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LES ESPACES ROMANESQUES CHEZ KAMA SYWOR KAMANDA
THE SPACES IN KAMA SYWOR KAMANDA'S NOVELS

Célestin NGABALA BUBENGO1
celestinngabala@gmail.com

Résumé

Kama Sywor Kamanda n’est pas que conteur, dramaturge, poète, essayiste. Il est également romancier. Il compte à son actif actuellement quatre romans. La préoccupation de cet article consiste à examiner les cadres dans lesquels il a casé les actions de trois d’entre eux. A-t-il choisi de faire dérouler celles-ci dans un univers imaginaire ou, au contraire, dans des espaces concrets ? L’étude de ces trois romans, retenus comme corpus, permettra de répondre à cette question.

Mots clés : espace, création romanesque.
Reçu le : 27 février 2024
Accepté le : 13 juin 2024

Summary

Kama Sywor Kamanda is not just storyteller, playwright, poet, essayist. He is also a novelist. He currently has four novels. The pre-occupation of this article consists in examining the frameworks in which it has set the actions of three of them. Did he choose to have these unfold in an imaginary universe or, on the contrary, in concrete spaces? The study of these three Romans, retained as corpus, will answer this question.

Key words: space, romantic creation
Received : February 27th, 2024
Accepted : June 13th, 2024

Introduction

Kama Sywor Kamanda est polyvalent. Aucun genre littéraire ne lui échappe. Il est aussi bien conteur, poète, dramaturge, essayiste que romancier.
Mais le présent article s’appesantit sur le romancier qui a, à son actif, quatre romans, à savoir Lointaines sont les rives du destin, La Traversée des mirages, La Joueuse de Kora et L’Insondable destin des hommes.
Par définition, le roman est une oeuvre d’imagination en prose, qui présente des faits, des êtres et des lieux qu’elle donne le plus souvent comme réels.
Mais, tel qu’il est pratiqué par la plupart des romanciers africains, la part de l’imagination y est minime à côté de celle qu’occupe le réel. Le romancier africain est généralement réaliste. Jouant la plupart du temps le rôle de témoin, il recueille la matière de son roman dans la situation qu’il a sous les yeux.
Kama Sywor Kamanda fait-il exception à cette tendance réaliste ? A travers trois de ses romans, à savoir Lointaines sont les rives du destin, La Traversée des mirages et L’Insondable destin des hommes, nous nous proposons d’étudier ses espaces de création romanesques afin de vérifier s’ils relèvent de l’imagination ou du réel.

Les espaces de création romanesques de Kama Sywor Kamanda

Habituellement, pour se mettre à l’abri des poursuites judiciaires ou de soupçons, les écrivains préviennent les lecteurs dans l’Avertissement que le cadre, les personnages et les événements racontés dans leurs romans ou récits relèvent de l’imagination et que toute ressemblance avec les personnes ou les situations réelles est fortuite.
Nous prenons, à titre d’illustration, trois écrivains et leurs oeuvres :

1. Kadima-Nzuji Mukala, dans La Chorale des mouches, écrit dans l’Avertissement : « Mes personnages sont nés de l’imagination. Les événements racontés aussi. Dans ce livre, tout n’est que mensonge. N’espérez donc pas y trouver une quelconque ressemblance avec des personnages réels ou avec des événements historiques. Si ressemblance il y a, elle est le fait du pur hasard. Mon souhait est que, pour paraphraser Louis
Aragon, le « menti dans le roman » permette de montrer le réel de l’Afrique dans sa nudité. »

Bien qu’il camoufle le pays cadre de l’action de son roman en utilisant le pseudonyme de « Kulâh », la toponymie aussi bien que l’anthroponymie le révèlent au lecteur avisé. Il s’agit du Zaïre, sous Mobutu Sese Seko. Les éléments toponymiques suivants, choisis parmi tant d’autres, indiquent qu’il s’agit bien de ce pays :
- le collège Saint Ignace de Loyola existe bel et bien à Kiniati dans la province du Kwilu. Il était dirigé à l’époque par la compagnie de Jésus. L’auteur y a, du reste, fait ses études secondaires.
- Maluku est l’une des 24 communes de Kinshasa.
- La Rwashi, tout comme Katoka, sont deux communes respectivement de Lubumbashi et de Kananga
- Rwenzori est un massif montagneux à la frontière entre la RDC et l’Ouganda, etc.

2. Prosper Gubarika wa Mudiwamba Vanella, dans L’As rassis, précautionneux, lui aussi, avertit ses lecteurs en ces termes : « Le récit qui suit, ni de loin ni de près, ne devrait être paresseusement et hâtivement rapproché de quelques faits réels, connus ou supposés telle (sic). On est en 2024 ! Sans ruse. Ses intrigues, personnages, lieux, temps, espace, etc. ne sont donc que le pur fruit d’une imagination osée, enfiévrée par l’inacceptable présent de gâchis. Il serait esthétiquement correct qu’il soit lu, aujourd’hui en priorité comme telle (sic). Demain, après 2024, les homologies faciles ! Demain les types ! » (p. 10).

Ce roman, publié en 2017, nous projette en 2024. L’action se déroule dans un pays dont l’auteur tait le nom et qu’il désigne simplement par « La République ». Mais, malgré ce désir de le falsifier, certains indices, qui ne trompent pas, guident le lecteur à le reconnaître aisément. Entre autres, l’extrait suivant du roman : « dresser nos fronts longtemps courbés et, par le labeur, bâtir un pays plus beau qu’avant » (p. 9) ne peut échapper à la compréhension du lecteur congolais qui y reconnaît un passage du texte de l’hymne national de son pays. On en déduit que le cadre de l’action du roman de Prosper Gubarika est la République démocratique du Congo.
En outre, le commentaire que l’auteur fait de cet extrait dévoile qu’il s’agit bien de la RDC : « Ces mots du chant d’honneur constituent le sel, le souffre et le mercure de la transmutation de la société congolaise ! » (p. 10).

3. Hubert Kabasubabu Katulondi, dans Kinshasa. La dernière explosion n’aura pas lieu, lui aussi prévient les lecteurs sur le caractère imaginaire de son récit : « Ce récit est une oeuvre d’imagination. Les situations et les personnages portés par ces lignes n’ont donc, aucun rapport avec la réalité de la RDC. Aussi, selon la formule consacrée, toute ressemblance avec femmes et hommes ayant réellement existé ne serait que pure coïncidence. » (p. 6)

Ici, l’auteur fait semblant de prendre ses distances vis-à-vis de la RDC. En réalité c’est de ce pays qu’il s’agit, mais il le présente au futur. Son récit se déroule, en effet, à Kinshasa, en 2027.
Contrairement à ces trois romanciers et d’autres précautionneux, Kama Sywor Kamanda ne fait précéder ses romans d’aucun avertissement aux lecteurs. Il n‘a cure de précautions ni des conséquences qui pourraient découler de ses écrits. Il refuse de caser les intrigues de ses romans dans un univers imaginaire. L’imagination y occupe peu de place. Leurs cadres sont bien identifiés. Tout se passe en République démocratique du Congo, qu’il nomme sans ambages, contrairement à Kadima qui l’appelle « Le Kulâh ». C’est le tableau réel de la société congolaise qu’il peint, sans y aller par quatre chemins, même s’il recourt, dans certains romans, au jeu de mots pour falsifier l’identité de certains acteurs sociopolitiques morts ou vivants. Son choix en faveur du réalisme ne serait-il pas le corollaire de sa littérature engagée qui vise à éveiller les consciences !

Dans Lointaines sont les rives du destin, le pays cadre de l’action n’est certes pas mentionné. Cependant il est facile à reconnaître grâce aux noms des personnages et aux aspects culturels évoqués. Les anthroponymes orientent le lecteur vers une contrée précise de ce pays, à savoir le Kasaï. Les noms tels que Ndaya, Kalala, Ntumba, Diba, Muadi, Bintu, Kanku, Kabeya, etc. se retrouvent régulièrement dans l’espace kasaïen, principalement luba.
Certaines pratiques culturelles rencontrées dans ce roman évoquent la culture luba :

1. « Le cibindi » que l’auteur explique comme une « coutume bantoue qui consiste à punir l’adultère d’une épouse par les moyens occultes. » (p. 10), existe certainement chez d’autres peuples bantous. Mais l’appellation « cibindi » est en ciluba.
2. Il en est de même de « Moukici » qui signifie en ciluba « âme perdue qui hante la terre à la recherche d’un corps afin de renaître à défaut de se réincarner » (p. 51).
3. « Le kasala », « complainte nostalgique bantoue qui loue les mérites d’une personne » (p. 113). Même si l’auteur généralise, en attribuant cette pratique aux Bantous, nous savons qu’elle est en réalité le propre des Luba.
4. « Le ciondo ou tshiondo » sont deux termes luba pour désigner « un instrument de musique bantoue, composé d’un tronc d’arbre sec d’un mètre environ, vidé dans le fond par un creux central sur le côté, par lequel on frappe avec deux bâtons pour en tirer des sons vibrants. » (p. 145).
5. L’évocation de l’empire Kuba (p. 94) est un repère de plus qui montre qu’on est bien dans l’ancienne province du Kasaï. Les Kuba sont, en effet, un des peuples qui y habitent.

Le même refus de camouflage du pays cadre de sa création romanesque est également pratiqué dans La Traversée des mirages. Le récit se déroule dans le pays appelé République démocratique du Congo, entre le village Bambala, dans le Kasaï, d’où Dinanga le narrateur est originaire, et Kinshasa, la capitale, qu’il atteint avec le discret désir de devenir président de la République.
La province du Kasaï, d’où l’auteur est originaire, a, une fois encore, sa préférence dans le choix de son espace de création romanesque. Elle est reconnaissable à travers les noms des personnages : Dinanga, Mujinga, son épouse, Mbuyi Tshanda, sa mère, Mukenge Kasongo, son père, Muteba, un ami, Mpiana, le nouveau mari de Mujinga, Isis Madiya, la nouvelle épouse de Dinanga, Kalamba Mangole, le premier Ministre du pays. Ce sont tous des noms luba.

D’autre part, les noms tant des orchestres que des musiciens congolais que l’auteur cite sans feinte, fixent, à n’en point douter, le cadre de l’action en RDC : Zaiko, Wenge musica, OK Jazz, Papa Wemba, Lutumba Simaro, Tabu Ley, Pépé Kallé, J.B. Mpiana, Werasson et Kofi Olomidé.
Même si Kama Kamanda falsifie les noms des acteurs politiques, le lecteur congolais n’éprouve aucune peine à les reconnaître : Nkolo Mboka, le président de la République qui a dirigé le pays 32 ans durant, évoque Mobutu Sese Seko qui, en raison de sa pérennité au pouvoir, l’a transformé en monarchie républicaine. Bozo, l’oncle de Nkolo Mboka, rappelle Bobozo Louis de Gonzague, l’oncle de Mobutu qui fut commandant en chef de l’armée congolaise de 1965 à 1972. Kanda Longo, le tombeur de Nkolo Mboka, évoque Laurent-Désiré Kabila, le rebelle qui a renversé Mobutu.

Les problèmes exposés et les situations que l’auteur dénonce sont ceux que le Congo Kinshasa a vécus sous les présidents Mobutu et Kabila père, à savoir l’accession au pouvoir, non par la voie des élections libres et démocratiques, mais par la force, le culte de la personnalité, l’exercice personnel du pouvoir, le tribalisme, le népotisme, le musèlement de l’opposition, la confiscation des libertés personnelles, etc.
Dans son dernier roman intitulé L’Insondable destin des hommes, Kama Sywor Kamanda ne fait pas non plus mystère du nom du pays cadre de l’action. Le narrateur ne s’embarrasse pas de le désigner : « Malgré ses immenses richesses naturelles, notre pays, le Congo, n’offrait ni la paix ni la prospérité à ses enfants. » (p.10).

Ici, davantage que dans ses précédents romans, il se montre très percutant quand il évoque la situation sociopolitique de ce pays. Les événements historiques récents sont traités sans ambages, en citant nommément les acteurs politiques morts ou vivants, notamment l’assassinat de Laurent-Désiré Kabila, l’allusion au général Numbi, accusé de l’assassinat d’un militant des droits de l’homme, le prétexte de la chasse aux Hutus rwandais pour justifier le massacre des millions congolais (p. 47), le pillage des ressources naturelles du Congo par les Chinois, sans contrepartie : « Que pensez-vous du prêt chinois à la République démocratique du Congo, qui a été confisqué par les parrains étrangers du président, alors que le pays n’a jamais eu de contrepartie, tandis que les Chinois, au nom dudit contrat, pillent le Congo sans vergogne » (p. 43), le désastre écologique provoqué par l’abattage des arbres millénaires et la destruction de toutes les forêts primaires (p. 43), la prédation des minerais congolais par le Rwanda « devenu le premier exportateur de coltan, d’or et de nickel, et la Belgique, le plus grand exportateur de diamant , alors que l’un comme l’autre pays ne sont pas producteurs de ces minerais.» (p. 135-136), le génocide congolais et l’indifférence totale de la communauté internationale : « Malgré dix millions de morts, cela ne suscita pas d’émotion dans la communauté internationale » (p. 29) ; indifférence que les Médecins Sans Frontières avaient, déjà en 2002, stigmatisée dans un recueil de témoignages publiés sous le titre RD Congo. Silence on meurt. Récemment encore, en avril 2023, avec Holocauste au Congo. L’omerta de la communauté internationale. La France complice ? Charles Onana y est revenu en ces termes angoissants : « Plus de 10 millions de morts, 500.000 femmes violées…et toujours le silence. Jusqu’à quand ? »

L’Insondable destin des hommes est un roman très réaliste. Kama Sywor Kamanda y dénonce, comme témoin, la situation du Congo qu’il a sous les yeux. Son engagement vise à éveiller la conscience de ses compatriotes, les inciter à réagir et ainsi éviter d’être accusés de complicité dans les malheurs qui s’abattent sur leur pays. « Il est temps que les Congolais se forgent un esprit combattif pour triompher du malheur et de leurs ennemis visibles et invisibles », s’exprime-t-il par Kisimba Ngoy, un ancien ministre congolais de la justice. Ainsi, pour évoquer les malheurs du Congo, il n’hésite pas à appeler un chat un chat, là où les autres écrivains usent de camouflage pour parler des personnes et des situations. Comme un commentateur anonyme de ce roman l’écrit avec raison, « Quand l’histoire officielle est falsifiée, la littérature a le devoir d’introduire la vérité dans la fiction. » (http//www. Babelio. Com)

Conclusion

Certes, Kama Kamanda vit en exil au Luxembourg où il est établi depuis 1998. Mais cet éloignement physique n’entame en rien son attachement au Congo, son pays natal. Ce natif de Luebo a le Congo dans son coeur. Il vit au quotidien dans son corps et dans son âme profonde le drame du Congo et de ses compatriotes. Aussi, se sert-il de sa plume pour dénoncer, réclamer justice et réparation mais aussi éveiller les Congolais, les pousser à se dresser tous ensemble comme un seul homme contre la politique menée dans le pays, juguler la malédiction des ressources naturelles, le pillage de celles-ci et le génocide qui en découle.

A la manière d’Honoré de Balzac qui a considéré la société française de son époque comme l’historien alors que lui-même allait en être le secrétaire (Avant-propos de La Comédie humaine), Kama Sywor Kamanda joue le rôle de secrétaire de la société congolaise contemporaine qui lui offre la matière de ses romans. Son choix de la littérature engagée le pousse à caser leurs intrigues dans un univers concret, réel, à savoir la République démocratique du Congo.

Bibliographie

1. Kama Sywor Kamanda
- Lointaines sont les rives du destin, Sarrebruck, Editions universitaires européennes, 1994, (2019 réédition).
- La Traversée des mirages, Lausanne, Editions L’Age d’Homme, 2006,
- L’Insondable destin des hommes, Lausanne, Editions universitaires européennes, 2018.
2. Kadima-Nzuji Mukala, La Chorale des mouches, Paris, Présence africaine, 2003.
3. Gubarika wa Mudiwamba Vanella, Prosper, L’As rassis, Kinshasa, Exibook, 2017.
4. Kabasubabu Katulondi, Hubert, Kinshasa. La dernière explosion n’aura pas lieu, Paris, L’Harmattan, 2006.
5. Médecins Sans Frontières (MSF) ; RD Congo. Silence on meurt, Paris, L’Harmattan, 2002.
6. Onana, Charles, Holocauste au Congo. L’omerta de la communauté internationale. La France complice ? Paris, Editions de l’Artilleur, 2023.
7. Balzac, H, La Comédie Humaine,1842-1848.

Webographie

- http // www. Babelio. Com, consulté le 30 décembre 2023, à 11h.
 

Par Ngabala Bubengo Célestin, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024