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LA DYNAMIQUE INTERACTIONNELLE DE LA COMMUNICATION JUDICIAIRE A KINSHASA
INTERACTIONAL DYNAMIC OF JUDICAL COMMUNICATION AT KINSHASA

Willy KUZAMBA KIABWA*
kuzambaw@gmail.com
(+243) 81 660 15 56

Résumé

L’étude s’inscrit dans la perspective de la linguistique interactionnelle ou la sociolinguistique interactionnelle. Elle analyse les interactions verbales et non verbales observées dans les parquets, cours et tribunaux de Kinshasa. La dynamique interactionnelle de la communication judiciaire résulte de contact des langues et des personnes qui interviennent en procédure judiciaire. Cette communication est rituelle voire ritualisée dans la mesure où les interactants font recours à la fois à leur expression verbale, aux rites, aux symboles ainsi qu’aux gestes très significatifs.

Mots clés : dynamique interactionnelle, communication judiciaire, interactions verbales, interactions non verbales, procédure judiciaire.
Reçu le : 30 septembre 2023
Accepté le : 7décembre 2023

Abstract

The study falls within the perpective of interactional linguistics or interactional sociolinguistics. She analyzes the verbal and non verbal interactions observed in the prosecutor’s offices, courts and tribunals of Kinshasa. The interactional dynamics of judicial communication results from contact between languages and people who intervene in legal proceedings. This communication is ritual or even ritualized to the extent that the interctants use both their verbal expression, rites, symbols as well as very significant gestures.

Key words : international dynamics, judicial communication, verbal interactions, non verbal interactions, judicial procedure.
Received : September 30,2023
Accepted : December 7, 2023

Introduction

L’étude de la dynamique interactionnelle de la communication judiciaire prend en compte les situations d’interactions observées dans les juridictions de Kinshasa. Le concept de communication judiciaire relève à la fois du domaine de la communication et de la justice. La communication judiciaire entretient des relations étroites avec des concepts relatifs aux domaines de la linguistique ou sociolinguistique interactionnelle, notamment la dynamique interactionnelle qui est l’objet de cette étude.
Bernard LAMIZET (1992 :11) soutient que les relations de causalité qui interviennent dans le champ de la réalité contribuent à la concrétisation des échanges linguistiques, ceux-ci sont considérés comme étant des interactions communicatives. Cette réalité est traversée par des dynamiques de causalité, par des dynamiques de cause à effet, qui en structurent les différentes situations de communication. Aussi passe-t-on de la problématique de la réalité à celle de la communication, en faisant intervenir la logique de la signification qui se substitue à celle de la causalité ? C’est pourquoi, dans un champ de la communication en général ou dans celui de la communication judiciaire en particulier, dominent des relations de signification. Ce sont des relations régulées par des codes et des conventions entre les partenaires de la communication. Dans cette perspective, la linguistique interactionnelle étudie les énoncés en tant qu’ils s’inscrivent dans le discours en contexte interactionnel et dans la séquentialité de l’échange conversationnel.
A cet effet, « toute personne vit dans un monde social qui l’amène à avoir des contacts, face à face ou médiatisés, avec les autres. Lors de ces contacts, l’individu tend à extérioriser ce qu’on nomme parfois une ligne de conduite, c’est-à-dire un canevas d’actes verbaux et non verbaux qui sert à exprimer son point de vue sur la situation, et, par-là, l’appréciation qu’il porte sur les participants, et en particulier sur lui-même » (E. Goffman, 1974 : 9).

Appliquant l’approche interprétative dans le domaine de la sociolinguistique interactionnelle, J. Gumperz établit le pont entre les aspects sociolinguistiques et communicationnels. Il propose, de ce fait, la sociolinguistique de la communication interactionnelle qu’il considère comme un nouveau champ d’investigation qui étudie l’usage langagier de groupes humains particuliers. Dans ce cas, l’analyste a pour tâche d’étudier en profondeur des situations d’interactions, d’observer si les acteurs se comprennent ou non, et de déterminer comment les participants interprètent ce qui se passe lorsqu’ils communiquent entre eux. Il y a lieu d’en déduire quelles stratégies les locuteurs ont dû utiliser, sur le plan social, pour agir comme ils le font et détermine comment les signes linguistiques communiquent dans le processus d’interprétation. (J. Gumperz, 1989 : 33-34).
L’étude exploite les données recueillies et analysées par W. Kuzamba Kiabwa dans sa thèse de doctorat en Lettres et Civilisation Françaises (2021-2022).
L’article présente, dans un premier temps, les types d’interactions répertoriés lors des enquêtes menées sur le terrain. Il décrit, dans un deuxième temps, les langues d’interactions utilisées en procédure judiciaire. Il analyse, enfin, les situations des interactions enregistrées dans les juridictions judiciaires de Kinshasa.

1. Les typologies d’interactions

D’emblée, l’étude prend en compte les interactions verbales et non verbales. Elle s’appuie essentiellement sur la typologie de C. Kerbrat- Orecchioni (1990 :126-127) et sur celle de R. Vion (1992:119).
Pour élaborer sa typologie des interactions, C. Kerbrat-Orecchioni tient compte des composantes de base de l’interaction :
1° le but de l’interaction qui sert à différencier, entre eux, les échanges communicatifs. L’auteur oppose, à cet effet, les interactions finalisées aux conversations non finalisées. D’autres préfèrent parler d’interactions à finalité externe d’une part et d’autre part des interactions à finalité interne. La mention est aussi faite de la dimension graduelle des interactions, car chaque type d’interactions se situe quelque part sur l’axe allant des échanges les plus gratuits aux transactions les plus manifestes, aux interactions dites de service, conformément à leur axe de formalité. Il s’agit des échanges formels, à caractère cérémonial ou rituel. Dans la communication judiciaire, nous avons relevé les interactions à caractère formel, les interactions cérémoniales et rituelles. A chaque niveau de formalité correspond un style ou un ton particuliers, comme à un même degré de formalité peuvent correspondre différents tons, il s’agit là d’un axe supplémentaire où l’on trouve des interactions à caractère agonal. Ces interactions sont identifiées à travers des termes comme altercation, dispute, prise de bec, querelle, démêlé, polémique, enguirlande, empoignade, scène de ménage, etc. Ces termes s’opposent entre eux par le degré d’intensité du conflit.
2° La durée de l’interaction qui confirme que l’interaction est limitée dans le temps et ne peut durer que quelques minutes. Toute rencontre qui s’étendrait dans le temps deviendrait un entretien. La conversation se caractérise généralement par une durée moindre et une alternance plus rapide des tours de parole que dans un entretien. On a ainsi affaire à des répliques échangées. Dans notre étude, nous faisons mention des répliques considérées comme des stratégies langagières utilisées en procédure judiciaire.
3° Le contenu de l’interaction est essentiellement constitué des thèmes exploités par les interactants. Ce qui conduit C. Kerbrat Orecchioni (1990 :128-129) à distinguer les interactions monothématiques, les interactions plurithématiques, les interactions à thème imposé des interactions à thème libre.

En prenant en compte la nature de la macro-structure, le même auteur répertorie l’interaction argumentative, l’interaction narrative et l’interaction descriptive. Il reste à savoir si les catégories ainsi décrites correspondent au niveau de l’interaction globale ou de l’une seulement de ses parties. Il y a lieu de noter, à ce sujet, qu’une même catégorie peut fonctionner à différents niveaux. Le mot discussion, par exemple, peut renvoyer à l’ensemble d’une interaction ou à l’une seule de ses phrases.
Ainsi, outre les catégories définies, C. Kerbrat Orecchioni (1990 :131) signale d’une part les interactions-occurrences qui ont les propriétés idiosyncrasiques. Une interaction-occurrence est définie comme une constellation inédite des typologies. Et d’autre part, les interactions hybrides qui relèvent à la fois de plusieurs catégories. Tel est le cas d’interviews à effet d’entretien ou d’interviews à effet de conversation, ou encore d’une conversation-discussion à effet d’interview.
D’après C. Kerbrat Orecchioni (1990 : 120-121), il existe d’autres types d’interactions, de caractère plus institutionnel, au regard d’une abondante littérature à laquelle on peut se référer : la communication en classe, les interactions en milieu médical, les interactions au tribunal, les relations de service, etc. Il s’agit, en revanche, d’un champ d’investigation fort intéressant en lui-même, et pour la réflexion sur le fonctionnement des interactions verbales en général : c’est l’étude de la communication exolingue, autrement appelée communication en situation de contact.

Enfin, Catherine Kerbrat-Orecchioni (1990 :123) soutient que toute conversation est en réalité peu exolingue. Les particularités de fonctionnement qui sont mises en évidence dans les conversations caractérisent tout autant certains types d’interactions entre interactants. Bien plus, ces conversations sont observées dans toutes les interactions dites égalitaires, avec simplement une fréquence et une importance moindre. Autrement dit, la communication exolingue ne fait qu’intensifier les mécanismes qui caractérisent fondamentalement toute interaction.
R. Vion (1992 :119) distingue entre autres types d’interactions : la conversation, la régulation d’une action en cours, les interactions sans structure d’échanges, les interactions à structure d’échange, les interactions complémentaires et les interactions symétriques. Cette typologie vient compléter celle établie par C. Kerbrat-Orecchioni.
Dans les interactions verbales, les langues assurent les contacts entre les interactants et facilite la communication au sein des juridictions de Kinshasa.

2. Les langues d’interactions

Nous mettons l’accent sur les interactions verbales dans lesquelles sont impliqués les interlocuteurs qui jouent un rôle déterminé dans l’accomplissement de l’action judiciaire. Il s’agit notamment des magistrats (M), des agents de l’administration judiciaire (G), des avocats (A), de défenseurs judiciaires (D), des prévenus (P) et des témoins (T). A cette catégorie d’interlocuteurs viennent s’ajouter les visiteurs (V) qui, eux, ne sont pas partie prenante dans la procédure judiciaire. Leur présence dans les juridictions est justifiée par des motivations personnelles.

Les langues ci-après utilisées dans diverses situations d’interactions dans les parquets, cours et tribunaux de Kinshasa ont été répertoriées dans la communication judiciaire.
1. Le lingala est la langue la plus utilisée dans les interactions verbales observées, avec un total de 20.588 interactions, soit 25,69% de contacts. Le français vient en deuxième position, avec un total de 20.506 interactions, soit 25,59% de contacts. Viennent ensuite le ciluba avec 14.617interactions, soit 18,24% de contacts ; le kikongo avec 14.117 interactions, soit 17,62% de contacts ; le kiswahili avec 8.831 interactions, soit 11, 02% de contacts ; les 6 langues ethniques, avec au total 1258 interactions, soit 1,57% de contacts et enfin vient l’anglais avec 209 interactions, soit 0,26% de contacts.
2. Dans les contacts en langue française, la situation d’interactions enregistrées s’explique par le fait que les questions abordées lors des interactions relèvent, en grande partie, du droit. Toute action judiciaire est régie par la loi qui exige la qualification exacte des faits ou des infractions, ce qui ne peut se faire qu’en français, langue de la justice. Nous avons observé que, souvent, le déclenchement de la conversation interpersonnelle se faisait en français, soit par la salutation soit par une phrase introductive du genre « je venais vous voir… ».
3. Le lingala se confirme comme langue d’interaction verbale dans les différentes juridictions parce que bon nombre d’interactants impliqués dans la procédure judiciaire l’utilisent comme langue de communication de masse. En dehors de la procédure judiciaire, dans une rencontre interpersonnelle, les interlocuteurs préfèrent s’entretenir en lingala pour mieux se comprendre. Les autres langues nationales interviennent dans les interactions où sont impliqués leurs locuteurs natifs.
4. Les contacts en langues ethniques sont très réduits. Ils n’ont lieu que lorsque leurs locuteurs natifs se rencontrent et veulent garder secrets leurs messages, surtout pour des confidences. Cela est aussi fonction de l’identification des interactants oeuvrant dans une même juridiction.
5. Les contacts entre deux interactants parlant l’anglais sont souvent déclenchés par la salutation dans cette langue. Il s’agit des locuteurs anglophones, d’origine congolaise, qui s’identifient au regard de leurs affinités personnelles ou socioprofessionnelles.
6. 20.884 interactions verbales enregistrées, soit 26,07%, ont pour point focal les contacts effectués entre les membres du personnel judiciaire. Les magistrats sont impliqués dans 45.680 interactions, soit 57,01% de contacts. Lorsqu’il est destinateur (déclencheur de l’interaction), le magistrat effectue 37.511 interactions, soit 46,81%. En revanche, lorsqu’il est destinataire (contacté par les autres interactants), 8.169 contacts (soit 10,19%) sont enregistrés. Ceci s’explique par le fait que le magistrat est la personne la plus fréquentée. Le magistrat a des contacts avec un autre magistrat (M-M), avec un agent de l’administration judiciaire (M-G), avec un avocat (M-A), avec un défenseur judiciaire (M-D), avec un prévenu (M-P), avec un témoin (M-T), avec un visiteur (M-V). En fait, le magistrat est contacté par un des interactants précités (par exemple un avocat, A-M). Cette fréquentation est justifiée par le rôle que jouent les magistrats dans une juridiction, rôle qui les situe au centre des interactions verbales et judiciaires.
7. Les interactions verbales entre les prévenus seuls ou accompagnés par leur conseil (avocat ou défenseurs judiciaires) et le personnel judiciaire sont caractérisées par le respect de la loi, en vue de l’accomplissement de la procédure judiciaire. A chaque étape, le contact entre ces catégories d’interlocuteurs ou d’interactants est permanent et maintenu jusqu’à l’aboutissement de l’action judiciaire en cours d’exécution.
8. Les interactions où sont impliqués les magistrats et les agents de l’administration judiciaire caractérisent les rapports verticaux entre un cadre de commandement qui donne des ordres et un agent d’exécution qui est chargé de les appliquer. La loi règle ce type de rapports qui se concrétisent dans la pratique linguistique. Les interactions M-G et G-M se réalisent entre les interlocuteurs qui ont le français comme langue de contacts. 9,575 contacts confirment cet état de choses dans le vécu judiciaire observé dans les juridictions de Kinshasa. Dans des situations informelles, les magistrats et les agents de l’administration judiciaire, qui s’identifient comme locuteurs des autres langues, utilisent celles-ci comme langues de contact.
9. Lorsque les avocats ou les défenseurs judiciaires communiquent avec les prévenus, les interactions verbales s’effectuent en français, en lingala ou dans les autres langues congolaises indiquées comme langues d’interactions. Par conséquent, connaissant la langue de son client ou celle dans laquelle ce dernier s’exprime aisément, l’avocat ou le défenseur judiciaire opte pour la langue du client et l’utilise comme langue de contacts.
10. Les interactions dans lesquelles sont impliqués les prévenus et leurs témoins (P-T, T-P) se déroulent souvent en langues congolaises (nationales ou ethniques). Ceci est dû au choix de témoins qui est souvent dicté par les relations de proche à proche. Le témoin peut être le voisin lorsqu’il s’agit d’un confit parcellaire.

Les interactions se déroulent autour d’un certain nombre de thèmes. L’étude révèle que les infractions constituent les thèmes principaux des interactions verbales en communication judiciaire. Elles sont au centre de l’action judiciaire. Les prévenus sont poursuivis sur base des infractions commises. La loi stipule que « l’infraction est individuelle ». En vertu de cette disposition légale, le justiciable comparaît personnellement mais il peut se faire assister de son conseil (avocat ou défenseur judiciaire).
Les infractions les plus courantes sont : le vol, le viol, la violation de domicile, l’abus de confiance, l’escroquerie, le conflit de bail, le conflit parcellaire, les coups et blessures, l’extorsion, le faux et usage de faux, l’association de malfaiteurs, le divorce, les injures publiques, l’arrestation arbitraire, le faux témoignage, l’avortement et l’adultère.
Lorsque les interactants évoquent ces infractions, ils utilisent souvent le français et, parfois, les 4 langues nationales (avec traduction de certains termes non compris par les interactants).
Les autres thèmes, qui reviennent souvent dans la communication judiciaire, sont :

1°les salutations : tous les contacts sont établis à partir d’une salutation, que celle-ci soit dite en français, en anglais ou en langues congolaises ;
2°les causeries : elles ont lieu lorsque les membres du personnel judiciaire sont en contact entre eux pour échanger sur des sujets divers, au bureau ou en dehors du bureau. Elles s’effectuent aussi lorsque les membres du personnel judiciaire communiquent avec les avocats ou défenseurs judiciaires qu’ils connaissent, avec les prévenus ou les témoins qui les abordent pour traiter, avec eux, un dossier judiciaire ou échanger sur divers sujets d’actualité, et avec les visiteurs pour traiter des sujets à caractère personnel ou confidentiel ;
3°les renseignements : la demande de renseignements fait l’objet de beaucoup d’interactions. Certains interactants recherchent à obtenir les renseignements sur un problème qui les préoccupent tandis que les personnes contactées (notamment les agents de l’administration judiciaire) les leur communiquent soit directement, soit par voie d’affichage ou par note de service adressée aux personnes concernées.

Les thèmes d’interactions concernant les contacts M-M, M-G et G-M touchent au statut du personnel judiciaire. Celui-ci utilise la langue française dans tous les rapports socio-professionnels relatifs à la verbalisation, à l’audition des prévenus ou des témoins, à l’instruction des dossiers judiciaires, à l’échange d’informations judiciaires, à l’examen des affaires en délibéré.
Lorsque les avocats ou les défenseurs judiciaires interviennent en procédure judiciaire, il se crée les interactions du type A-M, A-D, A-G, A-P, A-T, D-A, D-P, D-M, D-T. Ces interactions impliquent les thèmes qui font objet de leur communication judiciaire : la plaidoirie, la défense de clients, l’échange d’informations judiciaires, le débat en audience publique, l’entretien avec les clients et leurs témoins. Les langues permettent aux interactants de mieux communiquer et de mieux comprendre les messages transmis et reçus.
Ainsi, il existe une dynamique d’interactions attestée à travers les contacts des langues et des personnes qui interviennent en procédure judiciaire, selon diverses situations de communication interactive.

3. La dynamique interactionnelle de la communication judiciaire

Pour répertorier les situations d’interactions, l’enquête par observation nous a permis de relever les interactions suivantes, conformément aux typologies de C. Kerbrat-Orecchioni (1990) et R. Vion (1992).

3.1. Les interactions verbales
3.1.1. La conversation

Elle a été la plus utilisée dans la communication au sein des juridictions judiciaires de Kinshasa. A travers divers contacts entre les interactants, nous avons relevé bon nombre de conversations.
Dans les contacts M-M, M-A, M-D, M-G, M-P, M-T, M-V, la conversation est effective et très active. Le magistrat est au centre de la conversation. C’est lui qui déclenche l’action, en s’adressant à un autre magistrat, un avocat, un défenseur judiciaire, un agent de l’administration judiciaire, un prévenu, un témoin ou un visiteur.

Paraphrasant C. Kerbrat-Orecchioni (1990), nous pouvons retenir que la conversation est la forme la plus commune et essentielle que peut prendre l’échange verbal. Elle se traduit dans les échanges verbaux entre participants à la communication judiciaire.
En effet, dans une conversation, le statut social des participants ne soustrait pas le caractère égalitaire selon lequel, dans une interaction, les participants se comportent comme des égaux. Ils disposent du même ensemble des droits et des devoirs, en tant que sujets conversant.
Nous illustrons cette situation par des conversations ayant des thèmes variés.

Conversation 1

Dans la Cour de Tribunal de paix, le juge président échange avec un autre juge qui l’a assisté lors du procès. Leur conversation était axée sur le déroulement du procès et, surtout, sur la prestation d’un avocat dont l’expression française laissait à désirer.
Voici comment le juge président s’est exclamé : « Quelle race d’avocats avons-nous maintenant ? De quelle université proviennent-ils ? »
Et son collègue d’ajouter : « Ils sont ressortissants d’universités périphériques qui pullulent à Kinshasa ».
Cette conversation s’est déroulée exclusivement en français. Le thème exploité concernait l’action judiciaire, l’expression langagière d’un avocat.

Conversation 2

Elle porte sur l’échange d’informations entre deux visiteurs venus d’autres communes de la ville de Kinshasa à la recherche des renseignements sur leurs enfants qui ont été incarcérés dans un cachot de la police, et qui seraient transférés au Parquet de Grande instance de N’Djili. En résumé, leur conversation se présente comme suit, en lingala :
Visiteur 1 : Mwana nanga amonani te mikolo mibale. Moto mokote azali kopesa nga nsango na ye.
Visiteur 2 : Oyebi, oyo yanga mwana asali mposo mobimba. Nazali kaka kobeta ba tours awa. Nsango moko te yaye.

Traduction française

Visiteur 1 : Je ne vois pas mon enfant, il y a deux jours. Personne ne m’informe à son sujet.
Visiteur 2 : Tu sais, mon fils a fait une semaine. J’ai fait autant de tours ici, pas aucune nouvelle le concernant.
Il y a lieu de noter que les deux visiteurs ont opéré un choix libre de la langue de conversation, le lingala. Curieusement, leur conversation tourne autour de la recherche de leurs enfants. Il s’agit de « demande de renseignements ».
Toutes ces conversations sont spontanées. Elles se déroulent dans un temps limité. Il s’est avéré que les participants à une conversation sont décontractés et libres de poser des actes du langage.

3.1.2. La régulation de l’action

Ce type d’interaction se déroule dans des situations d’un procès judiciaire en cours d’exécution. C’est le juge président qui est le régulateur de toutes les actions judiciaires dans cette situation. Il a la police du débat et régule le procès en conformité avec la loi, le droit et les obligations en matière procédurale.
Dans le procès Chebeya relatif à l’assassinat, en 2010, de l’activiste de droits de l’homme et président de l’ONG la Voix des Sans Voix monsieur Floribert Chebeya et de son chauffeur monsieur Bazana, le juge président insiste sur le fait que John Numbi n’intervient au procès que comme un renseignant, contrairement à l’opinion des avocats qui proposent qu’il soit entendu comme prévenu. Le juge président finit par imposer son avis et maintient sa position dans la suite du procès. Ainsi, John Numbi sera entendu comme renseignant en sa qualité de Chef de la police nationale congolaise. Il va se défendre seul soutenant qu’il a agi selon son statut et les responsabilités qui lui sont confiées pour garantir la sécurité des personnes et de leurs biens sur toute l’étendue du territoire national.
Le juge président déclare ceci : « Nous avons dit : « renseignant » et vous ne devez qu’admettre ce terme que nous pensons plus explicite. Sinon, je vous retire la parole. Que le renseignant passe à la barre pour éclairer la Cour ».

3.1.3. Les interactions à structure d’échange

Elles donnent la possibilité aux participants à une communication judiciaire d’intervenir comme énonciateurs. Il y a échanges bien structurés dans la mesure où les interactants sont obligés de se soumettre aux instructions du juge président. La communication s’effectue dans la langue de choix des participants.
Dans la pratique sociolinguistique comme dans la pratique judiciaire, l’étude a répertorié d’une part, la communication endolingue lorsque les participants utilisent la langue congolaise ou les langues congolaises de leur choix ; et d’autre part la communication exolingue quand les participants utilisent une langue ou des langues qui ne sont pas de leur terroir (une langue étrangère ou une langue congolaise différente de la langue maternelle).
Cette situation est caractérisée par l’utilisation d’une langue congolaise (nationale ou vernaculaire) et par l’utilisation du français (langue officielle et langue de la justice congolaise). Les interactions à structure d’échange ont été observées, entre autres, dans le procès Boteti relatif à l’assassinat, en 2008, de monsieur Daniel Boteti, ancien vice-président de l’Assemblée provinciale de la ville de Kinshasa, le juge président ouvre l’audience en français, puis il la poursuit en lingala lorsqu’il auditionne le prévenu Ilunga Kabuya Fidèle alias Moto ya Katanga. Ce dernier ayant choisi de s’exprimer en lingala.
Il y a donc usage de deux langues : le français et le lingala dans une interaction à structure d’échange. Dans un jeu de questions-réponses, le juge président effectue une interaction où l’échange est bien structuré.

3.1.4. Les interactions complémentaires

Elles se développent en fonction des rapports de places complémentaires caractérisées par des inégalités. Celles-ci renvoient à la position haute, celle du juge président, et à la position basse, celle des autres intervenants dans un procès judiciaire. Ceci se justifie par le fait que le juge président a la préséance sur les autres participants au procès judiciaire.

Nous avons repéré les interactions complémentaires dans les rapports qui s’établissent entre les membres du personnel judiciaire. Elles apparaissent dans les contacts de la manière suivante :
- Procureur-Substitut du procureur-Juge ;
- Magistrat-Agent de l’administrateur judiciaire ;
- Juge Président - autres juges du siège.

3.1.5. Les interactions systémiques et de situation

Elles font intervenir des règles sociétales dans des systèmes organisés, comme la justice congolaise, et dans des situations de communication judiciaire.
Elles se caractérisent par des contacts impliquant le choix des langues de communication, suivant les situations d’interactions observées en procédure judiciaire.
Dans le procès Chebeya, nous avons relevé une interaction systématique et de situation. Interrogeant la policière chargée de protocole à l’Inspection Générale de la Police nationale congolaise, le juge président voulait se rendre compte si les règles protocolaires avaient été respectées le jour du rendez-vous réservé à Floribert Chebeya par l’inspecteur général de la police nationale congolaise. Quelle a été la suite lui réservée ?
Voici comment la policière se défend : « Moi, j’enregistre dans le cahier les demandes d’audience. Si le chef autorise, je signale à la personne et j’indique l’heure. Quand, c’est après le service, je laisse le cahier et les audiences sont suspendues à moins que le chef demande à certains visiteurs d’attendre ». (Procès Chebeya, 2010).

3.1.6. Le dialogue

Pour C. Kerbrat- Orecchioni (1990 : 116) le dialogue est une interaction à deux participants ; le trilogue, une interaction à trois participants et le polylogue, une interaction à n participants (à participants multiples).
Dans des situations d’interactions en communication judiciaire, nous avons enregistré des cas où plusieurs personnes qui participent à un dialogue constituent un groupe d’individus en aparté échangeant sur des sujets divers. Ils sont en situation de concertation avant le procès. Dans ce dialogue interviennent le prévenu, son avocat, son témoin et certains membres de sa famille.
Tous ces échanges constituent un polylogue ou plurilogue consistant en des dialogues en chaîne sur un ou plusieurs sujets qui préoccupent les participants. Ce polylogue aboutit toujours à un compromis. Le plurilogue observé dans la communication judiciaire confirme l’existence d’une interaction communicative et d’une dynamique interactionnelle.

3.1.7. La discussion

Elle est un type particulier d’interactions comportant une dimension argumentative. A travers la discussion, les participants à un procès judiciaire visent à convaincre les juges et à poser l’antithèse au camp opposé, dans le but de gagner le procès.
Ainsi, dans la pratique judiciaire et dans la pratique sociolinguistique, les discussions sont régulées par le juge président qui a la police du débat.
Nous avons enregistré la discussion suivante, elle est orientée et recadrée par le juge président. Lors d’une audience du Tribunal de Paix de Kinshasa-Assossa, deux camps assistés par leurs conseils respectifs se lancent dans une discussion acharnée :
- Mon client a raison, vous devez réparer en payant les dommages et intérêts (Avocat 1).
- Confrère, vous défendez l’indéfendable. Votre client est noyé pour avoir commis cette infraction : c’est un escroc de longue date (Avocat 2).
Pour mettre fin à cette discussion, le juge président s’exprime en ces termes : « Trêve de discussion. C’est moi qui ai la police du débat-suivi je vous congédie tous ».

3.1.8. Le débat

En tant qu’interaction, le débat est une discussion plus organisé se déroulant dans un contexte précis. Concrètement, un débat judiciaire est une interaction qui s’effectue dans un procès où interviennent les juges, le ministère public, les prévenus, les avocats et défenseurs judiciaires, ainsi que les témoins.
Nous avons relevé les situations de débats judiciaires enregistrés dans les procès Boteti et Chebeya. Ces débats judicaires étaient très houleux entre les parties en présence, surtout entre les avocats de la défense et le ministère public d’une part, et d’autre part, entre les avocats de chacune des parties en conflit. Les débats se déroulaient en français et en lingala.

En effet, tous les procès que nous avions enregistrés étaient axés sur les débats judiciaires. Sans débats, le procès n’a pas sa raison d’être. C’est ce qui donne à l’audience de l’électricité, donc un sens et chaque interactant est appelé à jouer son rôle en participant activement au débat judiciaire. Un autre débat qui n’est pas judiciaire porte souvent sur diverses questions qui ne concernent pas la justice, surtout pas le procès en audience publique. Dans ce cas, il s’agissait d’un débat libre où étaient impliqués d’autres intervenants. Ce débat libre se déroule souvent en dehors de la salle d’audience.

3.1.9. L’entretien

L’entretien est une interaction verbale qui constitue un enjeu important entre deux participants à statut social différent.
Les différents entretiens enregistrés en procédure judiciaire s’effectuent à travers les contacts M-P ; M-A ; M-D ; M-T ; A-M ; A-P ; A-T. Ces entretiens ont pour objectif d’obtenir des informations nécessaires pour une bonne argumentation judiciaire et pour éclairer les juges. Souvent, ces entretiens se déroulaient à huit clos, mais les sujets abordés cadraient avec le procès judiciaire. De la sorte, l’intervieweur et l’interviewé coopèrent à la structuration de l’échange et à la mise en place d’une stratégie de communication interactionnelle. Cette coopération contribuait dès lors à la réussite de l’action judiciaire initiée par la juridiction concernée.

3.2. Les interactions non verbales

De prime abord, il convient de noter que les interactions non verbales sont traduites par les gestes, les symboles, les rituels qui caractérisent la communication judiciaire. E. Goffman (1974 :49) utilise l’expression rites d’interactions pour traduire ces rituels contenant les éléments inhérents aux interactions sociales.
Lors de l’enquête menée dans les juridictions de Kinshasa, les interactions non verbales ci-dessous ont été répertoriées.

3.2.1. Les gestes

Dans la communication judiciaire, les gestes jouent un rôle important dans la compréhension du message. Les gestes servent aussi d’indications du lieu de la commission d’une infraction.
Dans la plupart des cas, les gestes s’accompagnent toujours des paroles ou des symboles qui rendent l’interaction très explicite. Les coups de marteau donnés par le juge président sur la table marque instauration de l’ordre, l’exercice du pouvoir, la régulation de l’action en cours.
Sur le plan de la communication, c’est pour attirer l’attention de l’auditoire. Ceci marque aussi le rituel qui s’effectue dans le déroulement d’un procès judiciaire. Il s’agit dans ce cas d’une interaction mixte.

3.2.2. Les symboles

Le symbole caractérise au plus haut point la communication judiciaire dans ce sens que la communication judiciaire est de par sa nature symbolique.
La symbolique occupe une place de choix dans la communication judiciaire où les interactions sont très perceptibles. Les symboles donnent une visibilité aux actions judiciaires. Les juridictions congolaises utilisent la balance qui symbolise l’équité. Elle permet d’identifier le personnel judiciaire et de rendre visible les sièges des juridictions judiciaires, les véhicules des magistrats, des avocats et du ministère de la justice et garde des sceaux.

3.2.3. La tenue vestimentaire

Elle permet de distinguer d’une part, les magistrats en indiquant leur appartenance à une juridiction spécifique, la toge, et d’autre part, la tenue des détenus et des prisonniers sont souvent en survêtement de couleurs bleue et jaune. Les avocats sont en toges noires avec bandes blanches.

3.2.4. Le rituel

Le rituel est au coeur de la communication judiciaire. Il est manifeste et effectif dans l’action judiciaire. Dans une juridiction militaire, tout commence par les honneurs réservés au juge président. Le soldat qui le reçoit adresse les paroles suivantes : « Mon Général, la cour est prête à vous accueillir pour l’audience de ce jour, à vos ordres ». Il y a une routine qui s’instaure dans le rituel d’une communication judiciaire.

Conclusion

L’étude des situations d’interactions observées dans les juridictions de Kinshasa a démontré que les interactions, verbales et/ou non verbales, dominent dans toutes les situations de communication judiciaire. Ce qui nous amène à confirmer que la communication judiciaire est interactive. Dans la pratique sociolinguistique, les interactions enregistrées attestent l’existence des paroles échangées par des personnes impliquées dans la communication judiciaire. Il s’agit des échanges linguistiques libres et quelques fois contraignantes au regard de la loi.
En procédure judiciaire, la conversation a été fréquemment observée dans les situations hors audience, lorsqu’interviennent des personnes impliquées ou non dans un procès.
Bien plus, l’analyse des situations d’interactions nous a permis de découvrir l’existence des interactions argumentatives, des interactions narratives et des interactions descriptives. Ce qui implique que l’argumentation, la narration et la description des faits en procédure judiciaire sont des aspects importants qui caractérisent la communication judiciaire. Les interactions non verbales sont attestées dans l’utilisation des gestes, des mimiques, des symboles, des rituels ainsi que dans la posture, la tenue et le positionnement des interactants.
Il se développe ainsi une intense interactivité et une dynamique interactionnelle au sein des juridictions judiciaires de Kinshasa. La dynamique des interactions renvoie essentiellement à la dynamique plurilingue.

Bibliographie

- GOFFMAN, E., 1974, Les rites d’interaction, Paris, Edition de Minuit.
- GUMPERZ, J.J., 1989, Sociolinguistique interactionnelle. Une approche interprétative, Paris, L’Harmattan.
- . KERBRAT-ORECCHIONI, C., 1990, Les interactions verbales, 3 vol., Paris, Armand Colin,
- LAMIZET, B., 1992, Les lieux de la communication, Liège, Edition Pierre Mardaga.
- VION, R., 1992, La communication verbale. Analyse des interactions, Paris, Hachette.
- KUZAMBA KIABWA, W., 2021-2022, La communication judiciaire dans les parquets, cours et tribunaux de Kinshasa. Analyse sociolinguistique, Thèse de doctorat en Lettres et Civilisation Françaises, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université de Kinshasa.

Par Willy KUZAMBA KIABWA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024