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Lecture politique de Ségou de Maryse Condé

Raphael NUMBI KYOSE[1]

Raphaelnumbi44gmail.com

 

Résumé

De tous les romans de Maryse Condé, celui qui nous intéresse ici est Ségou, publié en deux volumes en 1984 et 1985. La spécificité de ce roman par rapport à l’œuvre de Maryse Condé, c’est le fait qu’il raconte le récit de la décadence du royaume bambara de Ségou qui est intervenue au dix-neuvième siècle et ce, à travers la saga d’une famille opulente de Dousika Traoré. Cet effondrement serait prémonitoire au déclin inexorable de l’Afrique. En effet, notre réflexion sera établie sur la Lecture politique de Ségou en vue de dégager la structure significative que dissimule ce roman.

 

Mots clés : syncrétisme, onirocrite, polythéisme, collision culturelle, vision, déculturation.

 

Introduction

Bien des critiques littéraires certifient que la Lecture Politique des Oeuvres Littéraires est bel et bien une méthode d’analyse littéraire établie sur des paradigmes théoriques plausibles. Cependant, son déploiement pose problème, parce qu’elle ne dépend pas forcément de la thématique du contenu que recouvre une œuvre littéraire, et c’est là qu’un grand nombre de critiques se heurtent et/ou se gourent largement lorsqu’ils pensent que ce serait la trame de l’œuvre qui détermine l’herméneutique de la méthode. Certes, ce texte n’a pas pour vocation d’évaluer les travaux antérieurs où l’on a appliqué cette méthode, mais d’en proposer une lecture typique à l’aune des théories sous-jacentes à cette démarche, que proposent nos maîtres, en l’occurrence Jacques Leenhardt dans Lecture politique du roman « La jalousie » d’Alain Robbe-Grillet1, Lema va Lema2 dans Littérature négro-africaine d’expression française. Modes d’approche et Questions spéciales, et Nsonsa Vinda dans ses innombrables publications dont nous nous sommes inspiré. En effet, pour le trio que nous venons de mentionner, cette méthode littéraire est applicable à toute œuvre littéraire classique, pourvu que son herméneutique spécifique ne soit pas galvaudée.

Notre réflexion s’articule essentiellement autour de la lecture politique de Ségou en diptyque, qui est un prélude aux travaux en gestation. Néanmoins, il sied de souligner que la lecture de deux tomes de Ségou de Maryse Condé est fastidieuse, d’abord à cause de la taille épaisse, mais surtout à cause de la flopée de personnages et de la kyrielle d’événements qui jalonnent le récit, de la pléthore des lieux où la narration se déploie, et de la lassitude que procure le temps du récit. Nous nous évertuerons donc à le condenser selon leur rapport à notre sujet.

Ségou 1 : Les Murailles de terre (1984) est un éventail de rencontres conflictuelles de cultures, de civilisations, de religions et de croyances de diverses sortes. Le roman offre une fresque que représente un royaume éponyme en Afrique de l’Ouest, où le polythéisme-fétichisme des Bambara sera dompté par l’intrusion de l’Islam qui se propagera à une vitesse exponentielle et qui voudra juguler les ardeurs des croyances et des rites indigènes. Quatre fils d’une même famille cristallisent l’intrigue du roman, le premier et sa progéniture servent de suppôt à la pénétration de l’Islam, le deuxième a toujours été ignoré par son père et son frère Tiekoro. Seule sa belle-mère Nya lui accorde toute attention. Sa vie sera marquée de déconfitures accablantes. Il mourra à un âge avancé rongé d’éléphantiansis. Le troisième resté au royaume en casanier sera le témoin oculaire de l’éversion de Ségou, et le benjamin quittera Ségou dans un élan d’aventures périlleuses qui le précipitent au trépas. La suite du récit raconte les péripéties que rencontrent les descendants de ces quatre personnages entremêlés avec les événements qui ont marqué le XIII eme siècle africain, avec des prolongements y compris en Europe, au Brésil et aux Antilles.

Ségou 2 : la Terre en miette (1985) est l’appendice du premier tome et se déroule en Afrique de l’Ouest puis à la Jamaïque et, de nouveau, en Afrique. Les aires géographiques où se déploie son récit, de même que les ères historiques qu’il décrit sont riches en événements : pour la Jamaïque, ce sont les conditions austères des Noirs bien qu’affranchis du joug de l’esclavage et, pour l’Afrique occidentale, l’instauration agressive de la colonisation et celle de l’Islam au royaume polythéiste-fétichiste de Ségou.

  1. Elucidation du concept Lecture politique des œuvres littéraires

Nous étudions « l’œuvre littéraire comme élément de la superstructure, ‘reflet’ d’un contexte ou d’une idéologie »4 Car, comme le veut Lucien Goldmann :

« L’élément essentiel dans l’étude de la création littéraire réside dans le fait que la littérature et la philosophie sont, sur des plans différents, des expressions d’une vision du monde, et que les visions du monde ne sont pas des faits individuels, mais des faits sociaux. »5(Lucien Goldman, 1964. p.245)

C’est cette notion d’idéologie, qui peut avoir pour définition une vision du monde, qui est l’objet de notre étude, dans sa relation intrinsèque avec l’esthétique littéraire : c’est le spéculaire, autant idéologique que stylistique, des textes. Quid alors de la Lecture politique des œuvres littéraires ? Lema va Lema atteste que la Lecture politique est une méthode d’analyse qui consiste à dégager le contenu idéologique d’une œuvre littéraire, entendu au sens de vision du monde que celle-ci exprime, en essayant de l’insérer dans un ensemble plus vaste. Et pour mieux cerner la pertinence de cette méthode, Jacques Leenhardt propose un mémento d’explication :

« Proposer une lecture politique du roman c’est d’emblée situer celui-ci à la charnière du champ sociologique et de ses manifestations idéologiques. C’est lier le fonctionnement du discours au jeu des catégories mentales et des systèmes de représentation cristallisés aussi bien au plan socio-politique qu’à celui des formes littéraires. »6 (Jacques Leenhardt, 1973. p.227).

Ainsi, l’on peut déduire, de cet extrait, que la vision du monde que dissimule une œuvre littéraire est le point de mire de la lecture politique des œuvres littéraires, dont le décryptage de la structure significative et son insertion dans un ensemble plus vaste serait l’étape ultime que revendique toute lecture politique. Dans cette perspective, pour dégager la vision du monde que secrète l’œuvre littéraire, il faudra forcément procéder par le mouvement dialectique enté sur deux entités, en l’occurrence compréhension et explication.

En effet, la compréhension vise à dégager la structure significative d’une œuvre ou encore d’un ensemble d’œuvres, et l’explication à insérer cette structure dans un moule idéologique plus vaste. Ainsi, comprendre une œuvre c’est éclaircir son rapport à une vision du monde, et l’expliquer c’est démontrer la fonction de cette vision du monde dans la structure sociologique globale. In fine, pour Jacques Leenhardt, un tel schéma méthodologique présente la difficulté de ne pouvoir s’opérer qu’à travers une certaine circularité des procédures.

Dans cette ornière, mettre en lumière la structure significative de Ségou à travers la lecture politique postule une démarche de compréhension qui se focalise sur l’insertion de cette structure significative dans le processus de désagrégation de l’idéologie coloniale que l’explication élucide.

C’est à l’issue de cette pérégrination théorique, que l’on pourra entamer les moments méthodologiques qui s’articulent autour de quatre questions majeures qui enclenchent toute lecture politique authentique :

  1. Une structure significative cohérente ? Ségou présente-t-elle une structure significative cohérente ? Laquelle ? Et cette structure définit-elle ces deux romans géminés ou l’œuvre entière de Maryse Condé ?
  2. Insertion idéologique. La structure significative ainsi dégagée peut-elle et doit-elle être insérée dans un courant idéologique plus important ?
  3. Idéologie et classe sociale.  Une telle structure idéologique, si elle existe, entretient-elle des rapports fonctionnels et intelligibles avec une classe ou fraction de classe, et lesquels ?
  4. Fonctions de la classe. Cette classe, ou fraction de classe, occupe-t-elle une position intelligible dans la structure sociale globale de l’univers romanesque ?

 

  1. Analyse des œuvres du corpus

Maryse Condé est considérée de nos jours comme faisant partie des écrivains caribéens les plus illustres, elle s’est surtout signalée dans l’arène littéraire en 1984-1985 après la publication de Ségou en diptyque. Ségou décrit le déclin tragique de l’empire bambara, dont la ville de Ségou est la capitale, sur deux siècles étalés sur la période esclavagiste jusqu’à l’arrivée des troupes coloniales françaises. En effet, vers la fin du XVIIIème siècle, le royaume de Ségou, en Afrique de l’Ouest, sera horriblement ébranlé par la sujétion de l’Islam, du christianisme et de l’Occident. Ce roman condéen est considéré par certains critiques comme un best-seller de son auteure.

Le fait que Maryse Condé ait annoncé, à l’occasion de la publication de son nouveau roman qu’il serait son dernier, nous incite à revenir sur Ségou dont on a pu dire que « jusqu’à présent, aucun roman africain n’a brossé un tableau aussi ambitieux, historiquement documenté et réussi sur le plan romanesque que le Ségou de Maryse Condé. »Ségou, à cause de ses péripéties alambiquées, répugne son lectorat et crispe toute boulimie de lecture, c’est pourquoi il semble avoir attiré moins d’analyses que les autres romans condéens qui l’ont suivi. Cathy Vansintejan affirme que dans la liste d’« articles choisis » de la base de données Île en île, 30 contiennent le nom d’un roman, dont six pour Heremakhonon, sept pour Moi, Tituba sorcière …Noire de Salem, onze pour Traversée de la mangrove, quatre pour La Migration des cœurs et deux seulement pour Ségou. D’ailleurs, il faut signaler que c’est le dernier roman de Maryse Condé sur L’Afrique postcoloniale. Après ce roman, l’auteure se consacra aux Antilles natales après 30 ans d’éloignement, bien que les liens avec l’Afrique soient insécables et ses publications ultérieures empreintes de souvenirs indélébiles. Les bribes de témoignages que recouvrent ses romans après son périple africain sont quasiment imaginés, fantasmés par des descendants, qu’ils soient d’esclaves ou de rois. Ségou que Maryse Condé a dédié à son aïeule bambara, « A mon aïeule bambara » est cet ultime roman africain qui articule sa fiction aux éléments symboliques de retrouvailles profondes de l’auteure avec l’Afrique de ses ancêtres, avant de retrouver la diaspora noire en exil, qui augure les errances des peuples noirs d’Afrique et des Antilles.

En outre, les frontispices sont non seulement dotés de sens paratextuel, mais ils renseignent également sur les arcanes de l’intrigue du roman. Composé de deux tomes, SégouLes Murailles de terre (1984) puis Ségou- La Terre en miette (1985), tous deux chez Robert Laffont, cette première saga africaine mêle personnages et événements historiques aux péripéties d’une famille de fiction, dont l’inexorable disparition augure celle de l’Afrique libre. L’auteure fait commencer le roman en 1797, au moment où un homme blanc accoste sur les rives du fleuve Joliba, suscitant une immense curiosité chez les habitants de Ségou, il sera même rabroué, parce que les Murailles de terre sont encore opaques aux cultures et civilisations exotiques. Que signifie alors Les Murailles de terre et La Terre en miette ? Le début timide des campagnes d’évangélisation défriche le terrain aux invasions coloniales du XIXème siècle. Entre les deux phases de l’expansion européenne, c’est l’islamisation, forme de colonialisme dont le modus operandi est la guerre religieuse connue sous le nom de Jihad. Parmi les corollaires du harcèlement colonial, la destruction réelle et symbolique des Murailles de terre de Ségou par les canonnières de l’armée d’occupation française serait la plus fatale. Donc, la fragmentation des Murailles de terre symbolise la civilisation millénaire bambara cruellement pénétrée par les puissances coloniales, tandis que La Terre en miette inaugure l’ère de l’instauration clandestine des identités éparses que charrient l’hégémonie occidentale. Les Murailles de Ségou, bien avant son écroulement sous la puissance de feu des conquérants français, avaient été ruinées par l’islamisation agressive et spectaculaire ainsi que par les invasions des Négriers. Les sous-titres des deux volumes du roman Ségou expriment synchroniquement la résilience implacable de la civilisation ancestrale bambara, et sa déchéance inéluctable.

Le chapitre premier est comme un précipité du condensé de l’œuvre, parce qu’il réunit les éléments saillants de l’intrigue. C’est d’ailleurs par le biais du protagoniste, Dousika, que nous sont parvenues les premières paroles indubitables du griot, qui est une personnalité notable de la culture bambara, et qui surgit à tout moment dans le train-train quotidien des aborigènes de Ségou, rappelant au lecteur le poids inestimable de la tradition orale, d’autant plus que l’oralité préserve et pérennise la culture bambara par la répétition de la généalogie et des prouesses du clan. 

Quatre étapes sont toutes aussi cruciales dans l’analyse de Ségou, et Maryse Condé est parvenue à en faire surgir les corrélations :

  1. en soulignant de sa pratique ce qui ressortit d’un déchiffrement patient ;
  2. en élisant des sujets historiques qu’elle représente tout en les démystifiant ;
  3. en mettant en garde le lecteur contre les simplifications de la lecture, des formules trompeuses parce qu’elles ne représentent des mots qu’un corps momifié, appauvri ;
  4. en suggérant que le langage ne peut satisfaire complètement.

 

  1. Application de la méthode à l’analyse de Ségou

Appliquer cet arsenal théorique à Ségou de Maryse Condé, c’est se proposer de la situer au carrefour du roman historique considéré comme phase idéologique et littéraire, mais dans son rapport à des ancrages idéologiques figés tels que la vision de la quête de l’identité culturelle et des valeurs traditionnelles ancestrales du monde. Néanmoins, avant d’enclencher l’application de la lecture politique de Ségou, une précision s’impose, nous n’allons pas procéder de façon machinale, mais par le mouvement des va-et-vient en vue de déceler la vision du monde que dissimule ce roman.

    1. Structure significative cohérente

Nous nous empressons d’attester, à l’exorde de cette partie consacrée à la structure significative cohérente, que Maryse Condé s’évertue à restaurer la vision du monde à l’africaine.

A titre documentaire, Ségou est le troisième roman de Maryse Condé, il a été publié en deux volumes, Ségou : Les Murailles de terre, en 1983, et Ségou : La Terre en miette,1985. Il est à la fois en rupture et en continuité avec ses deux premiers romans : Heremakhonon (1976) et Une saison à Rihata (1981). Si les deux premiers romans de Maryse Condé sont des biographies fictives axées sur la quête de l’identité du protagoniste, Ségou est une saga familiale qui confronte les ressorts d’un siècle d’histoire qui dévia cette région d’Afrique de sa trajectoire ancestrale. Nous avons pu établir, en filigrane, des similitudes irréversibles entre ces premiers romans et Ségou, du fait que le désir qui hante l’héroïne, originaire des Antilles, celui d’établir l’héritage africain, est discrètement poursuivi par l’auteure dans l’intrigue de Ségou. Pour étayer cette allégation, Maryse Condé dans une épître dédicatoire consacre son œuvre à son « aïeule bambara », celle jusqu’à qui il serait utopique de remonter physiquement. Dans cette perspective, Deborah Hess dira que :

« Maryse Condé, qui dédicace l’œuvre à ‘son aïeule bambara’, présente cette évocation historique du rapport symbolique complexe entre les structures d’ordre et de désordre comme une tradition mythique des racines des Antilles. » (Déborah Hess, 2006. p.74).

L’intrigue du roman constitue une évocation symbolique de l’histoire de l’Afrique au cours du dix-neuvième siècle. La première scène présente en microcosme le réseau de motifs qui structurent le roman. Les murs, l’arbre et l’eau, les traces de l’oralité, les amulettes fétiches et les structures parallèles sont les motifs qui ordonnent la société bambara romanesque. Cette société, ayant survécu à plusieurs manifestations violentes au cours de guerres passées, subit un changement de fortune symbolisé par la chute des Traoré.

En effet, Maryse Condé décrit, à travers cette épopée, l’évolution des Traoré, une famille bambara, depuis l’arrivée de Mungo Park, un premier blanc à Ségou, à la fin du dix-huitième siècle jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et la prise de Ségou par les Français. Dans la première scène, qui a lieu vers 1796, l’empire est à son apogée. Le deuxième tome se termine par une confrontation fratricide entre Omar et Ahmed. Omar est à la tête d’un mouvement de résistance groupant plusieurs ethnies de la région de Ségou, et Ahmed mène les Bambara, les alliés aux Tirailleurs sénégalais et les suppôts de l’armée française conquérante.

Du premier tome sous-titré Les Murailles de terre au deuxième, La Terre en miettes, les fortunes de la famille Traoré, symbolisant d’une part celles de Ségou et d’autre part celles de l’Afrique subsaharienne, évoluent de façon tragique. Confronté à l’Europe qui s’impose par l’esclavage et le christianisme, l’ordre du monde bambara se désagrège.

Une autre confrontation minant profondément l’ancien monde de Ségou est l’Islam. Ségou, symbolisant l’Afrique, ne peut résister à ces fléaux dévastateurs. Monde clos, symbolisé par ses murs imparables, Ségou est astreinte à ouvrir ses portes aux étrangers qui font incursion dans la ville à la fin de La Terre en miettes. L’évolution de cet univers ordonné vers un désordre progressif ainsi que des rapports de plus en plus complexes avec les influences de l’extérieur caractérise le développement du roman.

De ce qui précède, il ressort que la vision de la quête de l’identité culturelle du monde sous-tend la structure significative du roman. Alors sans redite, l’on peut affirmer que la crise identitaire se révèle être le leitmotiv de Ségou. En effet, l’incursion de l’Islam, de l’Occident et du christianisme en Afrique a engendré des bouleversements fatidiques qui ont ébranlé cruellement les piliers sur lesquels les sociétés négro-africaines furent bâties. La rencontre fortuite entre différents peuples et diverses cultures a suscité un climat délétère de tension. L’expansion des cultures exotiques s’accompagnent d’enjeux multiples. Dans cette mosaïque, les valeurs culturelles, traditionnelles, morales et spirituelles indigènes ont été sérieusement corrodées. Car, à cause des conquêtes de l’Islam, du christianisme et de l’Occident, les repères historiques des Négro-Africains seront fortement endommagés. De ce fait, cette zizanie aura, certes, des répercussions néfastes aussi bien sur les relations entre les allogènes et les aborigènes que dans la conscience collective. En vue de pallier cette cacophonie, nous exhortons à une restructuration de l’identité culturelle collective pour prévenir les fantasmes identitaires. Dans cette optique, Celias Kemedjo dira que :

« La fin du deuxième millénaire développe deux attitudes apparemment contradictoires dans le mouvement des peuples et des communautés humaines et culturelles. On assiste d’un côté à une poussée pragmatique des Etats vers l’identité multinationale. De l’autre côté, une frange grandissante de l’humanité revendique, de manière fanatique, la préservation des identités particulières. » (Araujo N.1996 p.25

Tiékoro, l’aîné des quatre fils de Dousika, incarne bien la fracture identitaire béante d’un homme pris entre sa culture d’origine et sa nouvelle croyance religieuse. A l’instar des autres membres de sa fratrie, on le décrit de l’enfance à la mort, du début du roman jusqu’aux trois quarts du premier tome, et il continue d’apparaître régulièrement, dans les souvenirs ou les légendes attachés à sa personne jusqu’à la fin du deuxième tome.

C’est par ses oreilles et ses yeux puérils qu’une autre religion fantasmée fait incursion dans la famille Traoré, jusque-là toute acquise aux croyances ancestrales :

« La veille, il avait entendu résonner l’appel du muezzin et quelque chose d’indicible s’était éveillé en lui. Il en était convaincu, c’était à lui que cette voix sublime s’adressait. (…) Ce qui l’intrigua, ce fut l’occupation à laquelle se livrait l’homme. Dans sa main droite il tenait une tige de bois terminée par une pointe acérée. La trempant dans un récipient, il traçait ensuite de minuscules dessins sur une surface blanche. » (T1 p.27-28)

L’Islam et la colonisation européenne qui ont agrémenté la traite négrière ont jeté les jalons d’une nouvelle dynamique qui a été à la base des brassages culturels au gré des conversions et des migrations. L’écroulement des anciennes frontières raciales, ethniques et religieuses inaugure une ère de métissage sans précédent. L’interpénétration des identités engendre chez certains individus un sentiment d’écartèlement entre des camps parfois irréductiblement opposés. Ceux-ci sont amenés à se poser les questions suivantes : quelle est mon identité authentique ? Et qui suis-je ? Etonnamment, ils entendent itérativement des voix cacophoniques se les tirailler. Cette crise identitaire qui caractérise plusieurs personnages de Ségou résulte souvent d’un certain nombre de dichotomies où l’on peut identifier des oppositions binaires telles que monothéisme/polythéisme, religion/ethnie et ancestralité/modernité.

En outre, il faut épingler que la société romanesque décrit dans Ségou se caractérise fortement par une pluralité ethnique et raciale. Cette situation se disculpe aussi bien par des raisons géographiques ou historiques. D’abord, le royaume de Ségou, point focal du roman, abrite au moins quatre entités ethniques : les Bambaras, qui constituent le groupe majoritaire, les Peuls, Les Somonos et les Bozos. Par ailleurs, on assiste à des mouvements migratoires notables aussi bien à l’intérieur du continent africain que vers l’Europe et les Amériques. C’est ainsi qu’au gré des pérégrinations, du commerce triangulaire, des voyages et des guerres, différents peuples et races se rencontrent. Nous avons noté certaines fusions entre le fond culturel bambara et le polythéisme et les influences extérieures --- le christianisme, l’Islam, l’exil et la traite --- qui provoquent une perte identitaire chez les Bambaras, ressasse l’histoire de L’Afrique.

Le mérite de Maryse Condé, c’est d’avoir pu circonscrire à travers la société romanesque de Ségou et ce, par la puissance d’un verbe inspiré, la démystification de l’histoire de l’Afrique avec comme toile de fond, le problème de l’identité culturelle. Maryse Condé s’excipe de Ségou pour démontrer que le drame de l’Afrique découle du fait que les peuples africains n’ont pas pu créer à temps une soupape culturelle qui aurait pu être le socle d’une nation puissante et viable. De fait, cette disparité culturelle qui caractérise l’Afrique a engendré les antagonismes qui ont conduit le continent noir à la dérive. Ainsi, l’idée d’une unité culturelle des Noirs, qui s’apparente à une rengaine et caractérise les productions littéraires de certains auteurs, notamment Cheikh Anta Diop, Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire paraît moins une vérité historique qu’un mythe né de la volonté de contrecarrer l’hégémonie occidentale.

Au demeurant, les perspectives thématiques à explorer dans l’œuvre romanesque sont légion, notamment le thème de l’exil, de l’errance perpétuelle, la diaspora, la créolité, la culture, le marxisme, la diversité, la pluralité, etc. Cependant, l’enjeu de la quête de l’identité culturelle imprègne ostensiblement l’intégralité de l’œuvre condéenne, mais dans les contextes différents, parce que Maryse Condé situe toujours ses romans dans l’espace où elle habite. En Afrique, ses romans avaient pour cadre l’Afrique. De retour en Guadeloupe, son univers devient insulaire et épouse l’existence de ses habitants. En exil aux Etats-Unis, son paysage devient américain. Son séjour en métropole n’apparaît guère dans sa géographie romanesque.

 3.2. Insertion idéologique

L’étape précédente était consacrée à la Compréhension en vue de dégager la structure significative cohérente de l’œuvre, et cette étape cruciale nous autorise présentement à amorcer la deuxième étape qu’est l’explication par laquelle la structure significative ainsi dégagée sera insérée dans la phase idéologique, où il sera question d’identifier le statut d’une œuvre par la stratification des genres littéraires auxquels appartiendrait l’œuvre romanesque. D’emblée, nous pouvons affirmer que Ségou de Maryse Condé est un roman historique. Qu’est-ce qu’un roman historique, traditionnel ou classique ? Selon Jacques Chevrier, le roman historique est un réquisitoire :

« De récits épiques, de chroniques ou de contes et légendes qui, en exaltant le culte du héros restitue la mémoire des temps anciens à travers des figures prestigieuses d’une époque révolue tout en se proposant de fournir un témoignage authentique d’une culture trop longtemps méprisée. » (Jacques Chevrier, 1984. p.105).

Ségou répond pertinemment à cette définition que nous propose Jacques Chevrier. Dans cette perspective, nous avons opté pour celle proposée par Lema va Lema selon laquelle le roman historique ou traditionnel est :

 « Une histoire à raconter au travers des personnages bien typés. Le romancier cherche à créer des personnages vivants et à exprimer la réalité sociale en tant qu’individuelle. Il veut faire concurrence à l’Etat civil, c’est-à-dire créer un monde aussi complet, aussi important que le monde extérieur, un monde qui soit un véritable document susceptible d’être étudié plus tard. Le roman dans ce contexte, est essentiellement un message : la vision du monde de l’auteur, l’expression de ses obsessions, de ses idéaux. Et l’écriture n’est qu’un moyen d’invention par lequel l’écrivain établit un catalogue de la société et des âmes. » (Lema va Lema, 2013. p.1).

Maryse Condé raconte effectivement l’histoire du déclin tragique du royaume bambara et de l’Afrique de l’Ouest à travers la saga d’une famille opulente de Traoré. Au début du roman, le patriarche de cette communauté est Dousika Traoré, un homme aussi nanti qu’altier qui entretient des affinités particulières avec le Mansa Monzon Diarra (le roi) de Ségou. Il sera finalement disgracié à cause de la félonie de la cour royale avant de mourir prématurément.

En effet, Ségou comme roman historique ou traditionnel s’inscrit dans le post-colonialisme, qui apparut dans les années quatre-vingts. De fait, le post-colonialisme est une approche littéraire qui s’intéresse à l’analyse des conflits dus à la cohabitation syncrétique de diverses cultures ainsi qu’à la restauration de la mémoire collective d’un passé révolu. Même si les théoriciens de ce courant de pensée sont aux antipodes les uns des autres dans leurs approches, ils ont cependant un dénominateur commun, le souci de mettre en exergue le conflit qui surgit lorsqu’une culture cherche à en dominer une autre et à exhumer les excentricités du passé colonial exercées sur un peuple en vue de rétablir sa mémoire collective.

L’intrigue de Ségou met en scène le négro-africain à la rencontre impromptue des civilisations exotiques, en l’occurrence l’Islam, le christianisme et l’occident. En sus des aléas politiques et économiques résultant de cette fameuse rencontre, c’est surtout la question liée à l’identité culturelle qui constitue une écharde à extirper de l’histoire commune des Africains.

La complexité du problème réside dans le fait que l’invasion de l’Islam, du christianisme et de l’occident dérange le schéma classique de résolution des conflits auxquels se réfèrent les Africains. Dorénavant, la domination politique s’accompagne d’une tentative du vainqueur à imposer aux asservis une nouvelle vision du monde qui implique l’effondrement de tout un univers socioculturel.

Dans le premier chapitre de Ségou I, l’arrivée d’un Blanc suscite la curiosité et attise l’anxiété dans la cour du roi. La société bambara quasiment dévouée au polythéisme et au fétichisme mobilise ses devins, notamment les buguridala (géomanciens) et les mori (marabouts musulmans) qui sont consultés pour la circonstance. Tout au long du roman, le savoir mystique de l’Islam côtoie et supplante souvent les fétichismes. D’ailleurs, les voyants musulmans sont d’autant plus influents qu’ils jouissent d’une aura toute particulière auprès des souverains.

    1. Idéologie et classe sociale

La fin des certitudes idéologiques, dont l’effondrement du mur de Berlin demeure l’une des manifestations les plus spectaculaires, emporte aussi avec elle les rêves d’une transformation des conditions d’existence collectives jadis suscités par l’idéal marxiste. La désillusion collective installe le monde dans une errance idéologique, existentielle.

Dans le cadre de notre analyse, il ressort que l’infiltration de l’Islam, du christianisme et de l’Occident s’est réalisée subrepticement. Du point vue essentiellement marxiste, ces cultures étrangères ont fait incursion dans l’univers négro-africain en s’emparant d’un marché à la fois matériel et spirituel. Le mysticisme attenant au fétichisme, devait concurrencer, puis supplanter le rôle des magiciens. Mais au-delà de cet aspect spirituel, missionnaires chrétiens et musulmans et colons occidentaux qui ont squatté l’espace africain en important un langage et des modes de vie qui ne cessent de fasciner le négro-africain, le monde noir devient progressivement poreux aux influences étrangères. Dès lors, l’Afrique noire fait l’objet des convoitises à l’image du royaume de Ségou envahi par les prédateurs sous le travestissement des civilisateurs.   

Selon le théoricien marxiste Louis Althusser, la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat passe par un processus qu’il nomme « l’interpellation ». Mais dans le contexte de Ségou, on ne peut déduire que l’islam, le christianisme et l’occident sont des éléments de la superstructure. Cependant, il n’en demeure pas moins vrai que le processus par lequel ces forces imposent leur joug aux Africains rappelle exactement l’interpellation althussérienne. Maryse Condé est insaisissable, parce qu’elle est dans la mouvance d’une pensée erratique, quoique ses ambitions politiques d’antan l’aient trahie. Après son périple africain, elle avait résolu de retourner définitivement dans sa Guadeloupe natale où elle avait décidé de postuler aux élections législatives sur la liste des indépendantistes et ce, après 30 ans d’éloignement. La déconfiture qu’elle essuya, à l’issue de ces élections, la poussa à partir de son patelin pour un long séjour aux Etats-Unis, où elle se consacra à l’écriture.

    1. Fonction des classes

Le paysage ethnographique de Ségou montre une pluralité de groupes que l’on peut diviser en deux grandes catégories : les races et les ethnies. Tandis que la division raciale présente trois groupes : Les Noirs, les Blancs et les Métis. Quant aux ethnies, elles sont plurielles, dont les plus importantes dans ce roman sont les Toucouleurs, les Sarakolés, les Maures, les Yoroubas, les Ashantis et les Fantis. Les autres groupes issus du commerce triangulaire notamment, les Agoudas et les Marrons se sont greffés sur les ethnies traditionnelles.

Dans cette mosaïque, la cohabitation de ces différents groupes a été fortement marquée par des rivalités implacables qui ont engendré le rejet radical de l’autre. Au fait, Ségou est une œuvre où coexistent deux groupes raciaux : Les Noirs et Les Blancs. Les premiers sont représentés par les gens originaires de l’Afrique sub-saharienne et les seconds par les Arabes et les Européens.

L’univers romanesque stratifie la société bambara en trois catégories, sur le mât les nobles de la lignée royale suivi des opulents dont Dousika Traoré, conseiller du Mansa Monzo et tous ceux qui ont des entrées à la cour royale et finalement le peuple qui constitue le marchepied des deux premières classes. Mais il faudra également signaler une autre classe intermédiaire née des échanges commerciaux. Cependant, l’avancée inexorable de l’Islam, du christianisme et des Occidentaux augure une ère nouvelle qui impose la redéfinition des cultures africaines et une autre configuration de la carte ethnographique. Les croisades et les antagonismes déclenchés aux noms de l’islam et de la prétendue mission civilisatrice des Occidentaux fragilisent irrémédiablement les Africains qui se résignent à l’invasion du continent par les Européens. Pour contrarier cette conquête, les Africains doivent renoncer premièrement aux clivages ethniques qui les divisent et penser à inventer une approche qui sera établie sur des valeurs culturelles et morales communes.

 

Conclusion

Maryse Condé a bien connu l’Afrique et les Africains, car elle y a vécu une douzaine d’années en Guinée, en Côte d’Ivoire, et a effectué de multiples voyages dans la sous-région ouest-africaine. A la faveur d’une telle présence, elle incarne, en sa personne, la véritable passerelle entre les Antilles et l’Afrique, d’autant plus qu’elle s’est si bien imprégnée de la réalité africaine à telle enseigne qu’elle fut capable de s’emparer de la plume pour produire des romans dont l’origine, si le nom n’était pas révélé, serait aisément attribuée à une écrivaine africaine. D’ailleurs, son écriture se nourrit quasiment du trésor de l’oralité. Ceci fait allusion au double héritage culturel de la romancière guadeloupéenne, ce que Colette Maximin nomme les « conjonctures eurafricaines. » (Littératures caribéennes comparée.p.143.)

En effet, le problème auquel nous avons été confronté lorsque nous avons entrepris d’analyser ce roman historique et traditionnel, c’est de savoir poser le piquet dans la trame du roman afin d’identifier où s’arrête l’histoire authentique de l’Afrique et où commence la fiction. D’autant plus que Maryse Condé analyse l’histoire de l’Afrique dans une perspective antillaise, d’ailleurs elle le reconnaît lorsqu’elle écrit :

« J’ai mis en scène des personnages et peut-être qu’on peut m’en faire le reproche, des situations, des rencontres qui ne sont peut-être pas du tout des réactions maliennes ou bambara, et qui sont les miennes. »  (Notre librairie, 58)

Maryse Condé reconnaît avoir pris le risque, en dépit de son talent, de transformer l’histoire d’un peuple en une pure fiction assortie de stéréotypes, d’errements voire même d’ahurissements. Par ailleurs, il semble que Ségou est né de l’aversion que Maryse Condé éprouvait contre l’Afrique, après y avoir connu le désenchantement. Le mérite qu’on lui reconnaît, c’est d’avoir compris de sitôt que les Africains, comme tous les autres Noirs de la diaspora, ont le devoir d’identifier leurs tragédies dans leur histoire dramatique. 

Par Raphael NUMBI KYOSE, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024