LANGUES VERNACULAIRES CONGOLAISES ET TERRITOIRE : SYMBOLE DE LA CONSTRUCTION IDENTITAIRE
CONGOLESE VERNACULAR LANGUAGES AND TERRITORY: SYMBOL OF IDENTITY CONSTRUCTION
Odon-Franklin KAJAMA TSHAMBUE*
e-mail : odonkajama@gmail.com
Résumé
Notre langue est un héritage ancestral. Cet article analyse la pertinence des langues locales congolaises, la valeur du territoire, lieu de leur rayonnement social et d’habitation des peuples congolais comme symbole de la construction identitaire et citoyenne. Le phénomène de la construction identitaire se façonne sur les cultures singulières, les langues des communautés naturelles et des systèmes de solidarité, socle de société humaine. Celui-ci prend appui sur la force vitale individuelle, collective, sociale et nationale en vue de transformer, de transfigurer de l’intérieur les peuples congolais. Cette conception est au chevet d’un nouvel humanisme à la fois utilitaire et toujours actuel mais dépourvu de la promotion des langues vernaculaires congolaises.
Mots clés : construction identitaire identité, identité territoriale, langues vernaculaires, territoire.
Reçu le : 16 janvier 2023.
Accepté le : 7 décembre 2023.
Summary
Our vernacular language is a legacy without a will. This article analyzes the relevance and merit of Congolese vernacular languages, the value of the territory, place of their social influence and habitation of the Congolese peoples as a symbol of the construction of identity and citizenship. The phenomenon of identity construction is shaped by singular cultures, the languages of natural communities and systems of solidarity, the foundation of human society. It is based on the individual, collective, social and national vital force in order to transform and transfigure the Congolese peoples from within. This conception is at the bedside of a new humanism that is both utilitarian and still current but handicapped by the lack of promotion of Congolese vernaculars.
Keyword : identity, identity constuction, territorial identity, Territory, vernacular languages.
Received: January 16, 2023.
Accepted : December 7, 2023.
Introduction
Les discussions autour des langues vernaculaires congolaises et territoire en lien avec les enjeux et les stratégies voire les limites dans la construction de diverses formes d’identité s’inscrivent déjà sur une longue trajectoire bien documentée. Cependant, à l’horizon des langues, des cultures qu’elles façonnent, des ethnies qui constituent la somme de leurs locuteurs et le territoire, lieu d’origine de leur rayonnement, se profile inéluctablement le spectre de la construction identitaire dans ses multiples manifestations notamment l’identité individuelle et collective, territoriale et nationale, citoyenne et souveraine. Tel est le destin des langues vernaculaires et des territoires en tant qu’espace géographique qu’elles occupent. Langues vernaculaires et territoire traduisent l’entrecroisement entre l’héritage authentique de la tradition des peuples congolais. Et la quête de l’identité se manifeste dans un contexte d’interdépendance culturelle. Pour les Congolais, la réaffirmation de soi se dépolie dans la revendication de la réappropriation et de la défense de leur identité.
Cette réflexion s’inscrit dans la thématique des écrits abondants des travaux s’interrogeant sur la valeur des langues vernaculaires congolaises et diverses identités : identité individuelle, collective, sociale, territoriale, nationale… À l’opposé de celles-ci, le paradoxe de la construction de l’identité territoriale et nationale se caractérise par la défense et l’amour de la terre natale et de son contenu même. Il se construit en lien avec la langue considérée comme l’avenir de nos traditions, de nos cultures envisagées dans la dimension d’autodétermination des peuples.
Notre problématique peut paraître simple et se ramener à ce jeu des questions : ne peut-on tenter de mieux discerner l’identité dans ses multiples facettes en repensant quelques-uns de ses traits qui la constituent ? Comment appréhender avant tout son contenu spécifique, par rapport à l’ethnie soumise à l’épreuve des figures concurrentes des institutions étatiques, des identités individuelles et collectives ? En d’autres termes, existe-t-il parmi l’éventail d’expériences, celles qui sont susceptibles de traduire mieux sa compréhension et d’en éclairer le contenu ? L’identité et les langues vernaculaires congolaises ne relèvent-elles pas d’un corps de valeurs à la fois objectives, éternelles et transcendantales, dominant les législations positives de l’état et des institutions tant nationales qu’internationales ? Dans cette quête identitaire, comment ces diverses identités conçues comme appui efficace à la force vitale individuelle ou collective parviendront-elles à transfigurer le devenir des Congolais ? Cette conception fondera-t-elle un nouvel humanisme à la fois « utilitaire et toujours actuel mais handicapé par l’absence de promotion et de sauvegarde des langues ethniques congolaises ? Pour mieux appréhender le phénomène de la construction identitaire, nous interrogeons les raisons de sa valeur et proposons une interprétation inventive et symbolique de langues vernaculaires congolaises dans le projet de la sauvegarde de notre identité collective et souveraine. L’enjeu principal débouche sur la question de l’identité, socle d’une construction permanente de soi, c’est-à-dire à partir de sa langue locale soumise au dépassement, l’individu qui s’authentifie à partir de son appartenance à sa terre natale « son lieu singulier, son lieu propre ». On comprendra dès lors pourquoi tout au long de ces pages un grand crédit est accordé à l’identité territoriale.
Trois volets essentiels composent cet article : De la notion des langues, le paysage sociolinguistique du Congo Démocratique et langues vernaculaires, territoire et construction identitaire.
1. De la notion des langues
De nos jours, les investigations de diverses sciences du langage permettent de poser deux aspects complémentaires du concept de langue : un aspect abstrait et systématique (langue=idiome) et un aspect social (langue=culture) (Cuq, (dir), 2003 : 247). Nous mettrons de côté la langue comme idiome, c’est-à-dire un système abstrait de signes dynamique, ouvert et relationnel dont on peut étudier l’évolution et le fonctionnement des aspects phonétiques phonologiques, morphologiques, lexicaux, syntaxiques et sémantiques.
Dans ce sens, on peut parfois lui préférer le terme de variété par opposition à la parole (Saussure). La langue n’est pas le fruit du locuteur. Il l’hérite et l’enregistre progressivement. Elle n’est pas non plus une fonction du sujet parlant pouvant s’autoriser, à lui seul, de la créer ou de la modifier : elle la subit. En d’autres termes, personne ne naît avec des représentations linguistiques. Il les acquiert par transmission et par apprentissage c’est-à-dire par la construction au moyen des concepts, du mode d’adéquation, de créativité de surgissement, de restructuration et de compréhension du monde. C’est en cela qu’elle est conventionnelle et sociale. En tant que résultat de la psychologie collective, elle est un fait extériorisé par l’individu qui l’apprend, l’intériorise et l’incarne. Dans ce cas, elle est la bénéficiaire d’une singularité individuelle et collective en même temps. Selon Humboldt, cité par Tchindjang et alii, (2008 : 41) « la langue exprime et façonne l’esprit des peuples, l’âme de la nation dans ce qu’ils ont de plus spécifique. » En tant que représentation collective et institution sociale, dans ses fonctions, elle reflète « le lieu de conservation et le dépôt de l’expérience et du savoir des générations passées, comme le moyen de transmission de ce même savoir aux générations futures qui reçoivent ainsi toutes les expériences du passé » (Herder cité par Tchindjang et alii, 2008 : 41). Cette conception historico-sociale de la langue joue un grand rôle dans la matérialisation de l’esprit d’un peuple authentique. Il s’y dégage une affirmation forte et historique : « chaque peuple parle comme il pense et pense comme il parle » dit-on. Ainsi, considérée dans son parallélisme avec la culture, la langue incarne des valeurs anthropologiques et culturelles qui permettent de régler toutes manières de vivre et de se conduire constituant une partie essentielle de chaque individu. Et pour Ndaywel è Nziem (2009 : 99-100),
« C’est la langue qui est la caractéristique principale de la communauté. Autant l’outil et le fondement de l’humain, autant la parole est celle de la communauté, parce qu’elle établit la communauté entre individu. (…) C’est la première distinction culturelle palpable, la première marque identitaire. On parle la langue familiale, la langue du père ou de la mère (cas du mariage des parents de différentes tribus). De telle sorte que la question : « Quelle est votre communauté ? » se traduit par « Quelle est votre langue ? Ne pas avoir l’accent du terroir est l’aveu d’une origine douteuse ».
Cependant, est dite langue vernaculaire, toute langue autochtone, locale ou ethnique et identitaire. C’est la langue maternelle : « (…) elle a un lien naturel avec la terre, l’histoire et la culture originelle des peuples qui la parlent. Son audience ne dépasse pas le cadre originel (…) » (Ndaywel, E, N., 2009 : 98). Dubois et alii (2012 : 506) qualifient de « vernaculaire par opposition à véhiculaire, une langue dont le système linguistique spécifique est employé dans la région et la communauté d’origine (…). Ce vernaculaire d’une région peut devenir véhiculaire dans d’autres pays mais il n’est vernaculaire que là où il est langue maternelle. »
Une langue ethnique plus épanouie, s’élargit et gagne du terrain, favorise une intercommunication, une intercompréhension entre les membres des différentes tribus ayant chacune sa langue ethnique, jouit d’un choix d’une planification linguistique, langue d’un grand ensemble donné que l’Etat élève au rang des langues nationales et devient par cet acte véhiculaire. Celles-ci sont parfois transfrontalières à l’exemple des langues nationales de deux Congo, de l’Angola… Que des langues nationales africaines sont en vérité des langues internationales parlées dans plusieurs pays. Le Lingala, Kikongo, Swahili, Cokwe, Haoussa et tant d’autres le témoignent si bien. Elles dépassent le cadre de vie d’une communauté linguistique et qui répond à un besoin social d’intercompréhension entre groupes éventuellement dotés de langues vernaculaires spécifiques (Cuq, (dir), 2003 : 153).
2. Le paysage sociolinguistique du Congo Démocratique
2.1. Les langues vernaculaires congolaises.
Les classifications linguistiques en vigueur attestent que les langues congolaises font partie des langues du groupe Niger-Congo pour l’essentiel. Ndaywel note que leur statistique a accusé des nombres variables : 450 au départ, puis 365, puis 250. Finalement, la dernière carte linguistique (L’Atlas linguistique de l’Afrique Centrale, 1983), n’en dénombre que 212 (carte7) (Ndaywel, E, N., 2009 : 98). Au départ de ces recherches, beaucoup d’incorrections ont émaillé les résultats d’enquêtes sur terrain : non seulement les confusions sur une langue et ses variantes persistaient mais aussi sur le plan de la nomination, une langue peut compter plusieurs noms. Le cas de la langue « Ruund », langue du traditionnel empire Lunda au Plateau de lunda : au Grand Katanga c’est le « Ruund », au Grand Kasaï le « Kanincin », au Grand Bandundu le « Lunda ». Y-a-t-il une seule langue avec ses deux variantes ou on est en présence de trois différentes langues ?
Autre problème au territoire de Kahemba, province du Kwango, bien que moribondes, les langues « Minungu » et « Shinji » ne sont classées dans aucune taxinomie existante. Ainsi, toutes les interrogations sur les langues locales congolaises peuvent déboucher sur celles de la pérennisation et de l’existence de l’ensemble des ethnies qui font parties intégrantes du peuple congolais et leur légitimation.
Composé des langues bantu, nilotiques, nilo-sahariennes, et oubanguiennes, le paysage linguistique congolais se ramène à trois catégories de langues : la première catégorie est celle du Français, langue officielle, la deuxième catégorie est composée de langues dites nationales à expansion manifeste c’est-à-dire au sommet figure le Lingala et le Kiswahili suivi du Kikongo et du Ciluba. Les langues ethniques ou locales quant à elles, constituent la troisième catégorie que la Constitution de 2006 article 1, alinéa 5 lègue dans le patrimoine national. Cependant, en considérant l’échelle de transmission de la langue d’une génération à l’autre, le degré de vitalité permet de classer les langues dites locales en plusieurs catégories : Les langues locales fortes, les langues locales menacées d’extinction et les langues locales en danger de disparition (UNESCO, 2003). Quelle en est la distinction ?
Les langues locales fortes sont celles parlées par toutes les générations . Leur transmission se perpétue d’une génération à l’autre. C’est le cas des langues comme le Yaka, l’Otetela, le Cokwe, le Peende, le Soonde, le Ruund... En nombre impressionnant, Les langues en danger sont celles qui ne sont plus transmises aux nouvelles générations et qui tendent de plus en plus à être utilisées par les personnes les plus âgées. Elles sont vouées à une extinction quasiment imminente c’est-à-dire les nombreux signes donnent à penser qu’une extinction immédiate les guette (Hagège : 2009, 156). Les jeunes locuteurs appartiennent à la génération des parents. On peut citer le cas des langues Shinji et Minungu dans le territoire de Kahemba, province du Kwango : les parents arrivent encore à les comprendre mais ne les emploient plus avec leurs enfants ni entre eux dans des situations communicatives. Pour les langues menacées, tout donne à penser qu’elles rejoindront, dans un délai inférieur à une soixantaine d’années, la triste cohorte des langues en danger. En d’autres termes, on parlera de langues menacées pour celles qui, dans un avenir prévisible, coïncidant avec une durée d’une vie humaine, seront en danger à l’exemple des langues comme le Lunda, le Kanyok, le Teke… Il n’est pas toujours facile de maintenir rigoureusement cette distinction, du fait de la variété des situations et de la rapidité des changements endogènes ou exogènes. On parlera ici des langues menacées comme catégorie générale incluant le cas plus radical des langues en danger (Hagège : 2000, 9). A cet effet, les langues menacées se caractérisent non seulement par le faible nombre de locuteurs en diminution grandissante, mais aussi par la présence d’une langue dominante forgeant un bilinguisme latent et généralisé. Les langues parlées par de petites communautés sont généralement beaucoup moins bien préservées du dépérissement que celles qu’utilise un grand nombre de locuteurs. Ce constat annonce de grands désastres, lorsqu’on sait que 80% des langues vernaculaires sont parlées par moins de 30% de la population totale.
2.1.1. Des Langues vernaculaires pour légitimer les ethnies d’origine congolaise et leur territoire.
Les études historiques, linguistiques et archéologiques fournissent des preuves pertinentes de la présence des toutes les ethnies qui composent le territoire national congolais. L’onomastique et les formes originales de la majorité des langues bantu concourent à compléter ces preuves montrant à suffisance l’appartenance de ces ethnies à la RDCongo. Celle-ci (l’onomastique) et plus particulièrement la toponymie offre des précisions de l’histoire du lieu et de son occupation par les habitants du territoire. La spécificité culturelle et historique de la RDCongo est facile à comprendre : chaque peuple a sa tribu, chaque tribu possède sa langue et chaque langue a son territoire c’est-à-dire son aire géo-linguistique. Ainsi donc, cette trilogie se légitime mutuellement. Les langues locales congolaises entretiennent de perpétuelles rapports avec les ethnies dont elles dépendent et les territoires, lieux de leur vie et de leur émergence. Ainsi de nos jours, l’affirmation de la « congolité » peut aussi se traduire par un discours transveral faisant appel à la langue et au territoire d’origine de chaque citoyen congolais.
Une relation forte existe entre les autocthones, leurs langues et leur territoire. Celle-ci dessine l’appartenance à sa nation et son autodétermination. Il s’agit de comprendre que de par leur étymologie, « ethnie » et « langue », l’un d’origine grecque « etnos », l’autre d’origine latine qui renvoient au même sens soulignant la base biologique commune d’un ensemble humain, fondement de sa langue et de sa culture. Ces deux mots renvoient à deux types de réalités en interdépendance, à des significations convergentes voire complémentaires. Pour appréhender leur ressemblance et leur dissemblance et nous permettre de les penser chacun dans sa particularité, nous faisons appel à la présence d’un « territoire », lieu de leur habitation et de leur épanouissement. C’est cette terre ancestrale et inaliénable reçue en héritage par chacune d’elles. Avec le territoire, surgit l’homme qui, pour se définir et se caractériser, alimente ses multiples horizons de vie à ce qui le transforme et le pousse à accepter ses oeuvres. Ni la loi Bakajika « le sol et le sous-sol appartiennent à l’Etat congolais » (Bakajika, B., T., 1997), moins encore la Constitution de février 2006 ne l’ont conduit à renoncer un tel héritage.
La possession essentielle et radicale est une des caractéristiques du territoire ancestral d’un peuple. Elle se vit dans une union pérenne entre les différentes tribus se partageant le même espace. Par l’affirmation de soi comme citoyen souverain et libre, propriétaire et responsable, le congolais, introduit entre lui et son environnement, entre lui et lui-même entre lui et l’autre une dimension du vivre ensemble qui s’observe dans une altérité intersubjective. D’où la considération de la valeur de chaque ethnie. « L’ethnie existe, et en quelque sorte préexiste à l’Etat comme société c’est-à-dire comme ensemble d’hommes que rapprochent un certain nombre de caractères de langue et de culture qu’on reporte plus au moins consciemment à l’appartenance, à l’origine commune. Celle-ci, sous forme de lien de sang, se pose comme facteur constitutif et normatif des sociétés ethniques, comme le plus important élément de leur appartenance et de leur évolution » (Elungu Pene Elunga: 1997, 11). Au nombre de langues ne coïncide pas forcément le nombre d’ethnies existantes. Pour être un peu plus explicite, les peuples parlant le Lingala, le Swahili existent et très bien localisés dans la cartographie linguistique de R. D. Congo, les langues existent elles aussi mais pas de tribu Ngala moins encore Swahili. Par contre, l’unique langue nationale congolaise ayant son ethnie c’est le Ciluba.
Donner la possibilité aux groupes ethniques de préserver leurs langues et leurs cultures ne fait pas partie des préoccupations du gouvernement congolais qui n’y comprend peut-être lui-même pas grand-chose. Il a toujours oublié d’attribuer aux langues locales leur rôle clé d’élément fondamental dans la construction de l’identité ethnique et nationale. L’effort de considération de langues locales congolaises et de leur appartenance traditionnelle à une donnée historique surgit de l’obligation nationale de concevoir la question de la congolité autrement qu’en exaltant de prouesses et célébrant ses hauts faits depuis des temps immémoriaux.
Toutefois, il s’agit comprendre que le contexte institutionnel ne débouche pas dans un cadre idéologique calqué sur celui de l’Etat-Nation. Et l’élaboration collective dans la construction de l’identité ethnique justifie localement un investissement comme celui de la sauvegarde et dans une certaine mesure de leur transmission de droits linguistiques. Ainsi, « Les discours tant individuels qu’institutionnels vont dans le sens d’un soutien aux droits linguistiques qui apparaissent liés aux droits ethniques. La langue permet d’investir le domaine des droits collectifs comme celui de la défense du territoire, importante car assurant l’accès aux ressources économiques. Le programme de revitalisation apparaît ainsi comme certifiant des droits qui jusqu’alors étaient inexistants – et c’est probablement là sa véritable raison d’être, la langue servant de métonymie pour l’existence collective aux yeux de l’Etat-nation » (Pivot : 2008, 11). Et par conséquent, les locuteurs doivent être à l’oeuvre, les langues revalorisées et dynamisées, le territoire circonscrit et protégé. Les langues locales congolaises existent et sont légitimées comme telles. Dans ce cas, traiter l’épineuse question de la nationalité revient à revenir aussi aux sources ethniques et à l’appartenance territoriale congolaise. Si la souveraineté ne se construit pas sans un territoire bien défini et comment la nationalité peut-elle s’obtenir sans appartenance linguistique et territoriale ? Le respect de la souveraineté peut nous pousser à repenser les acquis linguistiques en lien avec les acquis territoriaux en vue de bâtir la citoyenneté congolaise. Et de ce fait, il est question de comprendre que la langue est la représentation symbolique par excellence de l’identité ethnique . C’est aussi l’expression, le moyen d’exprimer l’appartenance citoyenne à un groupe, de se distinguer des autres ethnies et de légitimer leur présence sur un territoire qui est le leur. Le processus de la caractérisation ethnique qui consiste à associer « identité » avec « la langue ethnique » pour ne pas emprunter l’expression de Bénédicte Pivot doit être acceptée par les membres de toute la communauté (Pivot : 2010, 17).
2.1.2. Les langues vernaculaires congolaises : un enracinement culturel et emblème d’authenticité
Les langues vernaculaires congolaises s’enracinent dans les cultures humaines et congolaises. Elles les assument et les transforment. Les identités, elles aussi, sont invitées à s’enraciner dans les cultures qui les construisent. C’est dans ce contexte d’enracinement culturel que les langues vernaculaires sont comparées à des semences. Et les expressions comme les langues enracinées, les langues semences de la vie… nous renvoient évidement aux manifestations centrales du « mystère » de toute culture : les défendre, c’est défendre la vie, c’est défendre l’humanité, expression forte de Hagège (2000).
Dotées du savoir endogène, les langues vernaculaires sont elles aussi marquées par une grande valeur scientifique et culturelle. Elles façonnent les diverses cultures. Elles permettent et participent à la construction des visions du monde dans chacun de leur univers s’adressant aux diverses manifestations auxquelles sont confrontées les cultures traditionnelles et la prise de conscience d’une nécessité : faire tout ce qui est possible pour empêcher que les cultures humaines congolaises ne sombrent dans le dépérissement ou dans l’oubli. « Or une des manifestations les plus hautes, en même temps que les plus banalement quotidiennes de ces cultures, ce sont les langues c’est-à-dire tout simplement, ce que les hommes ont de plus humain » (Hagège : 2000, 9). Face à une telle menace, chaque peuple autochtone doit veiller à la sauvegarde de son patrimoine linguistique. Sans doute en restera-t-il beaucoup moins encore, si l’on tient compte d’une accélération fort possible, du rythme de disparition. Le nombre de langues congolaises varie d’un chercheur à l’autre. Ndayiwel retient 215, Mukash mentionne environ 250 langues comme dit ci-haut. Et l’on peut dire que la pluralité des langues du Congo voire du monde est une richesse pour l’humanité. Celle-ci repose sur de petites et grandes communautés aux prises avec les phénomènes de la mondialisation linguistique telle que comprise par Jean-Louis Calvet (2005 : 229-236).
Les langues sont d’une utilité sans pareille dans la transformation de notre monde. Elles changent notre espèce. « C’est ce que les hommes ont de plus humain ». Les défendre et leur assurer une protection, une promotion c’est sauver l’humanité tout entière de ce qui l’anéantit « Les Langues deviennent « le patrimoine immortel de l’humanité » à préserver au même titre que l’environnement. La disparition d’une langue aboutit à la disparition de nombreuses formes de patrimoine culturel immatériel, en particulier du précieux héritage que constituent les traditions et les expressions orales- des poèmes et des légendes jusqu’aux proverbes et aux plaisanteries- de la communauté qui la parlait. La perte des langues se fait aussi au détriment du rapport que l’humanité entretient avec la biodiversité, car elles véhiculent de nombreuses connaissances sur la nature et l’univers » (UNESCO, 2003 en ligne).
Les langues locales traduisent la vie authentique des peuples qui les parlent. Tout savoir endogène s’y exprime comme dit ci-haut. Leur utilisation relève d’une sorte d’authenticité et du sens plein de signification culturelle. À ce sujet, Heller et Boutet (2006 : 11), atteste avec lucidité que « la preuve d’authenticité tient à l’enracinement exprimé (…) par le biais d’une performance langagière identifiable comme appartenant à ces locaux essentialisés. » L’authenticité des langues vernaculaires se manifeste dans la considération que les sujets parlants ont de leur environnement. Et dans une situation du vécu quotidien, tout se recrée sous une dimension nouvelle nature et nourriture, art et science autant ancien que nouveau local qu’exotique, unique et durable insondable et accessible ». Étant donné que la langue, la culture et l’homme sont des parties du tout, « chaque langue ethnique dans sa vision du monde vit son authenticité par la transmission de ce trésor inépuisable, de ses interdits, de ses valeurs d’une génération à l’autre » (Pivot : 2010, 55).
On sait que les langues sont à la fois des outils destinés à la communication et à des constructions symboliques. En tant qu’outils, elles sont élaborées dans l’interaction et stabilisées au sein d’espaces communautaires. Ceux-ci en élaborent ou en définissent des normes d’usages et des signes de reconnaissance faisant appel à des références historiques. Les langues balisent « des parcours de sens » et communiquent à la fois et continuellement des informations sur des états d’une communauté. Elles génèrent l’activité de communication en cours et légitiment des différenciations dans de la construction symbolique du vivre ensemble. Voilà pourqoui, les langues confirment l’existence, l’historicité et la matérialité des entités appartenant à des groupes culturels distincts qui s’affirment et s’institutionnalisent en des frontières bien établies.
2.1.3. Langues vernaculaires, territoire et construction identitaire
Les langues locales sont des langues maternelles au sens premier du terme. Car la notion de langue maternelle est difficile à définir strictement, à cause de son épaisseur historique, de ses déterminations plurielles et connotations étendues (Cuq (dir), 2003 : 151-152). Levons l’équivoque, c’est la langue ethnique donc identitaire soumise à la contingence du temps de l’apprentissage et du contexte. La langue locale nous conduit au mystère des origines car elle nous porte, nous traverse et nous déporte (Domenach, J-M. : 1987, 49). Elle demeure le symbole de la valeur d’un héritage devant être considéré comme une valeur haute d’une définition positive et que ses locuteurs doivent lui assurer une transmission intergénérationnelle. Les interrogations sur l’identité transcendent-elles les langues locales : comment en établir un lien pertinent qui exprimerait sa raison d’être ?
L’identité se présente à nous comme quelque chose de reçu de notre tradition, de nos origines, de notre ethnie. Elle est dynamique et à inventer plutôt qu’à découvrir comme un horizon de pensée, de fabriqué de toutes pièces ou choisi parmi plusieurs alternatives et pour lequel il faut se battre qu’il faut protéger (Bauman : 2010, 27). Tchindjang et alii (2008 : 40) y posent un postulat :
« Si l’identité culturelle est le fondement même de la vie, les groupes de populations africaines devraient trouver, dans leurs traditions notamment, de quoi s’épanouir tout en participant au développement durable des Etats nations qui les abritent. On touche là un point central dudit développement, a` savoir le capital social par le bien-être humain, finalité de tout processus de développement, et la lutte contre la pauvreté. Mieux, le respect de l’identité´ culturelle conforte les principes de gestion participative, et les politiques prendront en compte l’aspiration des peuples a` s’exprimer librement et à décider comment sauvegarder ce patrimoine vivant qui est au coeur de leur identité. »
L'homme s'est toujours posé tant de questions sur son identité, sur sa nature, sur son origine et sur sa destinée en vue de savoir réellement qui il est. De par son contenu, la question de l'identité est devenue une question à réponse transversale qui embrasse plusieurs domaines du savoir en interconnexion (philosophie, sociologie, anthropologie, psychologie, sciences du langage, sciences politiques, géographie...). Et quand on tente de comprendre les interrogations qu’elle soulève de l’intérieur tout comme de l’extérieur, elle se trouve inextricablement mêler à des éléments culturels et des éléments religieux. Elle est au carrefour des connexions interdisciplinaires et pluridimensionnelles. Selon Max Weber (2003 : 65, 2021 : 36), les quatre fondements de la notion d'identité sont : l'existence physique matérielle, l'espèce biologique, l'appartenance culturelle ou communautaire et la personnalité individuelle. Par « appartenance culturelle » ou « communautaire » Weber entend une langue, des coutumes et/ou une histoire commune plus ou moins vécues et objectives ou bien imaginées et mythologiques. Le sens tout comme la signification de l’identité varie d’un domaine à l’autre. En sociolinguistique, elle se fonde sur la langue locale ou maternelle. Elle ouvre les portes de la défense des valeurs de l’humanité. Ceci étant, il nous a semblé important de cerner la résonnance de ladite question en empruntant une définition dans L’Enfant multiple d'Andrée Chedid (1989 : 30), dont le titre lui-même nous semble révélateur d'une certaine complexité sur la question de l'identité.
« L'identité est un ensemble de critères, de définitions d'un sujet et un sentiment interne. Ce sentiment d'identité est composé de différents sentiments : sentiment d'unité, de cohérence, d'appartenance, de valeur, d'autonomie et de confiance organisés autour d'une volonté d'existence. Les dimensions de l'identité sont intimement mêlées : individuelle (sentiment d'être unique), groupale (sentiment d'appartenir à un groupe) et culturelle (sentiment d'avoir une culture d'appartenance). »
Elle vise à établir et clarifier des normes valides à partir de son contenu et du sens, des significations qu’on veut qu’elle exprime. Examinant cette question, Bauman estime qu’il ne s’agit pas de savoir qu’est-ce que l’identité, de quoi se compose-t-elle mais à quelles conditions celle-ci peut être juste, valide et dépend de la compréhension linguistique en termes d’expression de communication à l’aide de la langue et d’intercompréhension des locuteurs - auditeurs par le biais de la terre dans une inter-acceptation des frontières établies (Bauman : 2010, 18).
Qui parle la langue locale ? Où ? Dans quelles circonstances ? Avec qui et pour dire quoi ? Ou encore pourquoi ? Ce jeu de questions nous renvoie aux locuteurs en situation de communication et à leur identité. Dans ce contexte précis, il s’agit du locuteur ethnique. Comment celui-ci s’aperçoit- il lui-même ? Les langues vernaculaires congolaises se parlent dans une sphère familiale et s’élargissent dans une sphère publique limitée de son terroir. Si celles-ci revêtent un sens symbolique d’appartenance ethnique, elles sont présentes par des mots, des chants… dans tous les événements heureux et malheureux de la vie tels que l’accueil d’un visiteur natif ou étranger, circoncision, intronisation, le décès d’un membre de la famille… Certes, les langues locales non seulement nous montrent qui nous sommes, notre origine mais aussi nous ouvrent le chemin de l’existence. Elles apparaissent comme véritable moyen de nous connaître comme tel, de maintenir notre culture en tant qu’élément singulier au concert la pluralité des cultures de l’humanité. C’est dans la conjonction des éléments essentiels que se dessine l’avenir d’un peuple, d’un pays. Et par conséquent, la vitalité et la résistance des langues locales face aux langues véhiculaires ou nationales témoignent de la dynamique de toute langue. Elles montrent combien celles-ci en tant que fait construit, social forme une référence, une base d’une réalité singulière, expression congolaise d’affirmation de leur identité originale dans la pluralité linguistique et culturelle.
Questionner les liens entre identité et langues vernaculaires, c’est aborder la problématique du combat pour la sauvegarde et la protection du patrimoine langagier de l’humanité sous l’angle de la capacité des sociétés à s’auto défendre contre les forces destructrices de diverses identités. Vue dans cette optique, l’analyse de cette thématique sort du cadre bipolaire tradition-modernité linguistique dans lequel les sciences du langage l’ont enfermée. L’identité linguistique est unique mais plurielle dans ses manifestions diglossiques issues non seulement du mariage interethnique mais aussi des situations du multilinguisme. Car d’aucuns n’ignorent qu’une langue est un instrument de communication et d’interaction sociale. Son utilisation implique des interlocuteurs de statuts différents dans certaines situations de l’énonciation. Se limiter à une telle appréhension, c’est dire peu de chose de la langue. Elle est plus qu’instrument de communication : elle est une identité c’est-à-dire elle construit la personnalité d’un individu, d’une communauté et semble trouver son comble depuis la célèbre phrase de Socrate, « Homme, connais-toi toi-même ». Ainsi a-t-elle saisi l'attention de nombreux penseurs issus des divers champs de recherche scientifique.
2.1.4. Langues vernaculaires, langues nationales : fondement de l’identité nationale
Les langues véhiculaires qui ne sont pas autochtones en dehors de leurs territoires originels pour ceux qui les adoptent et les parlent, opèrent une cassure sur les identités individuelles. L’identité nationale est collée aux langues nationales qui la construisent et élargissent les horizons des enjeux identitaires. Dans ce cas, la quête identitaire demeure une tâche toujours inachevée. À ce niveau, « la notion d’identité est le produit d’une crise d’appartenance (…). » Et dans cette perspective, l’identité ne pouvait s’imposer dans notre Lebenswelt que comme une tâche encore inachevée, un mot d’ordre, un devoir à accomplir (Bauman, 2010 : 32). Voilà pourquoi, elle s’enrichit des identités individuelles donc ethniques via des identités communautaires vers l’identité nationale.
La question identitaire est bien vécue à l’étranger. Les congolais vivant dans un autre pays l’expérimentent mieux dans chacune de leurs rencontres entre eux ou autour de leur ambassadeur : un seul sentiment identitaire les anime « être congolais de Kinshasa malgré leurs appartenances régionales différentes ». Tandis qu’au pays, notre identité se définit par rapport à notre appartenance à l’un d’un de grands ensembles linguistiques. Pour être un peu plus explicite, à Kisangani par exemple, on appelle ceux de l’Ouest les Bakongo, ceux du Centre, les Baluba, ceux de l’Est, les Baswahili et ceux du Nord-ouest les Bangala. L’élément déterminant de ces appellations restent la cartographie linguistique de nos langues nationales.
Toutefois, l’identité nationale offre un caractère particulier dans sa (re) construction telle que comprise par Anselme, P-L et M’bokolo, E., (1985 : 507) lors qu’ils écrivent que « Cette reconstruction de l’identité est donc plurielle dans ses sources et ses ambitions. La qualification de la référence ethnique utilisée par le pouvoir d’Etat n’est qu’une arme cynique dans la lutte pour le monopole de l’expression culturelle et politique. À y regarder de plus près, le cosmopolitisme du marché des identités s’impose ouvertement. » Et cela sans broyer l’identité ethnique s’appuyant sur de nombreux processus et phénomènes qui débordent et parfois la désenchantent de toutes parts suite à son aspect dynamique n’ayant rien d’irréversibles. Cette mobilité situationnelle peut ouvrir des horizons qui octroient des processus politique, économique ou religieux nouveaux.
Certes, l’identité nationale fait souvent écho à deux paradigmes existentiels : le paradigme civique ou patriotique et le paradigme ethnique du phénomène national. Tout en opposant les deux paradigmes civique et ethnique du phénomène national, Geneviève Zubrzycki citée par Zigmunt Bauman (2010 : 84) estime que « Dans sa version civique, l’identité nationale est purement politique, elle découle de la décision individuelle d’appartenir à une communauté fondée sur l’association d’individus partageant les mêmes valeurs. Dans sa version ethnique, en revanche, l’identité nationale est purement culturelle : elle est donnée à la naissance, elle s’impose à l’individu ». Et Bauman d’en conclure : « En dernière instance, cette opposition se joue entre appartenance par assignation originelle et appartenance par le choix. » Ainsi, l’identité nationale est une symbiose de diverses formes d’identité en interdépendance. Elles s’y embrassent et sont au rendez-vous perpétuel. Cette inter-complémentarité de différentes identités montre que celle-ci est un ensemble aussi complexe que dynamique qui se construit à partir de l’idée du nationalisme.
C’est dans cette perspective que l’identité nationale doit embrasser tous les secteurs de la vie nationale. Elle doit s’identifier aux valeurs communes de différentes ethnies qui composent et vivent ensemble sur une même étendue territoriale, lieu du partage de mêmes peines et de mêmes espérances. Pour être juste et vraie, elle doit s’asseoir sur les identités (inter)culturelles et faire siennes les différentes règles, normes et valeurs de chaque ethnie partagée avec ses membres. Elle s’efforcera d’organiser autour d’une pluralité de systèmes autonomes une symbiose d’éléments susceptibles de contribuer à sa construction.
Au demeurant, le nationalisme sans ethnocentrisme, sans identité linguistique et territoriale ne saurait exister et se pérenniser dans l’avenir. Dans l’usage commun, le terme ethnocentrisme est parfois accusé de certaines dérives langagières notamment de friser le racisme, le tribalisme à outrance, extrémisme… Et pourtant telle n’est pas la réalité. Le racisme est une forme de haine et une idéologie fondée sur des arguments pseudo-scientifiques dont l’origine a des repères historiques. Il est singulier tandis que l’ethnocentrisme est un phénomène universel normal étant donné que tout homme signe son appartenance à une tribu, à une langue maternelle voire même un territoire. D’où,
« L’ethnocentrisme doit être tenu pour un phénomène pleinement normal, construit, en fait de toute collectivité ethnique en tant que telle, assurant une fonction positive de préservation de son existence même, constituant comme un mécanisme de défense de l’in-group vis-à-vis de l’extérieur. Un certain degré d’ethnocentrisme est, en ce sens, nécessaire à la survie de toute la collectivité ethnique, puisqu’il apparaît qu’elle ne peut que se désagréger et disparaître, sans le sentiment largement partagé par les individus qui la constituent de l’excellence et de la supériorité, au moins par quelque aspect, de sa langue de ses manières de vivre, de sentir et de penser, de ses valeurs et de sa religion. La perte de tout ethnocentrisme conduit à l’assimilation par adoption de sa langue, de la culture, des valeurs d’une collectivité considérée comme supérieure » (Simon : 1993, 61).
Et langues locales congolaises dans toutes leurs richesses doivent servir à la consolidation de ce qui est juste et de ce qui concourt à la socialisation et à l’intégration. Elles deviennent par le fait même de médium social de l’intercompréhension et de la transmission d’un savoir culturel.
Par contre, l’identité ethnique elle aussi est parfois accusée d’être au chevet du tribalisme. À ce sujet, Anselme, P-L. et Elikia M’bokolo (1985 : 506) attestent que
« De tous ces mécanismes de division, de recomposition et de reformulation sociologique, c’est celui du tribalisme ou de l’ethnicité qui semble poser le plus de problèmes. Il y a d’abord les explications en termes de déficit de modernité : l’absence de nation, l’absence de classe (classe pour soi ou classe en soi ?) laissent la place à la seule expression culturaliste et particulariste. Pourtant, jamais les sociétés africaines n’ont autant changé et bougé que depuis un demi-siècle. Alors semble s’imposer l’explication en termes de retribalisation : la modernisation et la sociologique (celle des villes et des migrants) s’expriment dans la langue (…), dans la coutume, dans la tradition. Bref, l’identité ethnique n’est plus une essence, elle n’est qu’un costume un travestissement pervers. Faute d’asseoir une conscience de classe dans un langage de classe, telle fraction ou catégorie s’exprimera par commodité ou par calcul au moyen d’une identité formelle et superficielle dite ethnique. »
2.2. Identité territoriale et ses horizons
2.2.1. Origines et composantes de l’identite territoriale
Définie par Marie-Christine Fourny (2005 : 122) comme « modalité à partir de laquelle une société fonde la conscience de sa singularité en la référant à un espace qu’elle institue sien », l’identité territoriale se révèle sous le caractère d’une manifestation identitaire collective et prend forme grâce à un rassemblement d’ « une quantité suffisante de gens par l’identification des croyances personnelles à une croyance commune » (Germond : 2006, 293). Autrement dit, l’identité territoriale est une forme d’identité collective basée sur l’idée d’une territorialité et de l’existence d’un territoire. Ainsi comprise, elle est cette expression par excellence d’appartenance à un lieu considéré comme son village natal incorporé à son groupement ou sa chefferie faisant partie intégrante du grand ensemble appelé communément une nation. Bâtir une identité territoriale, c’est aussi créer une possibilité de communication avec son univers tant individuel que collectif, régional ou national et adhérer à l’étendue d’un monde culturel d’expression et de perception de penser, d’action…
Toutefois, la conscience de l’identité territoriale commence donc là où l’attachement et l’appartenance d’un individu ou d’un groupe à un territoire donné s’établit sans ambigüité. Et par conséquent, il s’élabore alors des analogies ou des liens profonds entre l’individu et la langue de son ethnie ou non. Si l’on veut désigner par ce terme, le sens pris par la réalité de l’identité qui se présente sous nos yeux : penser l’identité territoriale, c’est penser aussi aux interrogations écologiques, aux enjeux qu’elles soulèvent, aux défis à affronter face à des phénomènes qui renforcent le réchauffement climatique. L’identité territoriale joue et jouera toujours le rôle d’autoréférentiel et d’autodétermination dans la pratique communicationnelle. Elle stabilise et donne vie à l’espace d’une communauté singulière en diffusant alors la pratique de la langue à tout espace public.
Certes, il n’est pas facile de déterminer l’origine de la conscience historique et de l’amour de la terre en chaque homme. L’identité territoriale n’a pas elle-même une origine qui lui soit propre ;elle ne vit le jour qu’à cause du fait biologique : la nécessité de vivre et de se maintenir en vie. Définie comme une « construction identitaire », la construction territoriale consiste ainsi non seulement à conférer une utilité à de la matière (objets naturels et construits) mais aussi à lui donner un sens symbolique. Les groupes sociaux influent directement sur le territoire, en valorisant certains objets, qui vont faire office de médiateurs. Dans cette perspective, « le territoire forme la figure visible, sensible et lisible de l’identité sociale (Di Méo et Buléon : 2005). Et pour surmonter les malaises envahissant les consciences congolaises à ce sujet, les enjeux politiques qui paraissent être déterminants doivent impérativement faire recours au trésor linguistique, à la pluralité ethnique et à sa territorialité pour refonder sous un jour nouveau sa souveraineté. En d’autres termes, comme le dit si bien Achille Mbembe (2010 : 115-120) :
« Traiter la question de l’identité territoriale revient à aborder la question de la terre qui tient à une exigence d’une stratégie de relève, de développement, de progrès, de reconstruction et de redressement. Ceci ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’ouvrir aux autres : non. C’est s’ouvrir au partage de singularité et d’éthique de la rencontre ».
La langue sert aussi à reconstruire une identité territoriale dans une intersubjectivité positive entre les individus d’une même contrée, du même village, voire d’une même province, d’un même pays. Elle rend une communication sans entrave entre ceux-ci ainsi qu’une identité de l’individu constituant la communauté en présence, librement réconcilié avec lui-même et avec les autres. Les limites d’une telle conception de l’identité territoriale sont évidentes : elles ne bloquent pas l’espace dans son ensemble, elles s’ouvrent sur la reproduction symbolique de la vie vécue des groupes sociaux reconstitués en partant de leur origine commune et de la terre qu’ils occupent au mieux qui leur appartient. Les modèles de diverses identités sont renforcés par le paradigme linguistique issu de l’agir communicationnel et des caractéristiques comportementales liées aux individus constituant une nation. Et dans ce cas, l’identité territoriale demeure en son noyau une théorie de la société en son enracinement à la terre en tant que telle. Les congolais doivent maintenir à l’esprit l’histoire qui sous-tend et dicte une manière citoyenne de l’écologie et de la terre qui est la leur. Ainsi, Jürgen Habermas (1987 : 172) atteste que
« Cette manière citoyenne d’habiter le monde recommande à chacun de procéder de telle sorte que son agir soit en toute circonstance porté par l’impératif catégorique de préserver les chances de survie de l’humanité toute entière et des générations futures. Là s’affirme un souci écologique qui abandonne plus l’exploitation de la nature entendue comme bassin de l’existence à l’arbitraire d’une souveraineté nationale mal assumée mais qui entretient une conscience de la responsabilité de la vie heureuse sur terre. » Dès lors, quelles en sont les composantes ?
L’identité territoriale se constitue des trois composantes : le Sang, la Langue et le Territoire. La langue comprend à son compte toutes les composantes de l’agir communicationnel à l’horizon de la construction de l’identité tant individuelle, collective que territoriale. Elle demeure l’élément naturel de l’identité territoriale. Et tout cumule dans un « bâtir culturel construit ». Tandis que la terre ou le territoire nous renvoie à notre lieu de vie, de nos origines dans un environnement naturel et immédiat. Du sang ! Du sang pas n’importe lequel ! Du sang de nos veines reçues de nos parents biologiques et hérité de nos ancêtres dans le système de parenté qui « se compose de familles organisées d’après les relations d’ascendance légitime. Le noyau est formé en règle générale d’un groupe domestique, c’est-à-dire vivant au même endroit des parents et des enfants. Les familles nouvelles se constituent par le mariage. L’union a pour fonction de garantir aux nouveau-nés un lieu identifiable dans la communauté, donc un statut unique, en les attribuant à des pères et à des mères reconnus socialement » (Habermas : 1987, 172).
2.2.2. Enjeux de la construction de l’identité territoriale
Située l’identité territoriale au chevet de la « construction identitaire» (Gervais-Lambony : 2004, 471), consiste ainsi non seulement à conférer une utilité à la matière (objets naturels et construits) mais aussi à lui donner un sens symbolique (Fourny : 2005, 122). Les groupes sociaux influent directement sur le territoire, en valorisant certains objets, qui vont faire office de diverses médiations. Dans cette perspective, le territoire forme la figure manifeste de l’identité sociale. En lien intrinsèque, la langue, l’ethnie et le territoire reposent leur fondement en la personne humaine aux commandes de sa destinée. La loi de la citoyenneté manifeste une relation essentielle et indispensable entre ces trois composantes bien en ordre dans toutes les sociétés humaines. Celle-ci dicte alors à ce patrimoine sa véritable valeur. Et par conséquent, une patrie sans définition claire de la protection de son patrimoine immatériel c’est-à-dire ses langues et ses terres, ses citoyens et ses frontières défendrait une souveraineté vaine, bidon. Car, une souveraineté sans identité territoriale à priori bien comprise demeure une souveraineté prédatrice.
La radicalité de l’identité territorialité montre de manière convaincante que les forces aveugles et destructrices de l’humanité provoquées par les découvertes technoscientifiques et la conscience pervertie de l’homme lui-même vont au-delà des simples impasses intellectuelles concernant les individus et les sociétés qu’elles détruisent. Les profondes transformations du monde contemporain deviennent de plus en plus des menaces existentielles. Les civilisations, les cultures humaines se bousculent et s’affrontent. La diversité linguistique congolaise subit des menacées d’extinction. Le congolais, et lui seul se décide à pervertir l’ordre de la création. Dans cette situation précaire, pour continuer à exister, les citoyens congolais (du peuple au gouvernant) doivent promouvoir l’humanité congolaise, leur « maison commune » avec crédibilité et urgence. D’où, les enjeux de la protection et de l’auto-défense existentielle de leur environnement immédiat tant au niveau de l’individu singulier que de sa communauté déterminée doivent faire partie de leur mode de vie.
Les enjeux de l’identité tels que compris, soulèvent la question de l’hybridation. Ils sont déterminés non seulement par l’histoire des congolais eux-mêmes mais aussi par les discours transversaux : discours politiques, philosophiques, sociologiques, linguistiques, environnementaux et tant d’autres qui en débattent le contenu. L’identification collective peut alors se laisser saisir par l’élévation au rang de symboles identitaires d’attributs comme la langue par exemple, qui deviennent des composantes essentielles de l’identité d’un groupe (Poche : 2000, 209). Et ce dernier, par sa permanente reconstruction s’octroie un mode de désignation, combinaison et même d’écartement tour à tour de certains attributs le caractérisant. Dans ce processus infini de sélection, ce sont des référents géographiques ou des objets matériels qui fonctionnent comme des marqueurs identitaires qui ont particulièrement intéressé les géographes. Pour être un plus concret, Bauman Zigmunt (2010 : 116) explicite clairement les métamorphoses identitaires en affirmant que
« La construction identitaire a pris la forme d’une expérimentation incessante. À peine a-t-on enflé une identité qu’on pense déjà la suivante. Sans compter toutes celles qui restent encore à l’inverse et à désirer. Comment savoir si l’identité que
vous étrennez fièrement est la meilleure que vous puissiez trouver, celle dont vous tirez les plus de satisfaction ?»
Dans sa construction, l’identité ne va jamais sans ambivalence que chacun ressent à chaque fois que nous tentons de répondre aux interrogations qu’elle soulève.
« La confusion qu’elle sème dans notre esprit est, elle aussi, bien réelle. Elle ne peut pas dissiper d’un coup de baguette magique, il n’y a pas de recette miracle. Et pourtant, nous devrons sans arrêt remettre sur le 
Par Odon-Franklin KAJAMA TSHAMBUE, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024