parler des jeunes (et aussi des autres habitants) dans la ville province de Kinshasa, tout en sachant que cette agglomération est non seulement multilingue, mais surtout l’épicentre de plusieurs enjeux sociaux.

1. Contexte et justification de l’étude

Nous procédons d’une pratique usuelle de terrain simple, celle de collecte des données auprès de sujets. Trois lieux ont retenu notre attention, premièrement les réseaux sociaux qui ont un impact incident auprès de la population, deuxièmement les médias audiovisuels avec leur nombre exponentiel à Kinshasa dans lesquels les émissions se passent actuellement en français et en langues nationales, avec un faible recours aux langues vernaculaires, enfin nous recourons aux interactions intersubjectives par la technique d’observation directe tout en étant nous-même membre de cette société.

La capitale Kinshasa est une grande agglomération dans laquelle la grande partie de la population est encore jeune comme c’est le cas dans le reste du pays. Les réseaux sociaux et les médias audiovisuels servent de connexion entre les différents mouvements juvéniles. Cette interconnexion aboutit à la cohabitation linguistique entre les langues congolaises et le français, et vice versa. Quoi de plus normal que le français subisse de déformation sur le plan morphologique, lexicale, sémantique, etc. Il y a une certaine appropriation de la langue française par les locuteurs kinois. Bien que ce français soit non normé ou non standard, il est, par contre, acceptable, compréhensif et clair dans l’opinion congolaise.
Les jeunes à Kinshasa créent les mots selon leurs besoins de communication, d’autant plus que cette création vient combler un vide linguistique qui deviendra ensuite lexicale selon le domaine d’usage, c’est-à-dire l’unité nouvellement créée comble le vide dans un domaine x ou y ou encore ce néologisme vient répondre à un besoin de communication dans la communauté.

Il sied de noter que pour des raisons de la multiplicité de leur occurrence dans chaque domaine retenu, nous ne saurons faire un classement d’appartenance des items. Car un item peut se retrouver dans tous les trois lieux source de notre corpus. Quant à la temporalité de notre corpus, il s’étale de la période allant de 2020 à 2023. Cependant, certains néologismes sont d’avant cette période tels que noix, congolité, pepsodent, momie, coopérant, etc. et fonctionnent déjà dans la langue dans cette communauté linguistique. D’autres sont purement des nouvelles unités lexicales recueillies dans cette période.

2. Cadre théorique de formation des nouvelles unités

Généralement dans toutes les langues, le besoin de la formation des nouvelles unités se fait sentir face à un vide linguistique ou sémantique. Pour A. Lehmann et F. Martin-Berthet (2008 : 137), « les néologismes sont créés lorsqu’un locuteur a le sentiment que le stock de mots dont il dispose à un moment donné ne lui fournit pas le terme adéquat à son propos ». Ce que nous avons qualifié de « vide linguistique » dans la langue. Ce dernier pousse le locuteur d’une langue à pallier cette lacune par la néologie et/ou par l’emprunt.
Pour L. Guilbert (1975 : 45), « le lexique a nécessairement un aspect social, il exprime la vie, les structures sociales de cette communauté dans la langue et devient ainsi lui-même une structure de cette communauté, soumise, comme elle, à une norme commune puisqu’il est un élément de sa vie et de sa survie ».

Ainsi, les procédés lexicaux qui contribuent à la formation des nouvelles unités sont les mêmes pour toutes les langues. D’une part, nous avons l’emprunt qui serait soit de luxe, soit de nécessité. Il est de « luxe » lorsque le locuteur emprunte une référence qui est également désignée dans sa langue. Pour des raisons de commodité, il se penche à recourir aux termes de langue source pour compenser ou couvrir ses lacunes dans la langue cible. Cependant, il est de « nécessité » lorsqu’un locuteur se trouve face aux référents non désignés par les locuteurs de la langue. D’autre part, nous avons la néologie.
Elle est soit de sens, soit de forme. Si la première touche à la sémantique des unités lexicales, la seconde s’accommode avec la morphologie.
Lorsque ces unités sont formées, elles fonctionnent comme des mots simples, composés ou figés. Et le sens de ces unités repose sur l’ensemble de la formation et non en partie.

Selon J. Pruvost et J.F. Sablayrolles (2019 :10), « chaque langue et par conséquent chaque système linguistique est articulé de manière à permettre la créativité lexicale, avec un arsenal diversifié de procédés morphologiques et sémantiques ». C’est justement cette diversité lexicale qui conduit les usagers de la langue à recourir à telle ou telle autre unité lexicale pour continuer la communication.
Il sied de noter aussi que la néologie est un phénomène langagier qui s’effectue, se présente ou s’improvise de façon consciente ou inconsciente dans le vocabulaire du locuteur. Toutefois, ces apparitions néologiques sont susceptibles d’être contextualisées du point de vue sémantique. Chaque communauté linguistique dispose de certaines unités lexicales dont le sens n’est perceptible que par ses membres.

3. La diversité typologique des particularités lexicales kinoises

Partant du constat du caractère social de la langue, J. Pruvost et J.F. Sablayrolles (2019 : 9) notent ceci : « la langue peut jouer son rôle en tant qu’acte social répondant à un besoin de communication, il faut que celle-ci permette la création de mots nouveaux. Pour suivre l’évolution de la société, toute langue vivante doit en effet intégrer des mécanismes de néologie propres à créer les nouvelles unités lexicales qu’imposent le progrès des connaissances et les transformations des techniques ».
Nous constatons que ces particularités lexicales méritent un classement harmonieux pour non seulement leur compréhension, mais aussi leur meilleure lecture par les usagers de la langue française. Ainsi, nous proposons une typologie adaptée pour nos lecteurs, à savoir : les particularités ludiques, palliatives, sémantiques et sexologiques.

Toutefois, une unité linguistique peut appartenir à deux ou plusieurs autres types selon son contexte d'usage, nous les qualifions d’unités lexicales apparentées. Comme il est souvent dit, un mot n’a son sens que dans un contexte. Ces unités linguistiques sont soit du français standard ou normé, soit du dialecte du français, surtout avec ce côté de variation régionale. Nous sommes même tenté de dire « du français congolais ».
Ainsi, Thoa Tsambu et Nyembwe Ntita (2015 : 125-126) soulignent que ce sont des lexies qui ressemblent de près au français standard, mais s’en éloignent sur le plan sémantique et aussi pour certaines, malgré leur forme conforme à la langue française, elles n’appartiennent pas pour autant au lexique du français standard. Les Kinois francophones ont également la liberté de créer des nouvelles unités lexicales et surtout d’en trouver ou d’en proposer le sens. Si la néologie ne s’avère pas possible, les locuteurs jugeront utile de recourir aux unités lexicales existant dans une langue, notamment le français, puis les octroyer une sémantique appropriée.

3.1. Les particularités ludiques

Dans cette catégorie, nous retenons toutes ces unités lexicales ayant un sens ludique pour non seulement les locuteurs francophones congolais, mais aussi pour tous les locuteurs francophones du monde. Bien qu’il y a un côté « humour », ces lexies renferment une sémantique particulière au sein de la communauté linguistique des Kinois.
Pour Ishamalangenge Nyimilongo (2023 : 136), « les conversations entre amis ou copains peuvent tourner à la satire juste pour garder un climat enthousiasmé ». C’est dans cette même lignée que les nouvelles unités lexicales dans les parlers des jeunes kinois sont créées pour un mobile bien connu par la communauté ou les usagers.

Dans nos sociétés ou communautés, les hommes ne vivent pas tous de la même manière. Ils ne réfléchissent pas également dans le même sens. Chacun a ses vouloirs et par conséquent, il disposera des moyens de communication pour exprimer ses pensées ou ses convictions. Même dans l’art oratoire, certaines personnes recourent à l’humour pour passer un message parfois fort, mais de manière à ne pas fustiger les participants. D’autres, par contre, préfèrent garder leur assiduité, bref des personnes sérieuses.

Cependant, même les humoristes transmettent le message parfois dur, mais avec des mots ou termes divertissants. Sur cette liste des unités lexicales ludiques, nous retenons :

  • Poids lourd 
  • Tintin
  • Boule nationale
  • Japonais
  • Ketch

Nous avons enregistré sur cette rubrique 5 unités lexicales. Celles-ci correspondent à l’humour. Toutefois, ces mots sont soit des unités lexicales simples telles que : tintin, japonais et ketch, soit par composition séparée, c’est le cas de : boule nationale et poids lourd.

3.2. Les particularités palliatives

Si les particularités ludiques renferment l’humour, les palliatives, elles, viennent par contre combler un vide linguistique. Ce vide est une réalité dans la langue du locuteur. Il faut désigner certaines réalités, c’est-à-dire nommer certains référents, faute de vocabulaire approprié dans la langue cible, le locuteur a le devoir de recourir aux concepts de la langue source.
Toutes les langues fonctionnent dans le système d’emprunt et de créativité lexicale. Pour qu’une langue vive, soit ses locuteurs créent des nouvelles unités lexicales, soit ils empruntent dans les langues en contact. C’est dans ce contexte qu’entrent les particularités palliatives dans les conversations intersubjectives des Kinois.

Sumaïli Ngaye-Lussa (2022 : 21) pense que « dans le cadre de l’enrichissement de la langue, multiples sont les procédés de création lexicale et sémantique ; ils vont de la dérivation et de la composition, passent par l’emprunt et aboutissent aux changements sémantiques ». Dans notre corpus, nous avons pu relever les particularités palliatives ci-après :

  • Damaze
  • Congolité
  • Receveur
  • Cachet 
  • Pepsodent
  • Salongo

 

Ces 6 unités lexicales palliatives sont soit des néologismes congolais telles que congolité, damaze et salongo, soit des emprunts palliatifs, cachet, pepsodent et receveur.

3.3. Les particularités sémantiques

Pour L. Guilbert (1974 : 34), la néologie sémantique est celle qui se manifeste par la combinaison inédite d’éléments lexicaux entre eux, génératrice d’un signe nouveau par la jonction d’un signifiant complexe et d’un signifié nouveau.
Le locuteur recourt aux unités lexicales usuelles et leur donne un nouveau sens, qui, du reste doit être contextualisé. C’est pour dire que chaque communauté linguistique dispose de ce mécanisme de « particularité sémantique » pour doter des nouveaux sens les unités lexicales qui fonctionnent selon la norme de la langue française. Ainsi, ce sens part d’un groupe restreint à un groupe plus large des usagers de la langue.

En principe, la néologie sémantique relève automatiquement de la polysémie. Dans ce cas, le mot qui acquiert le second sens fonctionnera avec les autres sens dans la même communauté linguistique. Il faut admettre que si le premier sens est normé, le second ne l’est pas toujours car les usagers de ce sens veulent coder leurs messages en présence de tiers. Pour comprendre le sens codé, nous avons deux possibilités, soit obtenir des explications claires auprès des membres, soit appartenir ou intégrer la communauté qui utilisent ou emploient ce nouveau sens. Les deux hypothèses sont pensables, cependant la deuxième reste plausible et idéale.

  • Importance
  • Boxeur
  • Chaud
  • Tôler
  • Sabotage
  • Damer
  • Prêtre
  • Bouler
  • Bailler
  • Bosser
  • Coopérant
  • Chailleur
  • Barrer
  • Prince
  • Noix
  • Appareil
  • Cambiste
  • Labo 
  • Sorcier
  • Cantine
  • Pire
  • Se câbler 
  • Bomber

De tous les néologismes, ceux du type sémantique sont très féconds. Sur les 52 items listés qui constituent le corpus, 23 unités sont du type sémantique. Une seule unité fonctionne comme un néologisme de forme dérivée par suffixation, c’est de boul-er, dam-er, bomb-er, camb-iste, box-eur, etc. et une autre comme un néologisme de forme tronquée : labo.

3.4. Les particularités sexologiques

Les unités lexicales que nous relevons sur ce point sont celles liées au sexe ou ayant un caractère sexologique. La jeunesse est une étape qui se fait accompagnée des sensations diverses parmi lesquelles le sexe occupe aussi une place de choix. Parfois, pour garder secret leurs conversations intimes, ces jeunes ont deux possibilités, soit octroyer le sens à une unité lexicale existante dans la langue, soit penser à la néologie. Dans notre contexte, le premier processus est très fécond comme recours par les jeunes kinois.

En voici quelques particularités de ce domaine :

  • Banquier 
  • Morale
  • Passage
  • Beubeu
  • Plan
  • Cave
  • Double SIM 
  • Cimenterie
  • Matos

 

 

  • Tatami
  • Momie
  • Bipper
  • Mi-temps 
  • Carburant
  • Dauber
  • Boulevard
  • Derrière
  • Carton rouge 

Ces unités sont formées de divers processus, par préfixation : mi-temps, par suffixation : daub-er, cimen-terie, banqui-er, bipp-er etc. et enfin par composition : nom + adjectif, carton rouge et boule nationale. Autre composition : nom + nom : double SIM. Nous avons également enregistré un néologisme de forme tronquée : matos : matériel.
De ces unités retenues, il y a toujours une logique sémantique avec l’idée exprimée. Les locuteurs francophones kinois se sont même inspirés de la culture japonaise, une nation loin non seulement du pays, mais aussi hors du continent d’où la présence du mot « tatami ».

3.5. Unités lexicales apparentées

Nous signalons que certaines particularités de ces quatre catégories que nous venons d’énumérer peuvent se comporter tantôt comme des particularités ludiques et palliatives, tantôt comme des particularités sémantiques. Ce sont des particularités hybrides, telles que carton rouge, cimenterie, cachet, plan, cave, receveur, etc. ces unités lexicales ont aussi une coloration sémantique congolaise.

3.6. Tableau statistique des particularités lexicales

Pour mesurer l’ampleur de chaque type de particularité, nous faisons des statistiques pour niveler l’usage des unités lexicales par les locuteurs kinois.

Type de particularité lexicale

Nombre

%

1

Particularités ludiques

5

9,6

2

Particularités palliatives

6

11,5

3

Particularités sémantiques 

23

44,2

4

Particularités sexologiques

18

34,6

Total

52

99,9

Le précédent tableau nous montre le taux d’occurrence des particularités lexicales. Nous avons ainsi enregistré 44,2% des particularités sémantiques, suivi de 34,6% des particularités sexologiques, puis de 11,5% des particularités palliatives et enfin, 9,6% de celles dites ludiques. Ces différents taux nous édifient énormément sur la créativité lexicale à Kinshasa. Les locuteurs recourent plus aux particularités sémantiques qu’aux autres modes de particularité. Quant aux particularités dites « ludiques », l’humour reste le moment indispensable dans la société. Parfois, les hommes se détendent pour éviter les stress quotidiens et la créativité lexicale trouve sa place auprès des locuteurs féconds. Pour combler le vide linguistique, les locuteurs kinois comme tous les autres usagers de la langue française improvisent des nouvelles unités pour pallier ce vide linguistique. Et le taux de 9,6% est énorme et significatif. Ceci a toujours des conséquences réelles dans la langue. Bien qu’un tabou pour certains parents en Afrique en général, et en RD Congo en particulier, le sexe est un sujet ou une réalité que les jeunes cherchent soit à vivre, soit à découvrir. En conséquence, les particularités sexologiques viennent en deuxième position dans la création des nouvelles unités lexicales. La cohabitation linguistique s’arrangera à ce que les locuteurs soient dans une parfaite intercommunication.

4. Les particularités lexicales kinoises et leur contexte d’usage

Plusieurs recherches ont été réalisées dans ce domaine, les plus récentes sont celles de Sumaili (2022) et de Thoa et Nyembwe (2015). Sur cette liste non exhaustive peuvent figurer telle ou telle unité qui a été étudié par tel autre chercheur, nous pourrions nous démarquer soit par la population d’étude, soit par le milieu et le champ. Ce qui justifierait l’écart sémantique des illustrations de ces particularités lexicales.

A
- Appareil : n. m., désigne un téléphone portable. Ex. : Pouvez-vous me rendre mon appareil ?
B
- Bailler : action de prendre la boisson. Le fait de consommer la bière en compagnie. Ex. Hier, nous avons baillé jusqu’à minuit à Victoire.
- Banquier : n.m., pour désigner quelqu’un qui détient des archives sur les sextapes des gens. Ex. Monsieur Joseph est un grand banquier, il peut avoir la dernière matière de la fille de 15.000Fc.
- Barrer : v., dans la compréhension kinoise, surtout lorsque le mot est utilisé en code mixing ou switching avec les langues congolaises, notamment le lingala, signifie « tuer, ôter la vie ». Ex. Les kuluna ont barré deux personnes dans notre quartier.
- Beubeu : n., [bébé] pour désigner une meuf. Ex. Notre auditoire est plein de beubeu.
- Bipper : v., désigne le fait de séduire ou attirer l’attention des autres par un habillement indécent. Ex. Mes soeurs, vous devriez cesser de venir bipper les frères à l’église.
- Bomber : v., le fait de charger un bus de transport en commun. Le fait aussi de rester ou s’asseoir quelque part. Ex. 1. Ce receveur est entrain de bomber Bld – Victoire. 2. Nous allons bomber à Matete après le recueillement.
- Bosser : v., s’asseoir, rester en compagnie. Ex. Pourrions-nous bosser ce soir à Lemba après le travail ?
- Boule nationale : n. f., pour désigner le fufu1. Ex. Pour échapper au kidnapping, il faut manger la boule nationale pour devenir lourd.
- Bouler : v., action de réfléchir, de raisonner. Ex. Mon camarade est entrain de bouler sur les examens.
- Boulevard : n. m., désigne une prostituée. Ex. Cette fille-là est boulevard ne la voit pas autrement.
- Boxeur : n. m., désigne une personne qui ne partage pas. Ex. Mon ami est devenu un grand boxeur ces derniers jours.
C
- Câbler (se) : v., pour dire s’appeler par le téléphone. Ex. On se câble ce soir.
- Cachet : n. m., renvoie au tatouage. Ex. Beaucoup de danseuses aiment le cachet de serpent et de fleurs sur leur ventre.
- Cambiste : n. m., renvoie à un changeur de monnaie hors circuit bancaire. Ex. : Le fiancé de Solange est cambiste à Matonge.
- Cantine : n. f., désigne le seau ou tout autre récipient cylindrique muni d’une anse servant à transporter des liquides ou autres matières pouvant contenir dans ce récipient. Ex. Il faut ajouter trois cantines d’eau pour un mélange homogène.
- Carburant : n. m., désigne les boissons faites à base des plantes aphrodisiaques. Ex. De nos jours sans carburant, les jeunes hommes sont nuls.
- Carton rouge : n. m., pour désigner le préservatif. Ex. Mon copain déteste le carton rouge, je ne sais pas pourquoi.
- Cave : n. f., action de lécher l’appareil génital d’une femme. Ex. Elle lui avait exigé de faire la cave.
- Cimenterie : n. f., les parties postérieures d’une femme. Le mot tire son origine du verbe lingala « sima : derrière ». Ex. Cette fille a vraiment de bonnes cimenteries.
- Chailleur : n. m., désigne un vendeur ambulant. cfr coopérant.
- Chaud : n. m., faire vite, être pressé. Ex. Mon cher fait chaud sinon nous raterons le bus.
- Coopérant : n. m., désigne une personne qui vit grâce aux petits métiers. Quelqu’un se débrouille. Ex. Son mari est un coopérant au grand marché de Kinshasa.
- Congolité : n. f., qui renvoie aux origines congolaises de souche. Ex. Au nom de la congolité, nous souhaiterions sentir un changement dans le social de la population.
D
- Damer : v., manger. Ex. Ce garçon aime trop damer.
- Damaze : n. m., la nourriture.
- Dauber : v., faire l’amour à une femme. Ex. Il a daubé la copine de son meilleur ami.
- Derrière : prép. et aussi adv., ce terme est polysémique. Il désigne premièrement les fesses d’une femme, puis deuxièmement, il indique les installations sanitaires. Ex1. Cette fille a vraiment le derrière à dormir débout. Ex2. Où est Ficiane ? Elle est derrière.
- Double SIM : n. c., pour désigner les personnes bisexuelles. Ex. Ce monsieur est un double SIM. Ex2. La femme de son patron est double SIM.
I
- Important : n. m., se prévaloir, s’accorder de la valeur. Ex. M. Tite se croit important.
J
- Japonais : n. p., désigne une personne qui aime se vêtir des marques japonaises. Ex. Papa Wemba était un vrai japonais.
K
- Ketch : n. m., renvoie à la voiture de marque Toyota IST. Ex.1. Mon frère a un nouveau ketch. Ex.2. Une étudiante a été kidnappée dans un ketch.
L
- Labo : n. m., mot tronqué de « laboratoire », qui signifie contacter un marabout pour chercher une solution ou pour faire nuire à autrui. Ex. Sans labo, l’As V. Club ne peut pas gagner le match contre l’équipe de Mazembe.
M
- Matos : n.m., pour désigner les fesses d’une femme. Ex. Hortense a de beaux matos ce qui me rend plus amoureux.
- Mi-temps : n. f. désigne le temps de repos après l’acte sexuel. Ex. Masta1, pendant la mi-temps, il faut renforcer le carburant.
- Momie : n. f. désigne une copine, une amie ou alors une jeune fille. Ex. Tiffany est un vraie momie.
- Morale : n. f., action de dialoguer avec une fille avec intention de lui faire la cour. Ex. Je veux lui faire la morale, elle ne va pas me résister.
N
- Noix : n. f. généralement, est un fruit comestible à coque. Cependant, il désigne le chanvre, espèce de cannabis. Cette sorte de feuille verte sèche que les gens recourent pour se droguer. Ex. Je cherche quelqu’un qui peut m’aider avec une boule de noix.
Cette unité doit sa racine au verbe « kunua » du kikongo, l’une des quatre langues nationales, qui signifie « boire ».
P
- Passage : n. m., le fait de rester avec une femme dans une chambre pour quelques heures. Ou alors, le fait de faire l’amour pour des heures déterminées. Ex. Les filles de Bandal aiment bien le passage.
- Pepsodent : n. m., pour désigner le dentifrice. Pourtant, le pepsodent est une marque et non un produit.
- Pire : adj. Et n., désigne son meilleur ami, une personne de confiance, quelqu’un d’intime. Ex. L’actuel Chef de notre entreprise est vraiment mon pire.
- Plan : n. m., S1. un objet. Ex. Mon cher, ce plan n’est pas à vendre. J’ai des plans à vendre. S2. désigne l’organe génital d’une femme. Ex. Cette petite a un gros plan.
- Poids lourd : n. c., désigne une personne obèse ou simplement une personne qui a pris du poids. Ex. Mon ami est devenu poids lourd depuis son retour de l’Europe.
- Prêtre : n. m., désigne quelqu’un respectueux. Un chef, un patron, une grande personnalité. Ex. Mon grand frère est un grand prêtre.
- Prince : n. masc. Désigne une chaussée, une route asphaltée. Ex. Je pars charger mon téléphone à la cabine près du prince1.
R
- Receveur : n. m., désigne le vendeur de ticket dans le bus ou dans le transport en commun. Ex. Le mari de ma cousine est devenu receveur de Transco.
S
- Sabotage : n. m., action de s’attaquer gratuitement aux biens d’autrui. Ex. Les kuluna ont fait un sabotage dans les maisons commerciales du marché.
- Salongo : n. qui désigne un travail manuel consistant à assainir un espace soit public, soit privé ou personnel. Ex1. Chaque samedi, un salongo spécial est organisé pour tous les vendeurs des marchés urbains de Kinshasa. Ex2. Niels et Orens font le salongo dans leur chambre.
- Sorcier : n. m., désigne une personne bien outillée dans une discipline quelconque. Ex. Mon ami Alfred est un sorcier en chimie organique.
T
- Tatami : n. m., désigne le lit dans les appartements des garçons. Il y a un lien de causalité car tatami est le revêtement de sol traditionnel des washitsu au Japon.
- Tintin : n. p., personnage fictif dans le dessin animé « Les Aventures de Tintin » qui constituent une série de bandes dessinées créée par le dessinateur et scénariste belge Georges Remi. Dans le langage kinois « Tintin » désigne une personne comique, aventurière, etc. Ex. Ce garçon est un vrai tintin.
- Tôler : v., action de demander l’argent auprès de quelqu’un par flatterie. Ex. Allons tôler notre vieux Mopao.

Conclusion

La créativité lexicale est souvent remarquable par sa forme et par son sens. Dans un contexte éclairé, le locuteur peut comprendre si le discours de son interlocuteur renferme certaines unités lexicales non conformes à la norme de la langue française. Nous avons procédé à une typologie des particularités lexicales des jeunes kinois à trois niveaux. Comme dans notre étude de 2023, les particularités sémantiques ont un pourcentage très élevé (44,2%) par rapport aux autres types. Ceci justifie la variété du français congolais.

Partant de notre culture, les Kinois sont pleins de talent dont l’humour est un instrument de vivre ensemble. De ce point de vue, les particularités lexicales sexologiques viennent en deuxième position avec 34,6% dans le langage kinois, puis des particularités palliatives avec 11,5%, et enfin, notre dernière catégorie est constituée de 9,6% des particularités lexicales ludiques.

Bibliographie

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Par Alain ISHAMALANGENGE NYIMILONGO, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024