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Compte rendu : KATHAM NTELA, Noëlla, 2024, Ajabu, passions tourmentées, vengeances et quête de rédemption, Kinshasa, Edition Ma plume aiguisée, 170 p.

Du roman Ajabu, première oeuvre littéraire de la jeune écrivaine congolaise Noëlla Katham, bien des choses ont été dites, dans le cadre de la grande rentrée littéraire, 8ème édition, laquelle s’est étendue du lundi 9 au samedi 14 septembre 2024.
Tout d’abord, lors de la présentation officielle, au Centre Wallonie-Bruxelles, des quatre oeuvres programmées vendredi 13 septembre : il s’agit respectivement d’Ajabu de Noëlla Katham (Ma plume aiguisée, 2024) ; Mariée à tout prix de Netty Mayaka (Edition Grand Lac, 2024) ; Course contre la honte de Reinette Mulonda Ta-Kasongo (Edition Mesdames, 2024) et L’espoir au-delà des étoiles de Myriam Zanga (Ma plume aiguisée, 2024).
Ensuite, samedi 12 octobre 2024, à l’occasion du vernissage d’Ajabu dans l’accueillant Auditorium de HJ Hospitals, formation médicale de haute qualité où, du reste, preste l’autrice après l’obtention de son diplôme de bachelor en Sciences infirmières en Inde (Bangalore).
Après la lecture de ce roman particulièrement attachant, bien d’autres choses encore pourraient être dites, car Ajabu, que la narra-trice traduit par ‘miracle’, emporte le lecteur au travers des péripéties qui, n’eût été la solidarité humaine si miraculeusement agissante, Aja n’aurait pas survécu dans cet océan d’égoïsme, de haine, de cupidité, de trahisons incessantes.

A commencer par cet effort d’exorciser un passé encombrant, de se délester d’un lourd secret qui ne cesse de torturer l’âme, effort qui sonne comme un appel irrésistible à l’écrivaine de prendre sa plume :
« Au nom du passé, du présent et du futur, je viens ! Je viens avec des mots, je viens avec mes mots. Des mots qui disent tant de silences. Des mots qui racontent mon passé composé, car mon futur n’est pas si simple. Comment pourrait-il l’être ? Si je tiens à vous livrer mes mots, c’est pour que mon histoire ne sombre pas dans l’oubli. Je ne suis pas née pour être oubliée. J’ai envie de raconter, de parler, de partager mes joies et mes maux à travers les différents chapitres de ma vie qui me noient au-jourd’hui dans l’océan de l’amertume. » (Prologue, p.11).

Vient ensuite la conception toute originale et enrichissante, que se fait l’héroïne Aja de sa famille :
« Un même sang spirituel. Un sang invisible qui vous lie à tout jamais comme l’eau et la terre. Pas besoin donc d’être nombreux pour parler d’une famille. La preuve, Martine, qui est ma meilleure amie, est ma fa-mille. Ma seule famille, si je peux parler sérieusement. Je peux lui offrir le soleil, mais elle refuse. Elle dit toujours que cela tuerait beaucoup de gens et elle ne veut pas. (…) C’est ma meilleure amie, Martine. Et la fa-mille de Martine, c’est ma famille aussi. C’est comme cela l’idée de toute une famille digne de ce nom. » (p.13-14).

Ne serait-ce pas à cause de cet enrichissement spirituel et de son corollaire, la douce voix intérieure revigorante au paroxysme des épreuves, qu’Aja, l’héroïne, vit une vie de faveur et survit à l’action combinée des nuages amoncelés et des obstacles dressés, elle à qui n’ont pas été épargnées les violences et atrocités : rapt au moment même de la célébration du mariage à la mairie de Goma, viols, séques-trations, coups et blessures, rejet, traumatismes divers ?
Ajabu, roman du miracle, demeure avant tout une véritable leçon (pour l’individu et pour le pays lui-même) de détermination à pouvoir coûte que coûte se relever, à triompher de toute adversité, à recom-mencer sa vie.

Car comme pour anéantir l’héroïne dans ses élans de convivialité, voici l’accumulation des moments de plus en plus sombres qui, pire qu’une cascade de dures et rudes épreuves, s’abat sur l’infortunée : supplices corporels (c’est le moins qu’on puisse dire), tortures mo-rales… jusqu’à atteindre le fond de la souffrance humaine :
« J’espérais trouver du réconfort (…) mais j’étais loin d’imaginer que ma vie dans cet appartement luxueux allait prendre une autre tournure… Mon univers paradisiaque se voyait transformé petit à petit en enfer. » (p.64).

Devant ces étapes de désespoir, l’héroïne ne cesse de s’interroger sur son calvaire :
« Ma vie n’est qu’une succession de luttes ; pourquoi a-t-il fallu que ma mère décède avant même de pouvoir me couvrir de son amour mater-nel ? Pourquoi a-t-il fallu que mon père soit alcoolique et me traite tel qu’il l’a fait ? Pourquoi me suis-je retrouvée chez les Jacobs ? Pour-quoi ? Pourquoi ? » (p.74).

Pour celle dont, jusque-là, « la vie n’avait été qu’une suite d’événements obscurs, avec peu de moments de joie et de plénitude », la solution ne pouvait consister qu’à mettre fin à sa propre vie, à s’« enfoncer le couteau dans la poitrine » (p.104) :
« Cette nuit-là, j’étais résolue à mettre un terme définitif à cet enfer. Ras-semblant mes dernières forces, je me suis mise à chercher un objet tran-chant dans la pièce, jusqu’à ce que je tombe par hasard sur un couteau qu’il avait caché dans un tiroir de son armoire, sous un gros livre. J’avais là la preuve qu’il voulait vraiment en finir avec moi. « Autant mieux le devancer », me suis-je dit. Le moment était venu pour moi de me libérer de son emprise et de rejoindre ma pauvre mère, qui n’avait pas autant souffert avec mon père contrairement à moi… Mes mains trem-blaient lorsque j’ai sorti l’objet de ma délivrance de sa cachette, les larmes ruisselant sur mes joues. » (p.103-104).

Est-il vrai que la possession de l’argent procure le bonheur ? Si tel était le cas, les immenses richesses de M. Marc que nous rencontrons dans ce roman et qui suscitent, dans un cycle infernal, la préoccupa-tion d’en accumuler toujours davantage, auraient dû rendre infiniment heureux le richissime « monstre » (p.128) qui, malgré son opulence (ou peut-être à cause même de cela), est source de tourments, tour-menté qu’il est lui-même par des déchirements qui le rendent sadoma-sochiste, ne pouvant se délecter que dans la souffrance de sa victime, monstre dont la vie se consumera dans la réduction humaine la plus significative.

En revanche, à l’instar des centaines d’autres femmes victimes de violences, Aja, l’héroïne du roman, intègre un Centre de soutien pour femmes victimes de violences sexuelles :
« Ce centre accueillait plus d’une centaine de femmes par an, dont la tranche d’âge variait entre douze et quarante ans. La structure proposait un large programme de psychothérapie, de formation éducative et pro-fessionnelle, mais aussi dans d’autres domaines tels que la comptabilité et l’enseignement. Le but était de favoriser l’autonomisation des femmes congolaises (…) Ces femmes étaient brisées, rejetées par leurs parents, leurs maris ou encore par la communauté à laquelle elles étaient fières d’appartenir. Elles semblaient avoir perdu la joie de vivre, la foi en ce que la vie avait à offrir (…) Nous avons appris à nous surpasser et sur-tout à nous regarder comme étant des femmes de valeurs, qui méritaient d’être aimées et d’être respectées, d’être soutenues et d’être protégées comme tout être humain. » (p.145-146).

L’écrivaine Noëlla Katham a été bien inspirée de nous peindre, à travers le roman Ajabu, le fonctionnement déprimant d’une société fictive où règnent l’égoïsme et la cruauté capables de déshumaniser le coeur de l’homme, de pousser au désespoir les âmes innocentes. Socié-té toute fictive ? Voire ! N’entretient-elle pas des rapports homolo-giques avec la société réelle où vivent tant l’autrice que ses futurs lec-teurs et lectrices (que nous souhaitons nombreux et nombreuses), l’oeuvre littéraire étant, après tout, miroir de la société, produit social, portant les marques de l’environnement qui l’a vu naître ?

On ne sait ce qui cause l’attachement du lecteur à ce roman : la ré-silience, certes, dont fait montre Aja, l’héroïne, vertu qui lui permet de résister à toutes sortes d’épreuves, les unes plus brutales que les autres, au point de pouvoir, à chaque étape, puiser de nouvelles forces et poursuivre sa quête du bonheur par la réalisation de ses objectifs, notamment la formation et l’exercice du métier qu’elle s’est choisi, le choix du foyer à fonder pour l’épanouissement de tout son être.
Outre le personnage d’Aja et sa capacité exceptionnelle d’endurer et de rebondir, on note de même la sincérité des sentiments et la perti-nence des analyses, dans ce roman où la narratrice s’exprime avec pudeur et retenue, à la première personne. Mais c’est aussi la manière en touches légères et successives dont l’autrice a su décrire, en par-faite alternance poétique, la douleur et la joie des moments pathé-tiques. Les émotions fortes, en effet, donnent rendez-vous au lecteur dans Ajabu.

La profession humanitaire qu’elle exerce n’empêche pas pour au-tant l’autrice, Noëlla Katham, à se consacrer à la création littéraire (qu’elle affectionne depuis la période où elle était aux humanités au Collège Saint-Raphaël à Kinshasa), afin de rejoindre la cohorte de plus en plus nombreuse des écrivaines congolaises que nous avons eu l’occasion d’inventorier et de présenter dans les colonnes de la Revue Interdisciplinaire d’Etudes Francophones, no3 de juin 2019 (cf.www.rifra-unikin-net ). Si Ajabu est son premier roman publié, il n’en est pas toutefois le premier écrit. L’écrivaine nous réserve sans nul doute des surprises agréables, car elle détient plusieurs manuscrits de poésie et de romans.
Après Yatima, roman d’Antoine de Padoue Ngoy Kamango (Pau-lines, 2011), et Le jour du massacre, pièce théâtrale de Sinzo Aanza (Le Tarmac des auteurs, 2017), voici Ajabu de Noëlla Katham Ntela, oeuvre qui vient, dans cette lignée, immortaliser en ce premier quart du XXIè siècle, les réalités vécues au quotidien par les populations de l’Est de la République Démocratique du Congo.

Pour terminer, un paradoxe mérite d’être signalé : dans cette Afrique (singulièrement dans ce Congo) de l’oralité où, selon une lé-gende tenace, entre les pages d’un livre que l’on ne se donne pas la peine d’ouvrir, encore moins de lire, un billet de valeur caché ne risque point d’être découvert, le lecteur d’Ajabu découvre un roman qui rend hommage à l’apport inattendu et merveilleux de la riche bi-bliothèque du Centre ᴁquatoria, « véritable patrimoine culturel » (p.24) situé en pleine forêt équatoriale, en l’occurrence au village de Bamanya, oeuvre de Gustaaf Hulstaert qui créa en 1937 ce site destiné aux recherches scientifiques (culture africaniste) à quelques 10 km de Mbandaka.

Gabriel Sumaili Ngaye-Lussa

Par Sumaili Ngaye-Lussa Gabriel , dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024