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IDEOLOGIE ET ESTHETIQUE LITTERAIRE DANS LE CERCLE DES TROPIQUES
D’ALIOUM FANTOURE.
IDEOLOGY ANS LITERARY AESTHETICS IN
LE CERCLE DES TROPIQUES BY ALIOUM FANTOURE

Raphaël NUMBI KYOSE*
raphaelnumbi44@gmail.com

Résumé

Le Cercle des Tropiques est, sans doute, un thriller politique dans lequel la dénonciation des tares et excentricités du régime despotique instauré à l’orée des indépendances africaines polarise la trame que l’écrivain guinéen, Alioum Fantouré, expose à la censure du lectorat virtuel. C’est de cette intrigue que nous nous évertuons à dégager la prégnance idéologique que dissimule la mise en forme littéraire qui consacre la littérarité de ce best-seller comme maillon indéniable de la littérature négro-africaine.

Mots clés : Idéologie, postcolonialité, indépendance, marxisme, littérarité.
Reçu le : 30 septembre 2023
Accepté le : 7 décembre 2023

Abstract

The Circle of the Tropics is, without doubt, a political thriller whose denunciation of the defects and accentricities of the despotic redime established on the cusp of African independance polarizes the plot that the Guinean writer, Alioum Fantouré in this case, exposes to censorship virtual readership. It is from this plot that we strive to extract the ideological significance hidden by the literary format which establishes the literatiness of this best-seller as an undeniable link in Negro-African literature.

Key words: ideology, postcoloniality, independence, Marxism, literariness.
Received: September 30, 2023
Accepted: December 7, 2023

Introduction

Lorsqu’on essaie de décortiquer l’intrigue de Le Cercle des Tropiques, il ne fait aucun doute que la prégnance d’une thématique sociopolitique prédomine. Ce roman recèle toutes les thématiques que les écrivains du chaos et leurs successeurs, des années 1970-1990, ont explorées à l’aube des indépendances africaines. Et dans cette oeuvre magistrale d’Alioum Fantouré, nous pouvons énumérer quelques-unes de ces thématiques parmi lesquelles la mégalomanie, la corruption de l’homme par le pouvoir ou celle du pouvoir par l’homme, les fondements et l’exercice du pouvoir dictatorial ou de la tyrannie, l’éthnicisme, la gestion gabégique, le Parti unique, l’oppression du peuple, le bâillonnement et les atteintes aux droits humains, bref tout ce qui fait le décor d’un régime autocratique.
Parmi les mobiles qui nous ont poussé à jeter notre dévolu sur ce roman, il faut souligner le fait que Le Cercle des Tropiques est un roman rénovateur dans le giron de l’histoire littéraire africaine, d’autant plus que l’auteur se dérobe à cette thématique, leitmotiv de l’anticolonialisme, dans cette mouvance de nouvelles indépendances africaines, où la veine de la plupart des écrivains d’antan fut quasiment axée sur la critique acerbe des affres de la colonisation. Ce premier roman d’Alioum Fantouré est une fresque de thèmes certes, dont la trame intrinsèque s’avère être une critique virulente contre les régimes despotiques issus des indépendances. Pour illustration, Jacques Chevrier certifiera que :
« Au lendemain de l’indépendance on a continué à faire une littérature critique, de contestation, mais la cible a changé : au lieu que ce soit le colonialisme, ce sont les nouveaux maîtres… » (J. Chevrier, 1974 : 67).
A l’aune de cette assertion, l’on peut attester qu’Alioum Fantouré, à l’instar de Tchicaya U tam’si qui s’est insurgé contre le culte du passé, se démarque de ses pairs par la spécificité de la thématique de son oeuvre qui enclenche le premier procès contre les tyrannies tropicales consécutives aux indépendances des Etats africains postcoloniaux. La narration fustige les tares dues à l’instauration du régime oligarchique de Baré Koulé, le Messie Koi, le premier président de la jeune République des Marigots du Sud, dont Porte Océane est la capitale. A titre documentaire, les années 1960-1980 sont une période charnière pendant laquelle la plupart des Etats africains ont accédé à l’Indépendance, notamment la Guinée Conakry de Sékou Touré dont les traits transparaissent dans le personnage de Baré Koulé, l’archétype des potentats africains.
Le Cercle des Tropiques est une mosaïque à travers laquelle l’on peut aisément reconnaître la cohorte des Etats africains postcoloniaux qui furent en proie aux pouvoirs tyranniques de nouveaux maîtres, notamment le Zaïre, le Cameroun, la République Centre-Africaine, etc. En effet, le dénouement de cette affabulation est subversif, car Baré Koulé, sauveur des Marigots du Sud, fut évincé du trône par un putsch orchestré par le général d’armée Baba-Sanessi et son confident le colonel Fof. Tous deux furent membres tacites du Club des Travailleurs. Et de connivence avec Malekê, Mellé Houlé, Monchon et leurs camarades du Club, ils ont ourdi un complot contre la tyrannie de Baré Koulé. Cette conspiration avait abouti à la déchéance de Messi-Koi, dont le héros fut Bohi Di.
Deux phases sous-tendent cette analyse, dont la première porte sur le décryptage de l’idéologie que secrète l’intrigue du roman. Cette fibre idéologique sera appréhendée à travers la constellation des thèmes abordés dans ce roman, qui rapporte l’histoire de l’indépendance de la République démocratique des Marigots du Sud. Le récit culmine sur le procès intenté à « l’indépendance » dont les griefs sont les suivants : l’instauration d’un Parti Unique qui a pour but de museler toutes les libertés. D’où la démolition de la démocratie, l’impéritie notoire des affidés kois que le régime a choisis pour leur allégeance au pouvoir koisme, la prolifération des arrestations arbitraires couplée des assassinats crapuleux dont les victimes sont souvent inculpées et condamnées sans preuve évidente, etc. Tous ces motifs racolés ayant entamé la quiétude de la population des Marigots du Sud, ont suscité bien des initiatives de résilience dont le regroupement dans des corporations, notamment le Club des Travailleurs pour lutter contre l’oppression. C’est cela qui nous permettra de dégager l’idéologie qui imprègne la trame de ce roman. Cette corporation de Club des Travailleurs dont Monchon, pétri des convictions marxistes, tenait les rênes avait combattu les dérives du régime tyrannique de Baré Koulé. Tandis que la deuxième phase sera articulée autour de l’esthétique littéraire mise en oeuvre par l’écrivain en vue de l’insertion poétique de son roman dans la filiation des oeuvres littéraires africaines de renom.

La chronique guinéenne

Alioum Fantouré, de son vrai nom Mohamed Touré, est né en 1938 à Forécariah, en République de Guinée. Le Cercle des Tropiques est son premier roman publié aux Editions Présence Africaine en 1972. La trame du roman est établie sur deux piliers, en l’occurrence Porte Océane et Le cercueil de zinc. Bohi Di dont le nom signifie, Fils de la terre, est le protagoniste de ce roman. En démiurge subtil, l’écrivain a déployé l’intrigue dans un univers imaginaire africain appelé la République des Marigots du Sud. Après le départ des Toubabs et l’octroi de l’indépendance, le pays devient la République démocratique des Marigots du Sud dont Porte Océane est la capitale dirigée de main de fer par Baré Koulé, le suppôt des Toubabs. Le roman raconte la pérégrination du héros paysan, qui est parti de son bourg pour l’eldorado en quête du bonheur. Après moult péripéties (sa rencontre fortuite avec le vieux Wali Wali), durant lesquelles il fut dépouillé de son salaire cumulé dans la plantation, par les passagers d’un camion ; périple suivi de sa séquestration par les séditieux d’un hameau attenant à la capitale. Il parvint à la capitale où il fut embauché au Port pour piloter la crue.

Le peuple opprimé et clochardisé par le pouvoir colonial attendait languissamment l’Indépendance comme exutoire : « Si je puis vous aider, leur dis-je. Si Dieu le veut. Indépendance, Indépendance, est-ce une nouvelle divinité? » (Le Cercle des Tropiques, p.137) A la veille de l’Indépendance, le peuple était en liesse. Ce fut un mardi, le jour où Baré Koulé devait prêter serment. Les membres d’une corporation paysanne dénommée Le Club des Travailleurs à laquelle Bohi Di avait adhéré, mobilisèrent la population pour contrer la cérémonie des prestations de serment. Le nouveau régime intima l’ordre d’arrêter les instigateurs pris pour des séditieux. En dépit de ce climat morose, Baré Koulé fut investi premier Président de la République démocratique des Marigots du Sud. Il instaura un Parti Unique dénommé Parti Social de l’Espoir : « Considérant la nécessité de supprimer toute opposition à notre parti, considérant le Parti Social de l’Espoir comme le seul organe vital et dévoué à notre indépendance nationale, à l’extérieur, comme à l’intérieur du pays, avons confirmé et confirmons la fin de toute opposition sur le territoire de notre chère patrie » (Le CT, p.181). Il créa une milice qui incarnait le bras séculier du pouvoir, il en établit les Kois, qui étaient les apparatchiks du régime, le Président de la République changea de nom et devint Messie-Koi. L’adhésion au Parti devint obligatoire et la carte de membre donne accès à l’embauche, etc. Une année après l’accession du pays à l’indépendance, le bilan est répugnant, le pays sombre dans la tyrannie. Le protagoniste Bohi Di qui n’est ni couard ni intrépide a joué un rôle modeste, mais déterminant dans l’insurrection contre le régime messi-koisme. Somme toute, Le Cercle des Tropiques est une philippique dans laquelle l’auteur guinéen, ému par les gémissements de ses compatriotes, dénonce la cruauté des nouveaux dirigeants et l’abime de misère dans lequel le régime a plongé les habitants des Marigots du Sud. Alioum Fantouré se démarque des autres écrivains de la deuxième génération par le fait qu’il s’adonne à faire le procès de la dictature instaurée par les dirigeants des Etats africains postcoloniaux, via son univers romanesque, d’une part, et, d’autre part, par le dénouement tragique de la trame qui se termine sur une séquence de subversion où le président est évincé de son pouvoir, et pis encore par l’exécution sommaire des instigateurs après leur exil du pays comme indiqué dans l’épilogue cursif du roman. (CT, 312).

1. Le marxisme, idéologie négro-africaine

Quel est le soubassement idéologique que secrète Le Cercle des Tropiques ? L’idéologie peut être comprise au sens althussérien comme la représentation, de mythes, d’idées, de vision du monde d’une personne, d’une classe sociale, d’une société sur ses rapports réels ou imaginaires d’existence. De là, nous pouvons arguer que l’idéologie qui procède de l’intrigue du roman est marxisante. Quid du marxisme ? D’entrée de jeu, il faudra rappeler que la société communiste incarne le marxisme. Le marxisme a pour objet d’édifier une société qui ne finira jamais avec la propriété privée, l’exploitation, l’existence des classes et de l’Etat, seule la classe ouvrière pouvait se proposer un tel idéal. Cela ne signifie pas que les caractéristiques de la société socialiste et communiste, telles que le bien-être général, l’égalité nationale, la paix entre les peuples, la liberté politique et la démocratie, l’épanouissement de la personne humaine, ne soient l’idéal que de la classe ouvrière (Les Principes-Léninistes). Alioum Fantouré prône une idéologie marxiste et préconise une solidarité sociale entre les habitants des Marigots du Sud et ce, contre la bourgeoisie autocratique des nouveaux dirigeants. Nous allons appréhender l’idéologie que dissimule le roman à travers le rôle attribué aux protagonistes, qui témoigne de l’univers social et idéologique dans lequel se situaient ces jeunes nations issues des indépendances.

L’écrivain, de son nom authentique, est Mohamed Touré. Par contre, il s’est revêtu de ce nom d’auteur, Alioum Fantouré, qui signifie à proprement parler une dénonciation : car il signifie en « Soussou » (langue maternelle de Fantouré) : « moi aussi je suis Touré » Par-là, il veut dénier à Sekou Touré, le président de la République, son usage du nom « Touré » d’autant plus que, le nom « Touré » n’est pas le patronyme exclusif de la famille du président qui le réclame incessamment. D’où l’expression courante de « Guinée Sékou Touré » certifie cette corrélation entre le destin du Chef de l’Etat et celui de la nation. La polémique se corse, parce que Fantouré extériorise, à travers cette posture, le conflit tacite qui consiste à prouver qui est réellement le président de la Guinée. Alioum Fantouré ne veut nullement ménager Sékou Touré qui règne en potentat bien qu’il ne soit pas plus légitime que tous les Guinéens parmi lesquels l’auteur lui-même qui porte ce nom de « Touré ». Cette hargne de l’écrivain contre le président guinéen fait vaciller l’ethos de Sékou Touré entre héros et tyran. L’acrimonie auctorale se traduit également chez cet autre personnage de l’intrigue dont le rôle s’avère prépondérant :
« … vous ne savez rien de moi, rien, je vous prie, écoutez mon histoire, celle que je vais vous raconter… Mon nom est Bohi Di, dans ma langue natale, cela signifie ‘fils de la terre’… » (CT, 7).

1.1. Le Marxisme tropicalisé

Dans Le Cercle des Tropiques, Bohi Di dont le nom signifie « fils de la terre » est le protagoniste du roman décrie la misère épaisse qui accable les habitants des Marigots du Sud. Ce roman est dénué, à première vue, d’ambitions politiques ; mais l’auteur dénonce, en écrivain engagé, les conditions rigides de son pays. Alioum fantouré est revêtu d’un statut géminé, il est expert international (Communauté Economique Européenne à Bruxelles) et en même temps il s’identifie à l’homme de la terre, qui a placé son expérience littéraire et professionnelle au service de l’essor des pays africains postcoloniaux. Bohi Di en bon « fils de la terre » se rallie au peuple assujetti à l’esclavage implacable de Messi-koi. Un haut fonctionnaire international devient le défenseur ou l’homme du peuple. Alioum Fantouré est un écrivain engagé et un critique virulent des Etats indépendants postcoloniaux :

« Illusion ! Vous n’êtes pas capables de vous diriger, à moins de vendre votre pays aux communistes ! L’indépendance ne sera qu’un mythe, vous m’entendez, un mythe ! Que vous le vouliez ou non, nous resterons ici. Je me demande pourquoi on ramène toujours nos problèmes de misérables à des luttes d’influence et d’idéologie, de vos préjugés, de votre mépris, de votre égoïste acharnement à nous dépouiller. » (CT, 105).

Le texte suggère d’une manière hallucinante la Guinée Conakry de Sékou Touré. A titre de rappel, la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest avaient accédé à l’indépendance par référendum dans les dernières années de la colonisation française, soit en 1958, comme l’avait suggéré le Général De Gaulle. La Guinée Conakry de Sékou Touré obtint son indépendance le 2 octobre 1958, en refusant cependant toute coopération avec l’ancienne métropole. C’est pourquoi tous les Assistants Techniques français se sont retirés de la Guinée postindépendante. Sous le règne d’Ahmed Sékou Touré, la jeune République fut confrontée à de rudes difficultés économiques causées par le retrait de ces Assistants Techniques de l’ancienne colonie. En panafricaniste convaincu, il se ligua avec Kwame Nkrumah pour l’instauration de l’Union Africaine. De ses convictions idéologiques, il érigea un système politique inspiré du communisme importé de l’Union soviétique, sans s’être insurgé contre le capitalisme américain. Sékou Touré redoutait la conspiration contre son régime, et il accusait la France, le Portugal ou les Peuls, d’être hostiles à sa politique. Dans cette phobie, Sékou Touré installa un régime despotique qui opprimait le peuple de façon cruelle. Le Cercle des Tropiques décrit de façon limpide la forteresse où furent incarcérés et exécutés sommairement Monchon et Ben Na, tous deux, membres du Club des Travailleurs ; mais aussi un jeune homme de seize ans qui avait été pendu pour avoir publié le poème séditieux intitulé « le cercueil de Zinc » emprunté de Bertolt Brecht. (CT, 224).
Les tares politiques décrites dans Le Cercle des Tropiques sont dues à la confrontation entre le bloc capitaliste et le bloc communiste. Car, le climat sociopolitique qui a prévalu à l’époque où Alioum Fantouré a oeuvré, était le reflet de la guerre froide. La guerre froide est une période d’antagonisme entre l’Est et l’Ouest qui s’est étendue sur la période allant de 1945 à 1991. A cette période l’Afrique vacillait entre l’est et l’ouest. La guerre froide est cette période qui a succédé immédiatement à la Deuxième Guerre Mondiale, et qui a vu s’affronter deux grandes puissances militaires : Les Etats-Unis et l’URSS.

1.2. Une perspective de classe

Il est vrai qu’à la différence des idéologues des classes nanties qui n’ont jamais subi les privations et la misère, les marxistes estiment qu’il ne peut être question d’aucun bonheur humain tant que les masses laborieuses seront en proie aux privations et à la famine. Cela ne signifie nullement que pour les marxistes, la fin unique du progrès social est de nourrir et de vêtir tous les membres de la société, de les délivrer de la misère. Les idéaux marxistes sont infiniment plus vastes et plus riches, ils embrassent tous les aspects de la vie sociale, non seulement la vie économique, mais aussi la vie politique, la culture et la morale.
L’épigraphe du roman renseigne que le nom que porte le héros principal signifie, en soussou, « Un fils de la terre ». C’est donc un homme adulé par le peuple, parce qu’enraciné dans la classe des opprimés. Alioum Fantouré fustige tout au long de son récit la malversation, l’impéritie dans le chef des dirigeants, la déification des dirigeants, la mégalomanie, les exécutions sommaires, bref les excentricités du régime despotique de Messie-Koi à l’endroit de ses congénères vulnérables. De fait, ce ralliement indéfectible au cri et au sort des vulnérables témoigne de son adhésion indéniable à l’idéologie marxiste que secrète la trame de son premier roman. Cependant, les deux personnages traduisent mieux les aspirations idéologiques de l’écrivain, en l’occurrence Bohi Di et Monchon que Messie-koi a trucidé, parce que soupçonné d’entretenir un mouvement subversif contre le pouvoir autocratique de Messie-koi. En effet, l’idéologie érigée par Sékou Touré consistait à mobiliser le peuple contre un ennemi à la fois extérieur (l’impérialisme et le néocolonialisme, incarné par des puissances étrangères comme la France ou des voisins africains comme la Côte d’Ivoire) et l’ennemi intérieur, taxé de cinquième colonne, qui serait contre-révolutionnaire et incarné au gré des complots par les fonctionnaires, les commerçants ou les Peuls. (Ousmane Barry, 2002 : 89) L’idéologie d’Etat que Sékou Touré avait établie visait à faire de ce pourfendeur de l’hégémonie occidentale le père de la nation, soit l’incarnation de la nation tout entière : « Le peuple de Guinée s’appelle Ahmed Sékou Touré et Ahmed Sékou Touré s’appelle le peuple de Guinée ». Dans cet aphorisme, Sékou Touré apparaît comme le sauveur du peuple et le père de la nation. L’ampleur de la misère du peuple est quasiment proportionnelle au despotisme de Sékou Touré. Le parallélisme entre les imaginaires fictionnels et la réalité de la Guinée sont indéniables.

Confrontés à cette dérision collective que subissent les peuples damnés (Frantz Fanon, Les Damnés de la terre) de cet Etat nouveau-né d’une indépendance précoce, les pourfendeurs du régime autocratique de Messie-Koi se sont résignés à créer des corporations politiques et syndicales pour survivre à l’asservissement :
«Eh bien, patron, chargez vous-même les marchandises. Pendant des années, le Club des Tropiques a lutté pour obtenir un code du travail. Nous l’avons eu, mais vous en avez envoyé le texte aux chiottes. Mais nous, nous en avons gardé copie et voulons qu’il soit intégralement appliqué au moins une fois avant l’indépendance. Vous voulez tous aller en prison? » (CT, 120).
D’un ton acerbe, l’écrivain décrie les avatars qui sévissent dans l’imaginaire République des Marigots du Sud. Messi-Koi est le prototype même du despote tropical prédateur qui fait subir au peuple la misère amère contre laquelle le charismatique Monchon avait initié la corporation syndicale des ouvriers indigents, en l’occurrence Le Club des Travailleurs, qui s’opposait déjà au Parti unique de Messi-Koi, le Parti Social de l’Espoir. La misère est désignée itérativement par le nom d’une bourrasque notamment L’Harmattan (CT, 278) Cette insistance est un signe indéniable d’un malaise social abyssal dû à la tyrannie et à l’assujettissement orchestrés par Messi-Koi et les notables kois. L’inhumaine trinité : la misère, l’exploitation, l’ignorance, forme cette litanie de fractures qui structure affreusement le train-train quotidien du peuple des Marigots du Sud. Monchon et ses pairs de la corporation Le Club des Travailleurs s’agrippent au crédo du marxisme afin de détruire les excentricités du régime messikoique.

2. Esthétique littéraire

« C’est un métier de faire un livre comme de faire une pendule », disait déjà La Bruyère. Certes, bien des auteurs aujourd’hui, imbus de leur verve intarissable, n’accepteraient pas de souscrire à cet axiome. Pourtant, l’écrivain appartient à la corporation des gens des lettres, où se côtoient maîtres et disciples, style personnel et recettes d’école, libre invention et technique apprise, modes d’un jour et besoins éternels, tempérament individuel et tradition reçue.
L’esthétique littéraire n’est pas à proprement parler une orientation singulière des études littéraires, mais plutôt un paradigme explicatif ou une doxa qui détermine nos modèles contemporains d’appréhension des oeuvres littéraires. Cependant, dans cette analyse, nous allons appréhender l’Esthétique littéraire dans une perspective de la littérarité qui consacre la spécificité d’une oeuvre littéraire. Pour paraphraser Lema va Lema, qui a souligné à grands traits l’élixir d’une étude littéraire, dont il estime qu’il faut absolument accorder une place de choix à un aspect essentiel de l’oeuvre littéraire, à savoir sa dimension esthétique :

« Sa dimension esthétique. L’oeuvre littéraire vaut moins par le sujet qu’elle aborde (idée, thème, message, communication, contenu…) que par la manière, originale et irréductible, dont elle rend compte du sujet traité. Il revient donc à l’analyste de l’oeuvre littéraire d’examiner prioritairement les stratégies d’écriture mobilisées par l’écrivain pour développer son sujet et qui permettent de mesurer son originalité créatrice, ce par quoi il se démarque d’autres observateurs des réalités sociales tels que les sociologues, les politologues, les économistes, les historiens, les philosophes, etc. » (Remarque formulée lors de la pré-soutenance de ma thèse de Doctorat).
Cette assertion assigne à cette analyse son objectif ultime, celui de cerner la dimension esthétique qui marque la démarcation entre la réflexion quasiment littéraire et d’autres études à vocation sociologique, anthropologique, philosophique, etc. In fine, l’esthétique littéraire telle que définie devient un cadre où se distille et s’analyse le mystérieux élixir de la littérature. En effet, Le Cercle des Tropiques évoque de manière dramatique, comme l’a si bien épinglé J. Chevrier, deux épisodes récents de l’histoire contemporaine. D’une part, l’agonie de l’ère coloniale, d’autre part, à l’aube des indépendances, l’arrivée au pouvoir de nouveaux maitres de l’Afrique. (J. Chevrier, 1981 : 116) Le Cercle des Tropiques est écrit dans un style neutre mais percutant, qui décrit le feuilleton de subversion que les aborigènes des Marigots du Sud ont déclenché dans la capitale lors de la célébration du premier anniversaire de l’indépendance de cet Etat fictif, dont la configuration s’apparente à celle de la Guinée de Sekou Touré. L’intrigue du roman est galvanisée par un dialogue polyphonique entrecoupé par le discours du narrateur et ce, en dépit de quelques digressions sporadiques.

2.1. L’élaboration du texte

On ne le dira jamais assez : le texte littéraire est élaboration. S’agissant d’un tel travail scriptural, le paratexte est perçu à travers le nom et le post-nom de l’auteur, le titre du roman suivi enfin de la maison d’édition. De tous ces éléments du code verbal, la dimension auctoriale consacre non seulement la paternité matérielle de l’oeuvre, mais renseigne aussi anticipativement sur l’embrayeur thématique du roman. Ce nom d’auteur, Alioum Fantouré, signifie en soi une dénonciation, car sous un angle anthroponymique il appert que dans la langue maternelle de Fantouré « le soussou » : ce nom donne ce syntagme : « moi aussi je suis Touré ».

Le Cercle des Tropiques offre, en outre, une moisson plantureuse de stylèmes dont nous avons énuméré quelques-uns pour éviter d’excentrer cette étude de la thématique de prédilection que nous lui avons assignée. A titre illustratif, nous avons retenu ceux-là qui pourront enrichir le deuxième volet d’études inhérent à l’esthétique de l’écriture fantourienne : l’analepse, l’antonomase, le prolepse, etc. Une étude consacrée intégralement au stylème pourra peaufiner cette démarche. Par définition, l’analepse est un procédé littéraire qui désigne dans un récit tout épisode narratif racontant après-coup un événement qui s’est déroulé dans le passé (Genette, 1972 : 148) :
« Une sourde révolte grondait en moi, les souvenirs de la formation des milices de Baré Koulé, du mont koulouma, de mon emprisonnement injuste, de la « folie des marchés », « C’était donc cela », me dis-je » (CT, 159).
Cet extrait ressasse l’intrigue du roman et la comprime. Ceux qui n’auront pas lu l’intégralité du roman pourront se contenter de ce passage du protagoniste qui donne le condensé des événements majeurs qui articulent le récit. C’est la réplique que l’on peut trouver à la page 109 du roman. Pour Gérard Genette, l’analepse répond à une double visée, notamment éclairer le passé des personnages à la manière d’un coup de théâtre et comprendre le caractère de ces derniers (Gérard Genette).
De façon cursive, l’antonomase a ceci de particulier qu’elle s’applique aux noms propres de personnes. C’est des noms de personnages emblématiques qui en viennent à désigner une classe d’individus : Un tartuffe, un don juan, un crésus, un pilate, un artaban, le Malin, etc. (Sumaili Ngaye-Lussa, 2022 : 36). Dans ce récit Baré Koulé, de son vrai nom devient dorénavant, après son accession au pouvoir, Messi-Koi (Le père de la nation, notre sauveur. CT, 306), dont il jette le jalon de l’éternité au pouvoir et consacre de surcroît sa mégalomanie.

D’ailleurs, toute tentative de sédition est qualifiée de régicide, parce que le potentat se prenait pour un roi établi sur un royaume, et dont la dynastie devait se perpétuer en son nom.
In fine, la prolepse est une figure qui consiste à prévoir les objections pour les réfuter d’avance : « D’une voix calme, pleine de respect, le colonel Fof prononçant ces mots : ‘Monsieur Baré Koulé, au nom de son droit à la vie, la population des Marigots du Sud vous démet de votre titre de chef d’Etat. Elle demande que justice soit faite. » (CT, 309). Ce passage est prononcé en lieu et place de la formule figée d’allégeance que tous les Kois étaient censés répéter devant Messi-Koi le jour de l’anniversaire de l’indépendance. Moult passages du roman offrent la possibilité de creuser on ne peut plus du côté de stylème afin de perforer à fond les arcanes de l’écriture fantourienne.

2.2. Narrateur homodiégétique et narrateur hétérodiégétique

Dans son Introduction à l’analyse du Roman, Yves Reuter distingue :
« Deux formes fondamentales du narrateur (homo et hétérodiégétique) et trois perspectives possibles (passant par le narrateur, l’acteur ou neutre), qui accomplissent l’instance narrative dans une certaine articulation. » (Reuter Yves, 2000 : 69).
Le narrateur homodiégétique est celui qui est lui-même impliqué dans les événements qu’il raconte, tandis que le narrateur hétérodiégétique est celui qui décline son récit avec un certain détachement, du fait qu’il ne joue aucun rôle dans l’action. Cependant, lorsque le narrateur hétérodiégétique recueille plus d’informations que les personnages, il acquiert le statut de narrateur omniscient, ce qui veut dire que sa vision devient illimitée et pourra transcender toute focalisation d’un tel ou tel autre personnage.
Le cas sui generis est celui d’Alioum Fantouré, il a opté pour la narration homodiégétique pour conférer à son oeuvre une esquisse de témoignage en vue de conjurer la monotonie, dont Bohi Di qui rapporte les faits a donc la singularité d’avoir vécu les affabulations ainsi narrées. Alioum Fantouré est un écrivain engagé, qui s’est adonné à la dénonciation des excentricités des nouveaux pouvoirs en Afrique postcoloniale, et de ce fait, il ne pouvait nullement déroger à la narration homodiégétique susceptible de rendre compte de l’ampleur de la situation. Bohi Di revêt le statut d’un narrateur partisan, à la fois protagoniste et observateur distant.

Ce fut au lendemain de la fête de l’indépendance que la nouvelle de la mort des deux détenus politiques de la bastille messikoiste, dirigeants du Club des Travailleurs, en l’occurrence Benn Na et Mellé Houré, que la population de Porte Océane s’éveilla de son engourdissement dans lequel Messi-Koi la tenait prisonnière depuis un an. Ces deux prisonniers étaient incarcérés pour « atteinte au prestige moral de l’Etat » (Le CT, 185) et conspiration séditieuse :
« Au lendemain du jour, Mellé Houré et Benn Na se trouvaient déjà dans la prison de Hindouya, sinistre forteresse bâtie au centre de la ville. Prison imprenable composée de centaines de Cellules au temps des toubabs. En un an le Parti Social de l’Espoir avait réussi à en faire un camp de la mort. » (Le CT, 195).
Une ribambelle de personnes en courroux déferla dans la rue vers la Cathédrale où la dépouille mortelle de Benn Na, frère de l’Ordinaire du lieu (CT, 188), avait été exposée pour les obsèques. La foule en furie scandait des rengaines hostiles à la tyrannie, à la délation et à l’asservissement des indigènes par les nouveaux Nègres-Blancs. Nonobstant l’interdiction du Comité central, une cohorte interminable d’hommes, de femmes et d’enfants défilaient devant la bière pour les derniers hommages rendus au responsable du Club des Travailleurs.
A l’annonce de la manifestation populaire, Messi-Koi et sa milice se mobilisèrent sur l’esplanade de la cathédrale pour dissuader la foule compacte en démence. Halouna, chef des miliciens, commandait les troupes. Muni d’un haut-parleur, Halouna tenta de sommer la foule de se disperser, et par des propos comminatoires, il lançant des quolibets contre le clergé en traitant l’Evêque d’anarchiste et d’ennemi de la Patrie. L’auteur s’excipera de la défunction de Benn Na, dirigeant du Club des Travailleurs, pour décrier les abus de la tyrannie et de l’oppression. C’est ici le lieu de mettre en exergue l’effet de l’énonciation sur le destinataire. Dans ce roman, la force illocutoire (qui est toujours issue de la confrontation du potentiel ou du bagage sémantique et/ou pragmatique d’un énoncé et de la situation) n’enfreint pas le rite des funérailles, mais il enclenche subrepticement un scénario de subversion comme vecteur de la grogne populaire et de la répression de la milice et de la police. Dans cette perspective, les instances narratives laissent entrevoir que les protagonistes sont les narrateurs omniscients qui racontent l’événement avec aisance. La trilogie scénique, faisant fi de l’acception que nous en donne Beaumarchais, dans ce texte confère au narrateur une certaine neutralité aléatoire, parce que la tension se corse entre le peuple acquis au Club des Travailleurs, Monseigneur Jean Jacques Na, frère du défunt, et le chef de la milice du Parti Social de l’Espoir, dont l’Autorité morale est le despote Baré Koulé. L’intrigue met deux personnages en altercation, notamment le chef de la milice et l’Evêque. L’un représente le pouvoir d’oppression, tandis que l’autre le pouvoir divin rationnel. Ici, le régime messikoique (autocratique) fustige le cléricalisme, c’est-à-dire l’immixtion du clergé dans les affaires politiques :
« Si vous êtes évêque, c’est grâce au Messi-Koi, cria Halouma. – Mon fils, je n’ai pas attendu votre Parti et l’indépendance pour répondre à l’appel de Dieu. Par contre j’ai appris à prier chaque jour pour les membres du Parti, car vous tuez l’homme et Dieu en vous. Cela ne s’appelle pas vivre, ni commander, mon fils. – Je ne suis pas votre fils, mais votre responsable. Dites-moi, sans l’indépendance, seriez-vous évêque? Jamais vous m’entendez, alors vous avez intérêt à respecter le Part ou nous fermerons toutes les églises, brailla Halouma. En attendant vous semez la pagaille, vous fréquentez les anarchistes, vous prêchez contre nous dans vos églises. Si vous continuez. Nous vous enfermerons tous, Monsieur l’évêque, prêtres et diacres compris ! » (Le CT, 219).

Ainsi, le dispositif de l’énonciation suggère que le narrateur dénonce la cruauté du chef de la milice qui incarne celle du pouvoir despotique de Messi-Koi. Et, par-devers tout, le narrateur incite le peuple à s’identifier à la figure de l’évêque, qui est du côté des opprimés. Le griot de la narration dévoile à travers la mobilisation des stratégies discursives la construction de l’ethos, que nous pouvons définir sommairement comme étant la construction d’une image de soi destinée à embellir l’aura d’une entreprise oratoire. Pour Danielle Forget, (2009 : 17), établir la crédibilité d’une personne, c’est construire son ethos. Cet ethos discursif s’est dévoilé à travers la virulence des pamphlets remarquée dans le chef de Halouma, d’une part, et, d’autre part, dans la sérénité du langage qui témoigne de la maturité de l’Evêque, dont l’un est ordurier et l’autre révérencieux. Au demeurant, le peuple représente aussi l’ethos discursif que traduit la dénonciation par l’énonciation des tares du régime autocratique et ce, à travers les revendications des opprimés.
Cependant, Bohi Di, le narrateur-personnage, inscrit sa subjectivité dans le discours, par l’emploi des déictiques tels que le pronom personnel « Me » et les conjonctions adversatives « Mais » que d’aucuns désignent par copulatives :
«Je me dis que ceux qui se sont ligués contre moi et le Club des Travailleurs ont bien manoeuvré, puisque je suis ici. » (CT, 104).
Les déictiques sont des embrayeurs (Maingeneau, 1981 : 21), qu’on définit « comme des unités grammaticales dont la signification générale ne peut être définie en dehors d’une référence au message » (D. Maingeneau, 1981 : 7) ou encore du contexte dans lequel il apparait. Le narrateur, en recourant à ce procédé, veut créer la distance par rapport aux récits rapportés, nonobstant son statut de narrateur omniscient.

2.3. Enchâssement des discours

Par ailleurs, l’écrivain use simultanément du discours direct, du discours indirect, mais aussi du discours indirect libre (Maingeneau, 1981 : 98-104). Pour illustration, voici quelques passages tirés de l’intrigue, où le narrateur déballe le procès sans fondement délictueux intenté à Monchon inculpé d’avoir été prétendument instigateur de la grogne, de la « folie des marchés » :
« Puis ce fut le tour de Monchon. Il avait commencé par évoquer l’illégalité de son arrestation. On lui intima l’ordre de ne répondre qu’aux questions du président de la cour.
- Coupable ou non coupable ?
- Non coupable, répondit Monchon.

A ce moment quelqu’un cria dans la salle : « Il dit la vérité, arrêtez Baré Koulé, le seul coupable. » Des murmures puis des chants favorables à Monchon perturbèrent l’atmosphère déjà insoutenable du prétoire. Le président martelant son pupitre, réclama le silence. Les perturbateurs furent expulsés. Maître Almany en profita pour exiger une instruction en bonne et due forme contre Baré Koulé. Il disait n’avoir aucune illusion sur la prise en considération de sa requête. Elle fut en effet rejetée. » (CT, 109).

Dans cet extrait, les séquences du discours direct sont encadrées par les signes diacritiques, notamment les guillemets, tandis que celles au discours indirect sont signalées par le verbe introducteur. Dans cette dernière catégorie, on y décèle deux voix enchâssées l’une dans l’autre. C’est ce qui apparait visiblement dans ce fragment où la réplique de Maître Almamy est rendue au discours indirect : « Il disait n’avoir aucune illusion sur la prise en considération de sa requête. » Les personnages impliqués dans ce procès, notamment Bohi Di, Monchon lui-même et ses pairs appartiennent assurément à la frange du peuple, mais leur rôle diffère de celui des autres membres du peuple venus pour soutenir les victimes et aussi comme spectateurs. Il y a donc deux catégories de voix empilées les unes sur les autres : celle du porte-parole du peuple qui intervient dans une langue fignolée, et celle du même peuple que la situation d’énonciation ne légitime pas, qui s’avère être la voix authentique du peuple dominé qui se traduit par les susurrements et les chants d’encouragement. L’intervention de Maître Almamy, avocat de la défense, est exprimée indirectement par le discours narrativisé indirect :
« Maître Almamy (l’avocat de la défense : c’est nous qui notons) en profita pour exiger une instruction en bonne et due forme contre Baré Koulé. Il disait n’avoir aucune illusion sur la prise en considération de sa requête. »

Somme toute, soit le narrateur dans sa médiation accorde la parole au peuple, qui s’exprime alternativement par des interventions directes à l’intérieur des dialogues, soit il le met en scène discursivement, en rapportant ses paroles, à travers une trilogue que sous-tend à la fois le discours direct, le discours indirect libre ou encore un discours narrativisé. Il faut, en outre, souligner que le narrateur sporadiquement, ne s’exprime pas comme s’exprime le peuple, le souci majeur qui anime le narrateur n’est pas celui d’établir la distance vis-à-vis du peuple, mais c’est plutôt d’assurer une objectivité mitigée. D’autant plus que la distanciation absolue serait impossible, parce que le narrateur n’a qu’une objectivité apparente. En filigrane il imprègne le texte de sa subjectivité au travers des commentaires évaluatifs qui influent sur le lecteur potentiel ; et, il s’évertue en outre et ce, par le biais de sa posture, à démontrer qu’il est du côté du peuple opprimé auquel il appartient d’ailleurs. Pour étayer ces allégations, la vision de Bakhtine serait notable dans ce cadre, lorsqu’il insiste singulièrement sur la dimension polyphonique que revêt tout texte littéraire, romanesque en l’occurrence. Bakhtine certifie qu’il y a de la parole d’autrui dans la parole de chacun. Ce sont les susurrements du peuple que le narrateur inscrit dans son texte. Il est donc porteur des interactions collectives, parce qu’il est en constante relation avec tous les discours véhiculés dans son sillage, chacun incarnant la voix de son peuple.

Les dialogues qui se déploient dans ce roman d’études sont quasiment empreints de la polyphonie qui se traduit sous le paradigme oral du discours direct. En effet, Le Cercle des Tropiques récense en moyenne 130 séquences de discours direct placées entre guillemets. Pour illustration, de l’exorde jusqu’à la 69ème page du roman, on peut dénombrer une à quatre citations au style direct, entre guillemets. Outre ces pages, jusqu’au dénouement, la trame est établie sur des séquences dialoguées qui sont au nombre de trente, chacune pouvant s’étirer sur plusieurs pages assorties des chansons et poèmes populaires disséminés à travers le texte :
- Le chant de ralliement des syndicats du Club des Travailleurs. (p.121).
- Le chant « messi-koique », qui n’est qu’une satire contre le despote (p. 149).
- La chanson populaire imitant sarcastiquement les sonorités contenues dans le mot « indépendance » (p.158).
- Le chant populaire ou poème intitulé « Le cercueil de Zinc », déclamé par le jeune de seize ans : Ce fut seulement le troisième jour après la publication du poème que le coupable fut arrêté. C’était un adolescent de seize ans à peine. (p.226).

Ces extraits tirés du roman sont foncièrement oralisés et leur prégnance dans le texte représente la parole du peuple. Il y a là une quête d’authenticité, ou d’objectivité, Les narrateurs recourent souvent à ce stratagème pour consacrer leurs distances, et montrer qu’ils n’adhèrent guère aux discours mentionnés, surtout lorsque ceux-ci sont attribués au pouvoir. Pour illustrer la distanciation du narrateur par rapport au point de vue de l’énonciateur, les séquences suivantes seront mises en relief :
- « Dès le lever du jour la radiodiffusion de la « Voix du peuple », cérémonieuse, inspirée, annonçait : « Le Messie- koi Baré Koulé, notre président bien aimé, va éclairer son peuple de sa profonde sagesse. » (CT, 160).
- « Une nouvelle forme d’intolérance qui n’avait plus pour alibi le Coran, la Bible et Dieu, mais une trinité du désespoir : « Moi Messie-koi, mon pouvoir, mon éternité. »(CT, 160-161).
- Le référendum était si libre et démocratique que les responsables avaient cru devoir l’aider en mentionnant sur l’un des bulletins de vote ;’J’accepte le Messie-koi à vie et son dauphin. Je renouvelle mon attachement indéfectible à notre Messie-koi à vie et je jure d’élever mes descendants dans l’esprit du destin éternel du Parti Social de l’Espoir et de ses dirigeants. » (CT, 239).

Ces fragments insèrent dans la narration les paroles du tyran au discours direct. Le narrateur rapporte ces paroles du tyran en créant de la distance via l’ironie et l’argumentation. Son énonciation paraît dégradante, d’autant plus qu’en parlant, le narrateur désapprouve les propos qu’il rapporte. Dans cette perspective, le narrateur use des mots à sèmes évaluatifs telles que les épithètes « cérémonieuse », « inspirées » mentionnées dans le premier extrait. Dans le deuxième extrait, le procédé ironique est traduit par la dichotomie qui s’installe entre les propos du narrateur et ceux émis par le despote. La conjonction adversative « mais » consacre cette opposition récemment évoquée en refoulant les propos mentionnés du narrateur pour aboutir à un dénouement escompté. Aussi, le narrateur se désolidarise-t-il du pouvoir à travers les paroles énoncées à distance.

Conclusion

Cet article interroge deux paradigmes spécifiques explorés sous les prismes de l’idéologie et de l’esthétique de la rupture et de la subversion, qui se sont révélées respectivement contre l’idéologie d’Etat forgée par Messie-Koi dans le roman et, l’esthétique littéraire que consacrent les embrayeurs thématiques qui s’articulent autour de la rhétorique de la dénonciation des excentricités des jeunes Etats africains issus de l’indépendance. Nous avons également épinglé à travers les personnages étudiés, la fougue de la révolution permanente contre l’inéluctable. Pour décortiquer les points énoncés, nous avons appréhendé, en effet, l’idéologie dans une acception althussérienne du terme, afin de mieux saisir le paradigme de la postcolonialité comme vecteur de l’idéologie. Par la suite, nous nous sommes focalisé sur l’esthétique littéraire que l’auteur a pu déployer dans son roman, dans le souci d’éluder la relecture agaçante des thématiques antérieures que nos devanciers ont déjà pu explorer. Nous avons estimé qu’il serait vain d’analyser les innombrables arguties dogmatiques des idéologies marxistes qui nous auraient éloigné du point de mire de cette analyse. Pour éprouver notre hypothèse, nous sommes parti du paysage romanesque et des rôles dévolus spécifiquement à chacun des personnages pour recueillir l’idéologie que secrète le roman d’études. In fine, l’on peut déduire de ce périple théorique que Le Cercle des Tropiques est empreint de l’idéologie marxiste qui crée la solidarité entre les membres du peuple opprimé afin de conjurer l’indigence, le dénuement, l’inanition, la misère, l’exploitation, l’ignorance, etc.

Le point relatif à l’esthétique littéraire transparait à travers l’écriture fantourienne. Notre postulat de base alléguait qu’une étude littéraire fiable requiert une herméneutique spécifique qui consacre la littérarité d’une oeuvre littéraire. Cependant, Alioum Fantouré a su mobiliser intensément les stratégies narratives requises afin d’assurer la dimension esthétique de son oeuvre. L’écriture fantourienne recoupe la rhétorique de la dénonciation des réalités politiques et la dimension esthétique comme l’élixir de son oeuvre. L’écrivain s’est adonné subtilement à fustiger les maux qui corrodaient l’imaginaire République des Marigots du Sud à travers une poétique de la subversion.

Bibliographie

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- Gubarika wa Mudi-Wamba Vanella P., De Claude Duchet A Nous. Itinéraire Sociocritique. Editions du C.R.E.D.E. Université Pédagogique Nationale. 2021.
- Sumaili Ngaye-Lussa, Gabriel, Les Techniques pour communiquer en français. Manuel de Recherche Scientifique. Editions Balise, Kinshasa 2020.
- Genette Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1973.
- Bakhtine M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975.
- Maingueneau D., Approche de l’énonciation en linguistique française. Paris, Hachette, 1981.
- Gubarika Wa Mudi-Wamba Vanella, Prosper., De Claude Duchet A Nous. Itinéraire Sociocritique. Kinshasa, Ed. du C.R.E.D.E. UPN. 2021.
- Alpha Ousmane Barry, Pouvoir du discours et discours du pouvoir. L’art oratoire chez Sékou Touré de 1958-1984. Paris, L’Harmattan, 2002.
- Mukoko Ntete Nkatu, « Littérature et idéologie », in Nsonsa (Sous la direction de), Scientia « Quelques aspects de la recherche littéraire », Revue de Sciences, Lettres et Pédagogie Appliquée, I.S.P. /Banza-Ngungu, No spécial Vol.3, N 2,1988, pp.130-131.
- Génétte Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1981.

Par Raphael NUMBI KYOSE, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024