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LANGUES ET COMMUNICATIONS DANS LES FACUL-TÉS DE DROIT ET DES LETTRES ET SCIENCES HU-MAINES DE L’UNIVERSITÉ DE KINSHASA
(2009-2010)2
LANGUAGES AND COMMUNICATIONS IN THE FACULTIES OF LAW AND HUMANITIES AT THE UNIVERSITY OF KINSHASA (2009-2010)

Blaise BULELE KWAKOMBE
b.bulele@yahoo.fr
+243 81 90 42 693

Résumé

Cette étude est partie du constat selon lequel les langues sur le site de l’Université de Kinshasa, plus précisément dans les Facultés de Droit et de Lettres et Sciences Humaines, n’ont pas la même importance dans la com-munication verbale des interactants (étudiants, enseignants et administratifs). Les langues nationales, d’après l’enquête menée, sont plus utilisées que le français. Cela se justifie du fait que les choix des langues de communication à l’UNIKIN dépendent des relations de rôle, des thèmes abordés dans la communication et de la sécurité linguistique des locuteurs vis-à-vis des langues qu’ils utilisent. Le français, langue de communication et d’enseignement sur le site universitaire est donc en perte de vitesse.

Mots-clés : Langues, communication, dynamique des langues, interactions verbales, Université de Kinshasa.
Reçu le : 14 septembre 2024
Accepté le : 5 décembre 2024

Abstract

This study was based on the observation that languages on the University of Kinshasa site, more specifically in the Faculties of Law and Humanities, do not have the same importance in the verbal communication of interactants (students, teachers and administrative staff). According to the survey, natio-nal languages are used more than French. This is justified by the fact that the choice of languages for communication at UNIKIN depends on role rela-tionships, the themes addressed in the communication and the linguistic se-curity of the speakers with regard to the languages they use. French, the lan-guage of communication and teaching at the university, is therefore losing ground.

Keywords : Languages, communication, language dynamics, verbal interac-tions, University of Kinshasa.
Received : September 14,2024
Accepted : December 5, 2024

Introduction

La ville, d’après L.-J. Calvet (2021 : 39), est un lieu par excellence des contacts de langues. En effet, l’urbanisation et les migrations font converger vers les grandes cités des groupes de locuteurs qui viennent avec leurs langues et créent ainsi du plurilinguisme avant, parfois de s’assimiler à la langue dominante. Pour cet auteur, ces situations ont mené à une sorte d’urbanisation de la linguistique, à des études de terrain qu’il a classées sous l’étiquette générale de sociolinguistique urbaine.
Il y a lieu de noter, cependant, que « l’étude de la dynamique des langues à travers la communication dans des contextes d’intenses inte-ractions verbales tels que les institutions d’enseignements supérieurs et universitaires, les centres de soins, les marchés et les lieux de culte dans un pays francophone caractérisé par un multilinguisme comme la R. D. Congo, est une des préoccupations des institutions de la franco-phonie en général », (A. Nyembwe Ntita et le GRESO/CELTA, 1996 :1).
Une étude sur la dynamique des langues à l’Université de Kinsha-sa, plus précisément dans les Facultés de Droit et des Lettres et Sciences Humaines, présuppose que les langues sur ce site n’ont pas une même importance dans la communication intersubjective. Cer-taines langues sont plus utilisées que d’autres dans diverses situations de langage et selon les différentes relations de rôle entre interlocu-teurs.
Il est donc, nous paraît-il, d’un grand intérêt sociolinguistique de connaître la manière dont les différentes personnes qui fréquentent l’immeuble abritant les deux facultés gèrent leur colinguisme et de faire une petite analyse comparative des interactions face à ce polylin-guisme.
Notre étude tente de répondre aux questions ci-après : Pourquoi les chefs de promotion et les chefs des groupes d’étude présentent-ils des communiqués en lingala plutôt qu’en français ? Pourquoi tel ensei-gnant ou tel administratif préfère-t-il parler en lingala plutôt qu’en français ? Qu’est-ce qui préside au choix des langues entre interactants dans ce milieu ?
En réponse à ces questions, nous postulons que les choix des langues de communication à l’UNIKIN dépendent des relations de rôle, des thèmes abordés dans la communication et de la sécurité lin-guistique des locuteurs vis-à-vis des langues qu’ils utilisent. Cela ex-pliquerait pourquoi les professeurs parlent souvent en français avec les trois autres catégories des interactants : le personnel scientifique, les agents administratifs et les étudiants. Et, dans la même logique, cela expliquerait aussi pourquoi les scientifiques alternent entre le français et le lingala quand ils échangent entre eux ou ils s’adressent aux étu-diants et pourquoi ceux-ci se cramponnent au lingala pour interchan-ger entre eux.
Ce constat établi par l’enquête menée sur la vitalité des langues à l’Université de Kinshasa nous pousse à affirmer avec G. Sumaili (2023 : 62) que « la situation sociolinguistique du Congo se caracté-rise par un fonctionnement doublement diglossique : français-langues nationales et langues nationales-langues dites ethniques ».

1. Le problème de sécurité ou d’insécurité linguistique

Situation caractéristique des locuteurs qui considèrent leur façon de parler comme légitime par rapport à d’autres façons de parler : ils par-lent avec sécurité linguistique. L’insécurité linguistique, c’est la situa-tion contraire : ici, les locuteurs dévalorisent eux–mêmes leur façon de parler. L’insécurité linguistique engendre souvent le phénomène d’hypercorrection si les locuteurs ont le sentiment de commettre des fautes. En République Démocratique du Congo, plus précisément à Kinshasa, le sentiment d’insécurité linguistique est tributaire aussi bien du statut des langues (français – lingala) que de la forme légitime de ces langues. Dans les Eglises de réveil, par exemple, la plupart des prédicateurs invités à prêcher dans d’autres églises que les leurs sont constamment « insécures » quant au statut de la langue qu’ils utilisent. Généralement, après avoir salué l’auditoire et lancé quelques slogans, les orateurs invités étalent leur sentiment d’insécurité linguistique sta-tutaire de parler en français. Ils recourent souvent à ce genre de tour-nure : « Bana na Nzambe, nakosepela tosolola na monoko ya mbo-ka »(1). On les entend aussi attirer l’attention de l’auditoire sur le mes-sage qu’ils lui apportent et non sur la qualité de la langue utilisée.

2. L’insécurité linguistique théorisée par L.J. Calvet

Le sociolinguiste français LJ Calvet (1998 : 20) distingue quatre si-tuations possibles d’insécurité. Il y a d’abord une insécurité formelle statutaire. Cela désigne la situation dans laquelle les locuteurs pensent « mal parler une langue » et pensent en même temps que ce qu’ils parlent « n’est pas une langue » (Ibid.) L’auteur s’explique :
« Cela implique l’existence à leurs yeux de deux formes légitimes ; celle que partageraient les locuteurs de leur langue, mais qui, eux, parlent bien »(…) et une forme statutaire légitime par rapport à laquelle ils considèrent leur parler comme non légitime » (Ibid. : 20).

Ensuite, Calvet parle de sécurité formelle et insécurité statutaire. Ici, il théorise « des situations dans lesquelles les locuteurs pensent bien parler une forme linguistique qu’ils considèrent par ailleurs comme statutairement non légitime » (Ibid. : 21). Dans les Eglises de Réveil, nombreux sont les membres qui sont sûrs du « français spiri-tuel » qu’ils parlent. Ils s’en estiment bons locuteurs, mais ils en dé-sapprouvent le statut par rapport à l’ensemble des membres qui n’est pas francophone à proprement parler.

Une troisième situation est celle que Calvet appelle insécurité for-melle et sécurité statutaire. C’est lorsque les locuteurs d’une langue statutairement légitime considèrent qu’ils en parlent une forme non légitime (Ibid. : 21). Dans la province du Bandundu, par exemple, où le Kikongo est la langue nationale statutaire, il ne manque pas de locu-teurs estimant que leur Kikongo n’en est pas un par rapport à celui qui est parlé à Boma ou dans les médias officiels du pays. On rencontre beaucoup de ces cas à Kinshasa également où les locuteurs du lingala sont insécures devant des lingalaphones originaires de la province de l’Equateur où se parlerait le bon lingala qu’il convient de connaître. C’est également la situation du Kiswahili en RDC par rapport à son standard qui serait parlé dans les pays de l’Est. D’après M. Francard, (1993 ; 19), c’est aussi la situation des francophones belges vis-à- vis du français de France.

Enfin, Calvet parle d’une situation qualifiée de sécurité statutaire et formelle. Les locuteurs peuvent être sûrs de la forme et du statut de la langue qu’ils parlent. C’est le cas du lingala et de ses locuteurs dans la province de l’Equateur, du Kiswahili « bora » revendiqué dans les provinces swahiliphones des deux Kivu et du Maniema.

Pour N. Gueunier, (1993 :211), le couple sécurité/insécurité lin-guistique peut se définir « par corrélation élevée ou basse entre les performances écrites/orales de l’informateur et sa propre auto-évaluation, positive ou négative ». Dans une brochure consacrée à ce thème, M. Francard, (1993 :13) pose que l’insécurité linguistique « est une manifestation d’une quête non réussie de légitimité ».
En effet, la dynamique des langues, conjoncture intellectuelle ini-tiée par L.J.Calvet (1992) et réadaptée au contexte congolais par A. Nyembwe Ntita et le GRESO/CELTA (1996), est une branche issue de la démolinguistique, science dont l’objet d’étude est avant tout « la langue parlée habituellement (…) et l’aptitude déclarée à parler cer-taines langues notamment, la langue officielle d’un pays ou d’une région », (C. Vetman, cité par M.L. Moreau, 1997 : 109).
Nous inspirant de L.J. Calvet (1992) et des travaux du GRE-SO/CELTA, (1996-1998), nous pouvons définir la dynamique des langues comme étant l’étude de la vitalité linguistique des langues parlées dans une communauté donnée.

3. Présentation et interprétation des données de l’enquête par ques-tionnaire

Notre enquête a recouru à deux techniques. La première est celle du questionnaire d’enquête, dite aussi "l’enquête par questionnaire". Elle a consisté à présenter aux enquêtés un questionnaire devant être rem-pli pour renseigner sur la langue maternelle du sujet enquêté, la langue du père, de la mère et les autres langues parlées, les langues préférées pour communiquer avec les professeurs, les scientifiques, les adminis-tratifs et avec d’autres collègues étudiants. Elle a touché 100 per-sonnes dont 42 femmes et 58 hommes d’âge variant entre 20 et 55 ans.
Cette série des questions permet d’étudier la dynamique des langues d’une génération à une autre, d’une part, et l’extension du bilinguisme chez les sujets enquêtés, d’autre part.

La seconde est "l’enquête par observation directe". Nous avons passé notre temps à suivre les échanges verbaux et les conversations, à noter les interactions, à en identifier les participants selon qu’ils sont étudiants (E), agents administratifs (A) personnel scientifique (S) et professeurs(P), à en relever les "thèmes d’ancrage discursif", c’est-à-dire le thème du discours, celui dans lequel un discours s’ancre et s’enlise (cours, musique, football, discussion, causerie, réunion, com-muniqué, salutation, renseignement/ information et appel télépho-nique).
Elle consistait à connaître les langues que les enquêtés emploient dans des auditoires avant l’arrivée des professeurs et en dehors des auditoires, c’est-à-dire dans les couloirs du bâtiment des deux facultés.

Notre première enquête a été menée auprès de 100 sujets. L’étude à ce niveau nous a conduit d’abord à recueillir quelques variables socio-linguistiques des sujets enquêtés. Le choix de 100 enquêtés se justifie par le fait que nous avions en face de nous, une population très variée constituée d’étudiants, d’agents administratifs, de scientifiques et de professeurs de l’UNIKIN, d’âge et sexe différents, de langues mater-nelles différentes et de différentes provinces de provenance.

3.1. Langues du père, de la mère et langues maternelles

Nous estimons qu’il est impérieux de consacrer une petite explica-tion sur ce que nous entendons par langues du père, de la mère et langues maternelles. Cette catégorisation renvoie au mariage entre deux partenaires issus des tribus différentes. À titre illustratif, nous pouvons évoquer l’union entre un Muynsi et une Muyombe dont les enfants sont obligés de vivre dans une situation de multilinguisme. Et ces langues de père ou de mère ne sont pas forcément leurs langues maternelles (définie comme la toute première langue que l’enfant parle dès sa tendre enfance, c’est-à-dire un don de la communauté où il nait). Exemple, les enfants qui sont nés à Kinshasa ont, pour la plu-part d’entre eux, le lingala ou le français comme langue maternelle. Cela peut aussi concerner les langues nationales des parents issus de différents espaces linguistiques. Exemple, l’un de l’espace swahili-phone et l’autre de l’espace lubaphone. Les enfants nés à Kinshasa, par exemple, n’auront pas nécessairement la même langue maternelle ou langue véhiculaire que leurs parents, parce qu’à Kinshasa, c’est l’espace lingalaphone.

Tableau n° I : Langues du père, de la mère et langues maternelles

Langues

Langue du père

Langue de la mère

Langue maternelle

Totaux

Ciluba

23

21

21

65

Kiswahili

11

13

13

37

Lingala

5

4

21

30

Parlers koongo

9

10

9

28

Kikongo

5

7

14

26

Lomongo

6

6

2

14

Kipende

4

3

2

9

Otetela

2

2

2

6

Kiyansi

3

3

-

6

Kimbala

2

4

-

6

Kitshoko

2

2

2

6

Kisonge

4

1

1

6

Kinkundu

2

2

1

5

Kiteke

2

2

1

5

Français

-

-

5

5

Kigongo

2

1

1

4

Kisuku

2

2

-

4

Tshikuba

2

2

-

4

Kirega

1

1

2

4

Mashi

1

2

-

3

Kihungana

1

1

1

3

Ngbaka

1

1

1

3

Kiyaka

1

1

-

2

Ngbandi

Par Bulele Kwakombe Blaise, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024