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LA SIGNIFICATION DE LA SALUTATION DANS L'ESPACE LUBAPHONE
THE MEANING OF GREETING IN THE LUBAPHONE SPACE

Antoine MUSUASUA MUSUASUA
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Résumé

Cet article entraine le lecteur dans l’espace culturel kasaïen où différentes expressions de salutation manifestent la grandeur de la valeur éthique qu’elles contiennent. La séparation de salutation en formules anciennes et actuelles marque l’évolution des mentalités dans le comportement social des locuteurs, selon l’espace communautaire de leur résidence.
Considérée comme symbole de respect, d’amitié, de transmission de la vie (mooyo, donner la vie) à l’autre, la valeur de l’acte de saluer relève des fondamentaux culturels. S’établit ainsi le relai entre la structure sociale et la structure linguistique.

Mots clés : mooyo - Salutation – Communauté.
Reçu le : 15 mars 2024
Accepté le : 13 juin 2024

Abstract

This article takes the reader into the Kasaïan cultural space, where different expressions of greeting demonstrate the greatness of the ethical value they contain. The separation of greetings into ancient and modern formulas reflects the evolution of mentalities in the social behaviour of speakers, depending on the community in which they live.
Considered (viewed) as a symbol of respect, friendship, and transmission of life (mooyo, to give life) to others ; the value’s act greeting is designing the fundamental cultural values. In this way, a link is established between the social structure and the linguistic structure.

Key words : mooyo – Greeting - Community.
Received: March 15th, 2024
Accepted: June 13th, 2024

Introduction

L'univers terrestre est occupé par une diversité de communautés humaines. Chacune d'elles développe sa manière de vivre, ses us et coutumes selon sa propre perception du monde dans son environnement.
La littérature consacrée à la réalité historique des peuples d’origine luba est abondante et diversifiée. Cette littérature s’appuie sur de multiples versions de la tradition orale et écrite dont le reflet s’effrite, hélas, de jour en jour dans divers usages quotidiens y afférents (Mutombo Huta-Mukana et Malemba Nsakila, 2003 : 13).
La vision du monde relève des relations interpersonnelles dans une étendue d'un espace géographique déterminé. Elle intègre en elle toutes les conceptions qui émaneraient du comportement de l'être dans la société ou communauté concernée ; elle considère les observances des us et coutumes, les attitudes communautaires et la préservation des valeurs éthiques.
Celles-ci constituent encore l'élément fondamental de l'appréciation des membres d'une communauté dans la société de son appartenance ou de sa provenance. Tout convergerait vers l'unité communautaire à travers l'usage de la parole codifiée.
On est ici dans le domaine des usages du langage (dans la société), de la maîtrise de la langue, de l'analyse du discours, des jugements que les communautés linguistiques portent sur leur(s) langue(s) (Baylon, 1991 : 35).
Ma recherche porte sur l’espace lubaphone qui comprend le Kasaï-Oriental, le Kasaï Central, le Kasaï et quelques territoires de Lomami, notamment Ngandajika et Kamiji. L’espace linguistique concerné est situé au centre de la République Démocratique du Congo. L’idée est née de mon observation participative des usages langagiers dans ces quatre communautés, en l'occurrence les expressions de la salutation, qui se révèlent nombreuses. J’entreprends de les répertorier, de les classer, d’en définir les origines et d'en découvrir la signification et la valeur.

1. Les formules lubà de salutation.

On peut considérer, de façon générale, et selon les milieux culturels, trois formes de salutation : gestuelle, verbale et verbo-gestuelle. La première se réalise par l'expression corporelle, c'est-à-dire un geste de la main levée. Il s'agit ici d'un geste qu'effectue un supérieur en faveur de ses administrés. Dans cette même catégorie il y a la salutation par inclinaison de la tête, et aussi la salutation par génuflexion et par une tape de deux mains. Ces deux derniers gestes sont réalisés par les femmes devant les hommes.
La deuxième forme est liée au langage parlé, c'est-à-dire à la parole. La troisième cumule les deux formes précédentes, verbales et gestuelles. La salutation se réalise donc en paroles prononcées accompagnées d'un geste.
De cette formule découlent une accolade entre deux personnes, une poignée de mains, un baiser sur la joue, aux deux tempes ou sur le front ; le salueur ôte le chapeau, joint les deux mains sur la poitrine avec une légère inclinaison de la tête.
Malgré la coexistence de ces trois formes de salutation, je focalise l’attention sur la salutation dans son expression verbale, du fait de son emploi récurrent. Tous les locuteurs, sans distinction d'âge, de sexe ou de groupe socio-professionnel en font usage, dans différents moments et/ou circonstances de la vie sociale.

Mais on peut distinguer les formules de la salutation courante et actuelle de celles de la salutation lors des manifestations publiques.
Les formules de la salutation courante se présentent sous deux formes d'expressions, les unes anciennes, les autres actuelles. Les anciennes sont les suivantes :
- mooyo : la vie !
- mooyo awu : voilà la vie !
- mooyo web’awu » : voici la vie à toi !
- anyìshaayi : acceptez !
- anyìshaaku : veuille accepter (ma salutation) !
- kolààyi : soyez fortifiés !
- sangààyi » : réunissez-vous à eux !
- wabò : à eux !
- wetò : à nous !
- wany’àwu, wanyò : à moi !

Parmi les plus récentes expressions de salutation wetw' àwu bônso (bienvenu à nous tous) est prisée. Mais avec la vie moderne urbaine, les formules de salutation nouvelles sont venues se superposer sur les modèles traditionnels. C'est là une richesse, car « les normes et les valeurs qui guident nos actions ne sont pas immuables. Des ajustements interviennent, des modifications ou des infléchissements prennent place. Les mentalités qui prédominent reflètent l'atmosphère d'une époque et nous livrent de précieux renseignements sur les manières de penser, de se divertir » (Ferreol, et Noreck, 1993 : 140).
Sont aussi d'usage actuel les formules ci-après : alléluia, d'origine biblique, à laquelle on répond par amen ; Nzambì àkubènèsha (que Dieu vous bénisse), dont la réplique est amen, àkubènèsha pèèba (amen, qu'il vous bénisse aussi). Ba Tààtu mitèndù (pères, louanges à vous), à laquelle on répond mitèndù (louanges). Badyàànò, d’origine songyé (salutation aux amis, confrères, consoeurs, collègues, etc.) et l'on répond eeyò (oui) ; wafwàkò (vous voilà. Le radical-fwa- plutôt que de référer à la mort reflète la simplicité, l’humilité et le respect) formule empruntée au parler Kanyòk ; Salam Alekum - Alekum Salam, expression de la tradition islamique introduite par les musulmans. Bonjour est aussi entré en usage.
Toutes ces productions verbales peuvent s'accompagner des expressions corporelles, variables selon les groupes sociaux. Dans certains groupes religieux, les hommes s'embrassent, les femmes devant les hommes esquissent une légère génuflexion, les plats de la main posés, l'un sur l'autre.
Le contact des cultures a favorisé une transformation dans les comportements rattachés à la salutation. La colonisation, l'implantation des écoles et les églises sont des actes des grands artisans de la transformation de la société congolaise. Les églises d'importation ont amené de nouvelles normes qui coexistent avec celles de la communauté, voire les supplantent. C'est ainsi que les formules comme soyez bénis, alléluia, Salam malekum, etc., sont intégrées dans la communauté lubaphone.

2. Origine et définition de la salutation.

Du latin salutare (saluer), le mot est apparu au XIème siècle après J.C, pour signifier : souhaiter la santé, la prospérité. Selon Le Petit Robert (2003), son emploi sert à adresser, à donner une marque extérieure de reconnaissance et de civilité, de respect à quelqu'un. C'est en fait manifester du respect, de la vénération par des paroles et gestes, des pratiques réglées.
Nominalisé au XIIè siècle, salutare donne salutatio duquel provient le mot salutation : action d'honorer, de proclamer quelqu'un en lui reconnaissant un titre d'estime, de respect, de gloire. Allusion est en cela faite, selon la conception religieuse ancienne, au salut de l'ange Gabriel à la vierge Marie. L'ange lui annonçait qu'elle serait la mère du Christ. Aussi le Ave Maria est-il prisé dans la foi catholique pour déclarer :
Qu'elle soit saluée ! Qu’elle soit honorée ou glorifiée !
Il s'agit là d'un privilège honorifique.
Dans l'opinion collective, la salutation correspond à l'acte d'accueillir quelqu'un par des manifestations extérieures. C'est la démonstration des civilités à la rencontre de quelqu'un. Et son dérivé régressif, salut, se pose en manifestation extérieure pour exprimer un état d'âme de sauvé ou d'heureux.

La salutation est en définitive un symbole de respect, d'amitié pratiquée à travers toutes les époques, par tous les peuples dans leurs différences culturelles. La valeur de l'acte de saluer relève des fondamentaux culturels, notamment l'éducation, dans la famille et la communauté culturelle.
Dans l'Antiquité gréco-romaine, on se saluait en se serrant les mains ou en baisant les joues. Au Moyen-âge c'était par l'inclinaison de la tête ou par l'acte d'ôter le chapeau. Ce dernier geste est une des salutations les plus universellement pratiquées puisque l'on sait que le chapeau est un simple complément d'habillement ; et, dans la société ancienne, il est un symbole du pouvoir de la hiérarchie de son porteur, il marque à lui seul le degré de noblesse du propriétaire.
Au total, depuis des temps anciens, la salutation est un symbole de respect, d'amitié et de cordialité que l'homme a pratiquée et pratique selon les us et coutumes de son environnement et suivant les habitudes acquises de ses différents contacts avec l’extérieur et surtout de sa formation au sein de la communauté. C’est là un phénomène d'acculturation qui résulte du contact direct et continu entre groupe d'individus de cultures différentes avec changements subséquents dans les types culturels originaux de l'un ou de deux groupes (Herskovits, M-J, 1967 : 219).

3. De l'évolution et de la signification de la salutation dans l'univers lubaphone

Si l'on se réfère à l'histoire de l'espace kàsaïen, on constate que les quatre agglomérations qui le constituent proviennent de l'éclatement d'une seule ancienne province du Kasaï dont le chef-lieu était situé à Lusambo (actuel chef-lieu de la province du Sankuru). Dans cet espace, les habitants se saluaient par l'usage du terme mooyo, qui signifiait donner la vie à son proche, c'est-à-dire s'associer à lui, le consoler dans sa solitude, le rendre heureux.
Mooyo renfermait aussi la valeur de l'unité, d'entente, de paix et d'amour et incarnait le renouvellement d'un état d'âme de l'être isolé.
Au Kasaï, les expressions de salutation relèvent des mouvements religieux et même politiques.
En effet, l'histoire nous apprend que parmi les pratiques religieuses les plus anciennes dans la société kasaïenne se trouve le « culte de chanvre » (Vansina 1971 : 155-187 ; De Clerq, 1928). Les adhérents du culte fumaient le chanvre dans toutes les cérémonies religieuses, les réunions claniques et/ou familiales. Le chanvre était une composante centrale et symbole de vie pour les fidèles (N'Kashama Batubenga, 2010 : 58). C'est par la consommation du chanvre que les adeptes du rituel accédaient à la vie. N'Kashama Batubenga (2010) affirme que mooyo proviendrait du culte religieux qui prêchait le retour des ancêtres défunts « sur la grande eau et vêtus de blanc » afin de restaurer une période de paix et de prospérité.
Les origines du « culte de chanvre » sont inhérentes à la société kasaïenne, particulièrement aux Luluwa. Les adeptes de ce culte se soumettaient à la consommation du chanvre considéré comme source de vie. « Le chanvre se fumait donc à l'occasion de toutes les manifestations qui exigeaient un cérémonial religieux, même dans des réunions classiques ou familiales » (N'Kashama Batubenga, 2010 : 58).
Initié par Muamba Mputu, « grand initié en sciences secrètes », ce rituel du chanvre était accompagné de celui du feu sacré. Ce feu était alimenté presque exclusivement par le bois coupé exclusivement par les hommes et/ou la première femme d'un polygame.
N'Kashama Batubenga (2010) nous apprend que Muamba Mputu, Chef de la tribu de Bakua Mushilu, ainsi que ses adeptes accédaient à la vie par la consommation du chanvre. Aussi les consommateurs devenaient-ils détenteurs de la vie appelés Beena mooyo. Mooyo (la vie) devenait leur salutation. Et toute prise de parole dans l'assemblée devait commencer par la formule Bantu mooyo (hommes, femmes la vie) ou Bakalenga mooyo wènu (chefs à vous la vie).

Nous avons précédemment dit que mooyo (Bonjour) signifiait donner la vie à son proche. Ce terme était précédé ou suivi de l'appellatif tààwù (papa), mààwù (maman) selon qu'il s'agissait de l'homme ou de la femme sans distinction d'âge. L'expression nominale de salutation devenait mooyo awu tààwu (la vie est là papa).
A partir des années 60, avec l'esprit d'éveil de la conscience nationale qui, malheureusement, n'a pas consolidé l’unité de la nation, naît le séparatisme au Kasaï, une création des politiciens sous l’influence des colons belges. Un possessif wenu est inséré à mooyo , il sera à son tour déterminé par un pronom démonstratif awu (là). L'expression deviendrait : mooyo wenu awu (la vie à vous là).
Par cette expression, l'énonciateur prend distance de son allocutaire qu'il inscrit dans une sphère idéologique distincte de la sienne.
A la même période, pour davantage vulgariser leur pensée politique visant les regroupements selon les ethnies, Albert Kalonji Ditunga, Chef du Parti MNC (Mouvement National Congolais) / Kalonji, introduit, à partir de Kananga, une autre formule de salutation.
D'apparence conciliatrice, cette salutation anyìshààyi (veuillez accepter) à laquelle on répond Kolààyi (veuillez devenir fort, soyez réconforté) est démarcative. Elle s’est doublée d'une autre expression séparatiste mais suscitant l'option de la lutte pour son affirmation Nkònga yo (tous rassemblés, oui !).
Mais à Kananga, c'est l'expression verbale Sangààyi wabò (réunissez-vous à eux) à laquelle on répond wabò (à eux) qui est actuelle. L'emploi de wabò dans une construction rhématique ne peut être que métaphorique. Car, ce terme n'exprime que le contraire de sa signification littérale qui exclurait la marque de considération entre les deux interlocuteurs. C'est, en fait, l'expression de la fraternité, de la reconnaissance d'une appartenance à une même souche sociale.
Ces énoncés produits remplissent un rôle social. Mais aucun d'entre eux « n'est strictement équivalent à un autre ; lié par nature à la situation de discours, l'énoncé est aussi variable que les situations elles-mêmes » (Martin, R., 1992 : 249). Ainsi le vocable « bonjour » prend chaque fois un sens différent selon le destinataire auquel il est adressé (Nicolas Laurent, 2001 : 93).

En 1971, les filles - élèves des écoles de Myabi (une localité située à plus ou moins 30 km de Mbujimayi) en vacances, dans leurs familles à Mbujimayi (la plupart sont des filles des agents - cadres de la Minière de Bakwanga) introduisent, par imitation, une autre manière de saluer les gens : bètwabu1 (les nôtres à nous). C'est une expression que les « femmes libres », domiciliées à Myabi, utilisaient pour s’attirer la sympathie des hommes en visite des mines de diamant. Dans ces mines, les prostituées avaient érigé des campus pour la réception de leurs clients. L'adoption de l'expression par les écoliers, qui la généralisaient, n'avait pas plu à une catégorie des parents qui la jugeaient inappropriée à la salutation respectueuse.
Aussi, les locuteurs natifs commençaient-ils à la mépriser alléguant sa valeur inaffective et impersonnelle. C'est là, disait-on, une salutation anonyme.
Pour marquer une plus grande expression affective, le locuteur natif recourt à l'usage d'une autre expression syntagmatique wanyì awu (à moi celui-là) dont la réponse attendue est wanyì (à moi). Et la plus récente expression de salutation serait wetù awu bônso (à nous celui-là tous) qui n'est pas conforme aux normes du cilubà à cause de l'inadéquation sémantico-fonctionnelle entre bonsô et wetwàwu. Bonsô , dans sa valeur d’indéfini est en même temps un totalisateur.
L'inadéquation structurelle proviendrait de l'oxymore manifesté dans l'association de wetu awu et de bônso. Celui-ci est un déterminatif pluriel alors que celui-là est une expression pronominale singulière. Cet écueil serait logiquement élagué par la conversion de wetù awu en bèètu abu qui constituerait une correspondance formelle.
Pour saluer un groupe de gens, on dira wetu awu bônso et un mooyo wenu awu bônso (votre vie à vous tous). A un proche, on dira wetù awu (à nous lui) ou wanyì awu (à moi lui). Mais mooyo awu dans la société insinue le manque de respect envers la personne saluée. wetù awu, par contre, reflète une marque de respect envers l'allocutaire, une expression de la marque de rapprochement, de fraternité entre les protagonistes.

Arsène Darmesteter, dans son ouvrage « La vie des Mots (1979 : 27) » affirme que ‘’La construction ou syntaxe est la fin où tend toute langue, puisque les mots, sous les formes grammaticales qui leur sont propres, doivent se combiner en phrases pour exprimer la pensée. Les constructions sont déterminées par des raisons historiques ou logiques. Le plus souvent l’usage d’une époque est le résultat d’une lutte entre l’ordre historique ou traditionnel et les tendances logiques nouvelles qui poussent la langue dans d’autres voies.
Il se pose ici la question de norme qui relèverait fondamentalement de la sociolinguistique, déterminée, fixée à chaque époque sur des critères économiques. Elle se transmet par l'enseignement et donc apparaît comme beaucoup plus permanente que les autres variétés non formalisées. La société, la communauté dicte la norme. Et la norme devient la variété pratiquée par les hautes couches de la société. Les structures « wetù awu » et « bônso » relèveraient de la notion de variante conditionnée, c'est-à-dire une correction de la forme jugée peu honorable à la salutation des parents, des aînés envers qui l'on doit du respect, de la considération.
Cette conception suscite une question fondamentale : peut-on organiser une étude des pratiques d’une langue sans une étude des représentations ? Ou encore, est-il possible de bien comprendre la vie sociolinguistique des locuteurs individuels sans une parfaite perception de leur environnement socio-historique bien révélé ?
C’est donc indispensable, pour un acteur social, de percevoir les pratiques linguistiques et de les caractériser pour comprendre les valeurs qu’elles incarnent dans l’ensemble des processus sociaux. Il est certes question des représentations, lesquelles sont génératrices des pratiques en usage.
En effet, « les représentations que les locuteurs ont des phénomènes linguistiques sont constitutives de ces phénomènes et contribuent grandement à leurs dynamiques. Au point que ce qui nous semble primordial pour comprendre une situation, des processus, des interactions, ce sont les catégorisations, dénominations, définitions, évaluations, interprétations collectives et individuelles de ces phénomènes par les acteurs (bref, des ‘’représentations sociales’’ des ‘’perceptions subjectives’’, ce que l’on appelait jusque dans les années 1990, la « conscience linguistique ») et non ce que les structuro-linguistiques disent de ce que seraient ‘’objectivement’’ ces langues et ces usages [...]. (Ph. Blanchet, 2012 : 165).

Si l’on se réfère à la sociologie, on pense inexorablement à l’établissement de la nature d’un relai entre la structure sociale et la structure linguistique. Et l’on peut procéder du repérage sociologique des groupes sociaux pour déterminer les valeurs des variables qu’ils utilisent.
Co-existent ainsi deux séries de faits sociaux et linguistiques indépendants en variation continue : la co-variance.
Jean-Louis Chiss, Jacques Filliolet et Dominique Maingueneau (2001 : 106) soutiennent qu’« en effet, si le langage en vient à être considéré comme une mesure de comportement social, ce sont les valeurs particulières des variables linguistiques qui détermineront les caractéristiques sociales des groupes qui les utilisent. La deuxième perspective méthodologique semble davantage aller dans le sens d’une causalité puisque la variable linguistique [...] fonctionnera comme signe d’appartenance d’un locuteur à une structure sociale »
Il faut alors poser la question de savoir ce que fait le linguiste. Ou si vous voulez, quel est l’objet de description du linguiste ?
Selon la conception classique, l’objet du linguiste est la description des langues naturelles, dans l’espace et le temps. ‘’Dans l’espace, dans la mesure où son travail consiste non seulement à décrire une langue particulière, par exemple le français, mais surtout à décrire l’ensemble des variétés de langues qui sont parlées dans le monde. Dans le temps aussi, car le processus de changement dans la formation des langues, et dans leur évolution, sont fondamentaux pour comprendre en quoi consiste les langues naturelles’’. (Moeschler et Auchin, 2011 : 21). Et de manière lapidaire, ces auteurs affirment que ‘’le linguiste ne décrit pas les langues, mais la connaissance que les sujets parlants ont de leur langue.
Dans cette perspective, la linguistique est une science qui appartient de plein droit à ce qu’on appelle aujourd’hui la psychologie cognitive, à savoir le domaine de la psychologie qui s’intéresse aux facultés mentales à l’origine des comportements, des pensées et des manifestations langagières (Ibid.).
Dans le cours de linguistique générale (1995 : 32), Saussure affirme que la langue ‘’est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier, elle n’existe qu’en vertu d’une sorte de contrat entre les membres de la communauté’’.

Conclusion

Enfin, les expressions utilisées dans l'espace géographique kasaïen pour la salutation portent une valeur affective, confraternelle, conciliante, valorisante ou même dévalorisante dans leurs diverses formulations et selon leur contexte d’usage.
Dans la conscience collective des locuteurs natifs, la signification de mooyo dépasse les limites d'une simple salutation. C'est un souhait de la vie, d'une vie pleine et féconde. Mooyo traduit le désir de vivre avec les autres.
Les salutations sont parmi les manifestations les plus visibles des rites sociaux et interpersonnels qui accompagnent la plupart des activités sociales. Elles créent le contact conformément à la hiérarchie des relations des interlocuteurs.
Dans leurs diversités, les formules de salutation expriment un souhait de bienvenue.

Bibliographie

- BLANCHET, P. (2012) La linguistique de terrain. Méthode et théorie. Une approche ethno-sociolinguistique la complexité, entreprises universitaires de Rennes.
- BAYLON (1991), Sociolinguistique. Société, langue et discours, Paris, Nathan.
- CHISS, J.L., FILLIOLET, J. et MAINGUENEAU, D. (2001), Introduction à la linguistique française, Paris, Hachette.
- DARMESTETER, A. (1979) Lavie des Mots étudiée dans leurs significations, Paris, Edition Champ Libre.
- DE CLERCQ A. (1928), « Le chanvre chez les Bena Lulua. Origine, signification et influence de l'usage du chanvre » in Congo, t.l, 4, p 504.
- FERREOL, G. et NOR.ECK, J-P. (1993) Introduction à la sociologie, 3è éd., Paris, Armand Colin.
- HERSKOVITS, J., (1967) Les bases de l'anthropologie culturelle, Paris, Payot.
- MARTIN, R. (1992) Pour une logique du sens, PUF.
- MOESCHLER, J. et AUCHIN, A. (2011) Introduction à la linguistique contemporaine, Paris, Armand Colin.
- MUTOMBO Huta-Mukana et MALEMBA Nsakala, (2013) Histoire et culture des peuples d’origine Nsànga-Lubangu, Kinshasa, Celta.
- NICOLAS L. (2001) Initiation à la stylistique, Hachette.
- N'KASHAMA BATUBENGA (2010) L'évangélisation du Kasaï par les presbytériens américains 1891 - 1970. Dynamisme et blocage des Auxiliaires autochtones, thèse de doctorat, Université de Kinshasa.
- SAUSSURE, F. (de), 1995 ; Cours de linguistique générale, Payot et Rivages, éd. De Mauro
- VANSINA J. (1971). « Les mouvements religieux Kuba (Kasaï) à l'époque coloniale », in EHA, p. 155 - 187.
 

Par Antoine MUSUASUA MUSUASUA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024