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Les courants idéologiques dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain

Dieudonné Mutombu Yembelang[1]

                                     dmutombu1953@gmail.com     

Résumé 

Gouverneurs de la rosée est, sans aucun doute,  un roman façonné par le génie propre de Jacques Roumain. Cependant, on y perçoit aussi la présence des idées politiques, culturelles et littéraires dans lesquelles ont baigné son auteur et la société haïtienne de l’époque. Cette étude est une simple illustration des divers courants d’idées qui l’ont influencé.

Mots clés : Influences, indigénisme, négritude, antillanité, nationalisme, marxisme, universalité.

Introduction

Gouverneurs de la rosée1, ce chef d’œuvre de Jacques Roumain est un classique de la littérature haïtienne et l’un des plus beaux romans de la littérature mondiale qui a connu un succès si retentissant qu’il a été traduit dans plus de vingt langues 2. Il mérite,  à ce titre, que les critiques le  relisent sans cesse pour permettre au public de mieux le comprendre et  le savourer.

A la suite de l’article de David Nicholls3 qui a recensé l’idéologie et les mouvements politiques en Haïti de 1915 à 1945 ayant abouti à la révolution de 1946, ce propos est un essai d’explication de ce roman, dans des termes simples, à partir de différents courants idéologiques qui le sous-tendent.

Le mot idéologie est pris ici dans son acception marxiste la plus élémentaire et désigne l’ « ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe. »4

L’étude s’inscrit dans le cadre de la littérature comparée,  particulièrement dans son orientation axée sur les influences que peuvent subir les textes littéraires au contact des idées. La méthode adoptée est de la plus vieille tradition universitaire. C’est la méthode lansonienne, dite aussi  critique d’érudition, dans la mesure où elle fait intervenir sans discrimination tous les facteurs internes ou externes susceptibles d’élucider l’un ou l’autre aspect de l’œuvre.

Comme facteurs d’explication, nous évoquerons succinctement la biographie de l’auteur avant d’aborder  les idées culturelles, littéraires ou politiques qui ont inspiré l’écriture  de son œuvre, à savoir : l’indigénisme, la négritude, l’antillanité, le nationalisme et le marxisme.

1. Biographie de l’auteur

Jacques Roumain voit le jour le 4 juin 1907, dans une famille bourgeoise de Port-au-Prince, en Haïti. Il com-mence ses études à l’Institut Saint Louis De Gonzague et les poursuit en Europe. Durant ce séjour européen, il visite la Belgique, la Suisse, la France, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne. En 1927, il retourne à Port-au- Prince. Sous l’influence de Jean Price-Mars, il collabore avec d’autres jeunes intellectuels (Philippe THoby-Marcellin, Emile Roumer, Normil Sylvain et Carl Brouard) à l’établissement d’une nouvelle manière de penser. Le groupe fonde La Revue Indigène qui paraît de juillet 1927 à février 1928.  

lutte contre l’occupation américaine. En 1934, il crée le Parti communiste haïtien et, un peu plus tard, la Ligue de la Jeunesse Haïtienne.

Incarcéré à deux reprises, il s’exile successivement en Europe, à la Martinique et à Cuba où il prend le temps d’écrire aux côtés du grand poète Nicolas Guillén.

Il repart en Europe pour entreprendre des études d’archéologie et d’ethnologie. Vers la fin de sa vie, il est nommé diplomate au Mexique. Il  y tombe malade et revient mourir en Haïti le 18 août 1944.

De ses nombreux écrits, nous pouvons citer :

Poésie : Bois d’ébène (1945)

Romans : La Proie et l’Ombre (1930)

                  La Montagne ensorcelée (1931)

                  Les Fantoches (1931)

                  Gouverneurs de la rosée (1944)

Essais :    Analyse schématique 32 - 34  (politico-social, 1934)

                 Griefs de l’homme noir (politique, 1939)

                 Le Sacrifice du tambour Assoto (ethnographique, 1943)

A propos de la campagne antisuperstitieuse (ethnographique, 1942)

2. Résumé du roman

Revenu de Cuba où il est allé chercher fortune, Manuel Jean-Joseph, fils de Bien-aimé Jean-Joseph et de Délira Délivrance, trouve son village natal de  Fonds-Rouge accablé par une sévère sécheresse et coupé en deux clans à la suite  d’une vieille histoire de meurtre.

Mû par le désir de le reconstruire, il se met dès le lendemain à la recherche d’une source d’eau. Annaïse, sa dulcinée, le soutient dans sa quête malgré son appartenance au clan ennemi. Après plusieurs jours d’abnégation et de labeur, il découvre une source ; mais canaliser l’eau jusqu’aux plantations exige le concours et la réconciliation des deux clans.

Manuel arrache l’adhésion de la majorité des villageois à son projet, mais se heurte à l’hostilité de Gervilen Gervilis, un cousin du clan ennemi, lui aussi épris d’Annaïse.

Au moment où il s’y attend le moins, il est agressé et blessé mortellement par son rival. Le jeune entrepreneur ne scellera pas le mariage avec son amante qui attend de lui un enfant et ne verra pas l’allégresse qui va accueillir la renaissance de son village « avec les plantes nouvelles, les champs chargés de fruits et d’épis, la terre gorgée de vie simple et féconde. » (p.86)

3. Indigénisme,  négritude,  antillanité et nationalisme

Depuis 1915, Haïti est occupé par la marine nord-américaine dont l’arrogance et la prétention exaspèrent la population. Plusieurs intellectuels ont déjà pris le chemin de l’exil, mais l’humiliation ressentie par les Haïtiens prépare le terrain à un renouveau national.

En 1927, Philippe Thoby-Marcelin, Emile Roumer, Normil Sylvain, Carl Brouard et Jacques Roumain retournent en Haïti. S’inspirant des idées de Jean Price-Mars, ils fondent La Revue Indigène. En effet, Jean Price-Mars, médecin, ethnologue, éducateur et homme politique, a étudié l’histoire africaine et le vaudou et apprend à la jeunesse haïtienne la fierté de son héritage africain. Aux jeunes écrivains, il recommande de se ressourcer dans la culture indigène vivante à Haïti au lieu de calquer leurs œuvres sur les modèles français. Son livre Ainsi parla l’oncle (1928) fait date.  Le nouveau groupe de jeunes intellectuels se dit indigéniste. Il a pour but « de défendre, de présenter et de glorifier ce qu’on avait méprisé jusqu’alors : la culture populaire indigène afro-haïtienne »5. Pour ce faire, il explore la campagne, étudie la langue et le genre de vie des paysans, et prend part aux fêtes du vaudou.

La Revue Indigène a paru de juillet 1927 à février 1928. Elle a été relayée par deux autres revues : Les Griots et La Relève.

Dans Manuel de littérature néo-africaine, Janheinz Jahn note qu’ « Haïti a trouvé dans l’indigénisme une forme nationale de roman très valable »6. Il croit que, sur le plan idéologique, ce roman a été une réponse à l’impérialisme américain et une contribution à l’édification de la nation haïtienne.

Mais, prenant le contre-pied de la critique officielle, Georges Castera, dans un article intitulé « L’indigénisme, un point de vue contradictoire », qualifie de fantaisiste  toute argumentation qui présente l’indigénisme comme «  une réponse nationaliste à ce qu’on a pris l’habitude d’appeler ‘la gifle de 1915’ »7. Il fait remarquer que le programme de La Revue prévoyait de revaloriser aussi bien l’héritage africain que les apports français et latino-américain. En outre, il soutient que l’indigénisme proclamé par le groupe s’inscrivait dans le vaste mouvement indigéniste latino-américain et consistait seulement à exprimer «  le point de vue de l’indigène. Un retour à la sincérité et au naturel, au modèle vivant, à la description directe, un parfum plus accentué d’haïtienneté »8.

Toutefois, que nous lisions le roman de Jacques Roumain dans l’optique de la critique officielle ou selon le point de vue de Georges Castera, le constat est le même : Gouverneurs de la rosée accuse une forte tonalité indigéniste ; l’intention de rendre la couleur locale y est clairement affichée.

En effet, dès les premières pages du roman, Bien-aimé, le père de Manuel, nous décrit avec précision un coumbite, à savoir cette tradition du travail collectif héritée de l’Afrique et qui renforce la solidarité entre paysans. Un passage de ce tableau nous donne l’idée des habitudes culinaires du petit peuple haïtien :    

« Dans les chaudrons, les casseroles, les écuelles, s’empilaient le grilleau de cochon pimenté à l’emporte-bouche, le maïs moulu à la morue et si tu voulais du riz, il y en avait aussi : du riz-soleil avec des pois rouges étoffés de petit salé. Et des bananes, des patates, des ignames en gaspillage. » (p. 23)

Puis, au gré des pérégrinations du héros, nous rencontrons tel ou tel paysan de Fonds-Rouge s’adonnant à ses occupations domestiques ; nous assistons à une séance de vaudou en l’honneur du retour de Manuel, à une partie des cartes avec Hilarion, l’officier de police, à une discussion à propos d’un combat de coqs, à une veillée funéraire où s’entremêlent chants, prières, devinettes et proverbes.

Ainsi, avant que le récit ne s’achève, nous sommes suffisamment renseignés sur les us et coutumes des paysans haïtiens : la vie communautaire, les formules de salutation, le respect des vieux et des anciens, la conception de la mort et surtout cette croyance syncrétique forgée par le vaudou à partir de la religion chrétienne et des religions traditionnelles africaines dont voici  une illustration :

« O Sainte Vierge, au nom des saints de la terre, au nom des saints de la lune, au nom des saints des étoiles, au nom des saints du vent, au nom des saints des tempêtes, protège, je t’en prie, s’il te plaît, mon garçon en pays étranger, Ô Maître des Carrefours, ouvre-lui un chemin sans danger. Amen. » (p.28)

L’exploration du terroir par le héros permet au narrateur de reproduire les réalités locales et d’arborer en même temps les valeurs ancestrales africaines que proclamera le mouvement de la Négritude à Paris, cependant davantage les valeurs de la négritude implicite que celles de la négritude explicite pour nous référer à la distinction qu’en fait Aimé Césaire. Cela peut-il surprendre quand on sait qu’à l’époque  où s’écrit ce roman les masses paysannes constituent 87% de la population totale du pays et dont la majorité est négro-africaine ?9

En effet, l’œuvre recourt constamment aux éléments raciaux, comme la couleur noire de la peau, pour désigner les habitants de Fonds-Rouge :

« Honneur et respect, maître soleil, soleil levant (…). Ces hommes noirs te saluent d’un balancement de houes qui arrache du ciel de vives échardes de lumière. » (p.18)

Les racines africaines des habitants de Fonds-Rouge sont attestées par des appellatifs comme herbe de Guinée, pois-Congo, nègre-Congo, houngan et assotor. Elles se lisent aussi dans l’organisation du travail collectif, le coumbite, dans le respect des vieux, la soumission de la femme, le culte du vaudou, etc.

Certes, l’Afrique dont il est question dans cette œuvre est une Afrique mythique, mais la nostalgie des origines est tellement vive dans la conscience collective du petit peuple haïtien que ce dernier considère la mort comme un voyage de retour en Guinée, c’est-à-dire à la mère-patrie :

« Il y avait de la lumière sur ton front le jour que tu es retourné de Cuba et même la mort ne peut l’effacer, tu t’en vas dans les ténèbres avec elle. Que cette lumière de ton âme te guide dans la nuit éternelle, afin que tu trouves le chemin de ce pays de Guinée où tu reposeras en paix avec les Anciens de ta race. » (p.202)

La négritude de Gouverneurs de la rosée, c’est aussi la communauté des souffrances des habitants de Fonds-Rouge avec leurs frères de race disséminés à travers le monde. C’est le poids de la déportation et de l’esclavage qui pèse encore sur la condition du petit peuple du roman :

« (…) depuis en Guinée, le nègre marche dans l’orage, la tempête et la tourmente. Le Bondieu est bon, dit-on. Le Bondieu est blanc, qu’il faudrait dire. » (p.187)

Par la peinture de l’univers quotidien des campagnes haïtiennes et l’évocation du passé douloureux des descendants d’esclaves, Jacques Roumain se rattache au mouvement de la Négritude lancé à Paris par Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Mais, par une autre veine, il semble proclamer l’affinité de son pays avec l’ensemble du bassin caribéen.

L’antillanité, cette conviction de partager le destin avec le reste de l’archipel des Antilles, apparaît de manière diffuse dans la peinture de l’habitat, du relief, de la flore et du bestiaire de Fonds-Rouge ; et, de manière évidente, dans l’usage du créole et dans le traitement infligé au français. Jacques Roumain écrit dans un français truffé de créole et qui, par la syntaxe, imite le rythme de la langue populaire. Son « œuvre se présente de telle sorte que le lecteur du français a l’impression de reconnaître les caractéristiques de cette langue dans celle qui lui est offerte, en même temps qu’il découvre la manifestation spirituelle d’un monde et d’un langage différent. »10. Le passage suivant illustre les traits de l’oralité et du langage populaire qui marquent l’ensemble du récit :  

« Laurélien, dit-il, je vais te parler franc, mon confrère. Ecoute-moi, t’en prie, écoute-moi bien. Cette question de l’eau, c’est la vie ou la mort pour nous, la salvation ou la perdition. J’ai passé une partie de la nuit les yeux clairs : j’étais sans sommeil et sans repos à force de réflexion. Manuel, je calculais, comment sortir de cette misère ? Plus j’examinais la chose dans ma tête, plus je voyais qu’il n’y avait qu’un chemin et tout drète : faut chercher l’eau. » (p. 60)

Les trois tonalités que nous venons de dégager (l’indigénisme, la négritude et l’antillanité) sont si imbriquées qu’il est malaisé de les distinguer. En effet, la communauté haïtienne, à l’instar de celles des autres îles de l’archipel, se définit avant tout comme une synthèse, c’est-à-dire comme la somme des déterminations historiques, géographiques et culturelles qui fondent l’identité de la nation haïtienne.

Autrement dit, l’interculturalité, qui est l’un des traits de l’antillanité, n’oblitère pas le nationalisme, encore moins la reconnaissance de la spécificité de l’île. Parlant de son identité, Anthony Phelps, un écrivain haïtien d’une autre génération, affirme ce nationalisme en ces termes : « Je me sens frère des Martiniquais et des Guadeloupéens, mais n’appartiens pas à leurs îles. »11

Les habitants de Fonds-Rouge expriment leur spécificité par l’attachement à leur terre et la méfiance à l’égard de tout ce qui est étranger. Manuel, pour le citer en exemple, proclame le nationalisme dans cette réplique sur le mythe de Cuba élaboré par les paysans de Fonds-Rouge :

« C’est un pays, cinq fois, non dix, non vingt fois peut-être plus grand qu’Haïti. Mais, tu sais, moi je suis fait avec ça, moi-même. Il touchait le sol, il en caressait le grain : je suis ça : cette terre-là, et je l’ai dans le sang. Regarde ma couleur : on dirait que la terre a déteint sur moi et sur toi aussi. Ce pays est le partage des hommes noirs et toutes les fois qu’on a essayé de nous l’enlever, nous avons sarclé l’injustice à coup de machette. » (p.79)

La focalisation sur ce qui est propre à la terre de l’île est une manière pour l’auteur d’affirmer l’identité nationale. L’évocation des hauts faits d’armes de la guerre de l’indépendance et de la résistance à l’occupation américaine est un autre moyen d’inciter le lecteur haïtien au patriotisme.

L’indigénisme, la négritude, l’antillanité et le nationalisme que véhicule Gouverneurs de la rosée ne sont pas synonymes de la fermeture sur soi. Ils signifient simplement ce que nous résumons par cette brève assertion de René Depestre : « fidélité à soi et ouverture à autrui. »12   

4. Marxisme et universalité

Depuis longtemps, en Haïti, coexistent deux mondes, « l’un vivant à côté et aux dépens de l’autre, le monde urbain (minoritaire) et le monde rural (majoritaire). Entre les deux, la distance apparaît infranchissable »13. Le contexte social de lutte de classes et le joug de l’impérialisme américain ont rendu Haïti perméable au vent du communisme qui a balayé les Caraïbes et les pays latino-américains de 1922 à 1934.

   Fondateur du Parti communiste haïtien et de la Ligue de la Jeunesse Patriote Haïtienne, Jacques Roumain a fait plus d’une fois une analyse engagée du problème haïtien, que ce soit dans ses essais ou dans ses œuvres de fiction.

Dans son souci de reproduire fidèlement les réalités de l’île, Gouverneurs de la rosée accorde  une place importante à l’analyse  du problème social haïtien14. Quelle est la nature de ce problème et quelle solution le roman propose-t-il ? Reprenons le  condensé du récit pour répondre à la question.

Manuel Jean-Joseph est le personnage principal du roman. Sa quête, qui consiste à découvrir une source d’eau pour redonner la vie à son village, est nécessitée par la crise qui frappe ce dernier et l’incapacité des habitants de la résoudre. Fonds-Rouge a perdu son harmonie d’antan. Une implacable sécheresse a tout ravagé : les plantes, les bêtes et les hommes. Face à la calamité, la population n’a trouvé d’autres ressources  que d’invoquer le Ciel, les saints chrétiens et les divinités vaudoues, dans l’espoir d’un miracle. D’autre part, la haine  s’est cristallisée entre les deux clans jadis frères ; une rancœur qui ne laisse aucune chance à la paix et au progrès du village.

Manuel est le seul homme de Fonds-Rouge qui ait évolué hors du carcan de la tradition. A Cuba où il coupait la canne à sucre, il a enduré la misère et vécu l’exploitation des ouvriers noirs par les bourgeois blancs. Ces ouvriers, dit-il,

« n’ont rien que le courage de leurs bras, pas une poignée de terre, pas une goutte d’eau, sinon leur propre sueur. Et tous travaillent pour Mister Wilson et ce Mister Wilson pendant ce temps est assis dans le jardin de sa belle maison, sous un parasol, ou bien il joue avec d’autres blancs à envoyer et renvoyer une boule blanche avec une espèce de battoir à lessive. » (p. 49)

Nous savons que Cuba a été pendant longtemps, depuis le phénomène Castro, « le fanion de l’affranchissement des peuples dans la Caraïbe et en Amérique Latine »15. C’est cette flamme de la Révolution qu’apporte le Manuel du roman.

Avec une lucidité et une conscience politique qui compensent son analphabétisme, le jeune homme se rend compte que la misère qui  frappe son village n’est pas due à la fatalité, mais qu’elle a des causes écologiques et sociales. D’une part, le déboisement à outrance a provoqué les érosions et la sécheresse ; d’autre part les pauvres paysans n’ont aucun droit contre la malfaisance des autorités : le juge de paix, la police rurale, les arpenteurs et les spéculateurs en denrées vivent sur eux comme des puces (p.80). Dans les villages voisins, des paysans, pour fuir la misère, ont tenté d’aller chercher fortune ailleurs où ils ont été soumis à des traitements inhumains :

« J’ai laissé des milles et des milles d’Haïtiens du côté d’Antilla. Ils vivent et ils meurent comme des chiens (…) tuer un Haïtien ou un chien, c’est la même chose, disent les hommes de la police rurale : des vraies bêtes féroces. » (pp. 49-50)

La solution que préconise Manuel – et qui semble être également celle de l’auteur implicite - c’est la révolution. Celle-ci doit commencer par la prise de conscience, « la connaissance que l’homme est le boulanger de la vie » (p. 96). La prise de conscience mène à la révolte, symbolisée ici par la grève, la huelga en espagnol où la consonance du mot exprime si bien la violence et la charge révolutionnaire. La dernière étape consiste, pour les paysans, à se prendre en charge pour améliorer leurs conditions de vie.

A cette étape du processus, le remède proposé est pragmatique et rationnel. IL s’agit de :

  1. découvrir une source d’eau,
  2. réconcilier les villageois,
  3. former un seul coumbite dont la première tâche sera de drainer l’eau jusqu’au village,
  4. créer un syndicat des paysans.

Mais, pour arriver à s’assumer, les paysans doivent abandonner les mauvaises habitudes qui les empêchent de décoller. L’une de ces habitudes, c’est l’alcoolisme :

« L’alcool leur donnait un semblant de vigueur, une brève illusion d’espoir, un oubli momentané. Mais ils se réveillaient la tête orageuse, la bouche sèche ; la vie prenait un goût de vomissure et ils n’avaient même pas un morceau de salaison pour se refaire l’estomac. » (p.16)

L’autre tare, c’est la culture de la haine, la pratique de la vendetta qui divise les paysans alors qu’ils ont besoin d’unir leurs forces. « On ne peut enjamber le sang » (p. 65), répète-t-on dans les deux camps des frères ennemis. Le devoir de vengeance est la plus dangereuse des contradictions non antagonistes du roman dans la mesure où il opposera le héros à son géniteur et à son rival par qui viendra sa mort.

   Le troisième vice, et non le moindre, est  lui aussi lié au poids de la tradition : la religion, cette pratique que le communisme a taxée une fois pour toutes d’ « opium du peuple ». Sans se proclamer athée, Manuel n’est pas un adepte du christianisme orthodoxe ni du vaudou. Le narrateur, de son côté, n’est pas  du tout tendre à l’égard de ces deux religions. Il dénonce la voracité du houngan tout comme celle du père Savane qui, tous les deux, appauvrissent les paysans en monnayant leurs services sans retenue. Toutefois, si nous tenons compte de quelques exceptions, notamment du fait que la mort de Manuel est prédite par Ogun, le dieu des forgerons et du sang, nous pouvons nuancer en disant que le roman ne jette pas totalement le discrédit sur le vaudou dont il s’accommode pour une raison manifestement idéologique tout en fustigeant l’attentisme et la superstition des paysans. C’est ainsi qu’à sa mère  Délira qui, face à la calamité, se réfugie dans la croyance que Dieu est « le Seigneur de toutes choses ; il tient dans ses mains le changement des saisons, le fil de la pluie et la vie de ses créatures » (p.55), Manuel rétorque :

« Non, j’ai de la considération pour les coutumes des anciens, mais le sang d’un coq ou d’un cabri ne peut faire virer les saisons, changer la course des nuages et les gonfler d’eau comme des vessies. » (p.96)

L’objectif à moyen terme du projet de Manuel déborde le cadre restreint de Fonds-Rouge et embrasse l’ensemble du pays. Se confiant à Laurélien, il lui dit à ce propos :

« Et avec ça nous sommes pauvres, c’est vrai. Mais sais-tu pourquoi, frère ? A cause de notre ignorance : nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force : tous les habitants, tous les nègres des plaines et des mornes réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. » (p.80)

A plus long terme, le combat de Manuel s’inscrit  dans la lutte que mènent tous les opprimés de la terre :

« Tu vois, c’est la plus grande chose au monde que tous les hommes sont frères, qu’ils ont le même poids dans la balance de la misère et de l’injustice. » (p.100).

Par ses appels répétés à la grève et à la formation d’un grand syndicat, le roman de Jacques Roumain touche à la thématique universelle de la lutte des classes dans la pure tradition progressiste. Cette thématique n’est pas nouvelle dans ses écrits. Composé en 1938, Bois d’ébène célébrait déjà l’union internationale de la classe ouvrière :

« Nous proclamons l’unité de la souffrance

Et de la révolte

De tous les peuples sur toute la surface de la terre 

Et nous brassons le mortier des temps fraternels

Dans la poussière des idoles.  » 16

   Dans l’œuvre qui nous occupe, Manuel se bat aussi pour l’avènement d’une ère fraternelle. Adepte de la religion du bonheur, au sens matérialiste d’Albert Camus, il ne désarme pas devant l’ampleur du désastre mais croit fermement à la vie, à ce que « les hommes ne peuvent pas mourir » (p.129). Il sait que tout homme a le devoir d’œuvrer pour son bonheur et pour celui de ses semblables. Comme Rieux et Tarou dans La Peste de cet écrivain célèbre, il pense que la sainteté réside dans l’exécution des tâches utiles à la société et le service désintéressé que l’on rend à ceux qui souffrent :

«  Oh sûr, qu’un jour tout homme s’en va en terre, mais la vie elle-même, c’est un fil qui ne se casse pas, qui ne se perd pas tu sais pourquoi ? Parce que, chaque nègre pendant son existence y fait un nœud : c’est le travail qu’il a accompli et c’est ça qui rend la vie vivante dans les siècles des siècles : l’utilité de l’homme sur cette terre. » (p.129)

Comparable à Prométhée, Manuel apporte la flamme de la vie aux paysans de Fonds-Rouge, cette flamme qui brille constamment sur son front même dans sa mort et que certains critiques ont déchiffré comme le signe christique du don de soi :

« Pa’quel excés de bonté vous vous êtes cha’gé di poids de nos crimes, vous avez souffé’ine mô crielle pou’nous sauvé de la mô. » (p.192)

Ce chant scandé en créole par les paysans à la veillée funèbre de Manuel invite effectivement, comme toute la fin du récit d’ailleurs, à rapprocher la mission de Manuel de celle du Christ. Manuel, porteur de promesse, « donne son sang et la rosée reviendra fertiliser la terre d’Haïti »17.

Manuel, fils de Bien-aimé Jean-Joseph et de Délira Délivrance, la mère des douleurs, cette femme obéissante jusqu’à donner son fils unique , symbole de la soumission, par qui vient la délivrance du village :

« Vous avez offert des sacrifices aux loa, vous avez offert le sang des poules et des cabris pour faire tomber la pluie, ça n’a servi à rien. Parce que ce qui compte, c’est le sacrifice de l’homme. C’est le sang du nègre. Va trouver Larivoire. Dis-lui la volonté du sang qui a coulé : la réconciliation, la réconciliation pour que la vie recommence, pour que le jour se lève sur la rosée. » (p.183)

Allusion évidente à la bible ou simple réel haïtien ? Le débat n’est pas terminé entre tenants de l’approche intertextuelle et ceux du réalisme socialiste. Si l’analyse de Daniel Delas qui a tenté de prouver à tout prix le messianisme du roman a péché par excès de zèle, nous pensons qu’il serait tout autant extrémiste d’exclure tout commerce entre le réel haïtien et les récits de la bible dont Jacques Roumain n’était certainement pas ignorant. Du reste, rapprocher la mission de Manuel de celle du Christ n’enlève rien à l’athéisme indissociable du roman. Au contraire.

 

Conclusion     

Il ne serait donc pas aberrant d’affirmer que le roman de Jacques Roumain a été fécondé par les récits bibliques  aussi bien que par le contexte social, culturel, historique et géographique de son pays.

L’écrivain a porté sur la réalité haïtienne un regard de poète, d’ethnologue et de militant. La lecture de Gouverneurs de la rosée peut être illuminée par un faisceau d’idéologies dont les credo indigéniste et marxiste ne sont que des axes forts.

   C’est certainement cette influence plurielle conjuguée avec le génie propre de l&rs

Par Dieudonne MUTOMBU YEMBELANG, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024