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La diffusion de l’image culturelle à travers l’enseignement-apprentissage du français en RDC : une analyse herméneutique des manuels scolaires

Willy ILUNGA NTUMBA[1]

wilntumba@gmail.com

Résumé

Le système éducatif de la RDC veut que les textes repris dans les manuels de français reflètent des concepts clés de la culture nationale en vue de sa promotion. A l’école primaire, l’analyse herméneutique de ces textes révèle la primauté qui est accordée au monde rural au détriment du mode de vie de la cité, d’une part, et une place mineure réservée à la culture étrangère de l’autre. Et pourtant la confrontation de ces différents mondes – à travers une démarche interculturelle – s’avère susceptible de renforcer les capacités du dépositaire de l’image culturelle en formation.  

Mots-clés : enseignement-apprentissage du français L2 en RDC, analyse herméneutique des manuels, promotion de la culture congolaise, démarche interculturelle, représentations sociales  

Introduction

Former des citoyens capables de « promouvoir le développement du pays et la culture nationale »[2], telle est la mission fondamentale assignée au système éducatif de la République Démocratique du Congo (RDC). De quels outils didactiques (efficaces) l’autorité éducative se dote-t-elle pour que ce vœu ne demeure un simple chapelet de bonnes intentions ? Est-il possible de mesurer l’impact réel de ces outils sur les acquis des citoyens formés sur la base de la volonté ainsi exprimée ? Des réponses on ne peut plus plausibles à apporter à un tel questionnement partent de l’hypothèse (parmi tant d’autres) que l’enseignement des langues assure normalement la prise en compte de la culture dans le projet formatif d’une citoyenneté responsable.

Dans le cadre du présent article, je me propose d’illustrer comment se fait la promotion de la culture congolaise au travers des textes retenus dans les manuels du français afin de concourir au processus d’enseignement-apprentissage de cette langue et participer en même temps à la formation des citoyens congolais qui soient véritablement dépositaires de leur culture. Par ailleurs, j’estime que décider ainsi de viser la promotion de la culture nationale sous-entend une prise de conscience de la coexistence de plusieurs cultures sur l’échiquier mondial. Ce qui pousse à circonscrire la place réservée à la culture étrangère dans les mêmes manuels et à interroger la variation culturelle que les exercices prévus mettent en évidence en cas de contact de cultures « antagonistes ». En effet, le contexte global de l’humanité montre qu’aucun pays n’est capable de vivre en autarcie. Aussi pour mieux promouvoir sa propre culture, il faut savoir la confronter à la culture d’autrui en vue d’en différencier les valeurs intrinsèques. L’analyse herméneutique[3] de quelques manuels utilisés à l’école primaire me permet évidemment de vérifier ce postulat.

1. Corpus et contexte de l’étude

Dans le contexte congolais, la pratique du français subordonne l’accès à l’instruction, à la formation et à l’épanouissement socioculturel. Cependant, le mode d’appropriation de cette langue le plus en vue reste l’apprentissage par voie de scolarisation, nonobstant son statut de langue officielle et de médium par excellence de l’enseignement national. D’où l’intérêt qu’il y a d’adopter une démarche didactique performante, à même de permettre une véritable construction de la connaissance et d’induire, puisqu’il s’agit de l’appropriation des faits langagiers, la réussite de la communication aux niveaux tant linguistique, pragmatique qu’interactionnel. On peut dès lors se poser des questions suivantes :

  1. Comment le cours de français présente-t-il la culture nationale à la population apprenante pour ainsi favoriser sa promotion ?
  2. Ne pouvant pas concevoir le développement du pays en vase clos, comment le système éducatif congolais intègre-t-il la (les) culture(s) étrangère(s) et à quelles fins intervient cette intégration à travers l’enseignement-apprentissage du français langue seconde (L2) ?

En fait, mon propos s’articule autour du discours des manuels scolaires de français utilisés à l’école primaire (six ans d’études) qui constituent, avec certains autres discours (ceux de l’enseignant, des documents authentiques, des experts en sciences humaines, sociales et autres), une évidente source de construction des représentations sociales et dont l’utilisation à bon escient permet de mettre en place non seulement des compétences langagières mais aussi une pragmatique communicative. Partant de marqueurs de discours en présence, je m’interroge ainsi sur la manière dont les moyens méthodologiques prennent en compte certains aspects de la dimension culturelle en vue de l’acquisition des connaissances encyclopédiques par les apprenants, seules à même de doter ces derniers du savoir-faire et du savoir être favorables aux situations de communication non conflictuelles, dépourvues de malentendus inutiles.

Le corpus[4]servant à cette étude provient de l’analyse essentiellement qualitative de dix-huit manuels publiés par trois éditions différentes dont EDICEF (Vanves, en collaboration avec Afrique Editions), CEEC-MEDIASPAUL de la Commission épiscopale de l’éducation chrétienne (Kinshasa) et Afrique Editions (Kinshasa). Pour illustrer la nature des attitudes et habilités développées à partir des méthodologies proposées par ces manuels, j’ai dû administrer (cf. Ilunga Ntumba, 2006) un test d’évaluation des compétences langagières aux élèves de terminal (niveaux primaire et secondaire)[5]. Pour ce faire, j’ai utilisé le test de l’Institut d’études créoles et francophones de l’Université de Provence (Chaudenson 1995 : 225-239) qui a permis d’identifier les capacités locutoires des élèves. Mon attention s’est focalisée dès lors sur la capacité desdits élèves à utiliser le français appris dans des situations sociales et culturelles diverses.

Le choix porté sur les manuels du primaire s’explique par deux faits importants. Primo, parce que l’enseignement primaire constitue le socle d’une formation scolaire qui vise à pourvoir les apprenants des compétences (savoirs et savoir-faire) intellectuelles relatives à la lecture, à l’écriture, au calcul, à la compréhension ainsi qu’à l’expression en langue(s) enseignée(s) et en langue d’enseignement. Secundo, parce que le maître du primaire enseigne toutes les matières inscrites au programme national. Il a par conséquent la responsabilité de continuer la pratique enseignante du français même dans le cadre de l’enseignement d’autres matières scolaires qu’on qualifierait de connexes.

2. La culture congolaise dans les manuels analysés

D’un point de vue simplement empirique, je conçois la culture comme l’ensemble d’habitus caractérisant un groupe social : son mode de vie, ses techniques de fabrication, ses rites et cérémonies, son organisation du territoire, de la famille, etc. De ce point de vue donc, les manuels scolaires du français s’érigent en vecteurs du discours sur la conception de la vie, la construction et l’organisation de la société. La « description scolaire » de la culture se conçoit ainsi à travers les comportements humains qui se manifestent dans la quotidienneté vitale (cf. Zarate, 1993). La composition de la famille, le mode de travail, les habitudes vestimentaires, etc. sont autant des caractéristiques déterminantes de la culture nationale telle que présentée dans les manuels scolaires analysés ici. 

La culture se traduit au travers des textes et des exercices qui sont effectivement des vecteurs de la réalité sociale telle qu’elle transparaît dans ces manuels. Appartenant à une langue précise, les mots usités se déclinent en référents qui construisent le monde (Beacco 2000). Lesquels mots aident les apprenants à formuler plus tard un discours parallèle, car, comme l’a su montrer Bakhtine (1984), un discours n’est que la reproduction d’autres discours antérieurement prononcés (ou entendus) autour d’un thème donné. De la sorte, il est possible de parler sans forcément s’adonner à une quelconque créativité lexicale. Aussi apparaît-il évident que le discours soit l’actualisation d’une charge énonciative qui caractérise le potentiel significatif des mots que l’on s’approprie :

« […] l’énonciation individuelle ne peut être envisagée indépendamment de l’immense corps des énonciations collectives qui l’ont précédée et qui la rendent possible […]. De ce fait, on peut alors comprendre qu’il y a un sens "déjà là", déposé dans la mémoire culturelle, archivé dans la langue, fixé dans les schèmes discursifs, que l’énonciation actualise, réitère, ressasse, ou au contraire récuse, renouvelle, transforme » (Greimas 1976 : 51-52).

Manifestement, la culture congolaise est bien présente dans les manuels d’enseignement du français en RDC. Les textes qui la véhiculent (récits historiques, récits étiologiques, contes merveilleux, contes d’ogre, contes à dilemme, fables, fabliaux, etc.) abordent des thèmes divers (la patrie, la famille, l’école, le travail, l’alimentation, l’habitation, le voyage, le sport, le jeu…) qui font partie de l’environnement immédiat des élèves. Ces textes sont fondamentalement de types narratif, incitatif, descriptif, poétique, informatif et/ou argumentatif. Il s’agit en majorité des œuvres choisies, tirées de la littérature négro-africaine francophone. Les textes des auteurs français (Jean de la Fontaine, Jean-Jacques Rousseau, Anatole France, Antoine de Saint-Exupéry, Alphonse Daudet, Jules Renard, Georges Sand, Gustave Flaubert, Victor Hugo, Michelet, etc.) qui sont néanmoins retenus dans ces différents manuels abordent des aspects culturels presque similaires à la réalité locale mise en exergue. La volonté de présenter la culture nationale pour sa promotion s’accompagne dès lors de représentations valorisantes. De cette valorisation, qui touche directement moins à l’individu qu’à sa société, émerge le souci de susciter le sentiment de patriotisme. Le ton est donné par ce texte qu’on retrouve dans le manuel de la première année (élèves de six ans). On peut y lire : 

« Mon pays s'appelle le Congo. C’est un très grand pays. Sa capitale est Kinshasa. Elle est située sur le fleuve congo. Il y a aussi beaucoup de grandes villes au Congo. Les plaines de mon pays sont riches. Les montagnes sont souvent élevées. Les lacs sont aussi très nombreux. Dans la forêt, il y a des bêtes sauvages : des éléphants, des buffles, des singes et des okapis. Les Congolais cultivent surtout le manioc. Avec le manioc, ils font les chikwangues, qui sont une bonne nourriture. Baba, Safi, Mabia et Nadi sont des Congolais. Ils aiment leur pays. Ils veulent y rester. A l'école, ils chantent le chant de leur pays : " debout congolais ". » (Le français en première année, p. 87).

Dans la culture congolaise modèle, la famille est composée de façon élargie à travers une relation de consanguinité ; ses membres habitent tous ensemble et cette cohabitation ne gêne personne :

« J’ai un père, une mère, une sœur. Je les chéris de tout mon cœur. Ma grand-mère, mon grand-père, sont bien vieux, et je les aime encore mieux. Dans la nuit, toute la famille s’assied en rond autour du feu qui danse, réchauffe et pétille. Et l’on se sent heureux, très heureux. » (Le nouveau français 2, p. 26).

En famille, les tâches sont formellement réparties et les activités productrices plus évoquées sont l’agriculture, la pêche et la chasse, d’autant plus que la plupart de ces personnages livresques vivent essentiellement en milieu rural :

« Mon père est cultivateur. Pendant la saison des pluies, il cultive ses champs de maïs et de manioc. Maman est une ménagère active. Elle sourit toujours. Elle prépare les repas pour toute la famille. Ma sœur Safi va à l’école. Mon frère a trois ans. Il s’amuse dans la cour. Nous sommes heureux, car nous nous aimons beaucoup. » (Le français en première année, p. 69).

« Dès le lever du jour, le village est abandonné. Les hommes vont débroussailler ou tirer le vin de palme. Les femmes s’occupent de la récolte et de la semence. Selon les saisons, les jeunes gens vont cueillir les fruits sauvages ou ramasser les chenilles ; soit ils se livrent à la chasse aux rats ou à la pêche. » (Le nouveau français 4, p. 50).

« Bile désire manger du poisson, il en a assez d’être cultivateur. Il prend sa ligne, des hameçons et des vers […] ». (Le nouveau français 2, p. 76).

Les outils et méthodes de travail sont pratiquement rudimentaires :

« Mon père est un cultivateur qui ne craint pas le travail. Sa houe et sa machette sur l’épaule, il quitte la maison dès le lever du jour. Il va aux champs et ne rentrera au village qu’au soir vers six heures […] » (Le nouveau français 5, p. 37).

Pour ce qui est de l’habitation, la case et la maison se côtoient dans l’environnement des élèves où finalement l’antagonisme tradition/modernité devient manifestement prégnant :

 « […] En entrant dans la case du voisin, je vois des meubles : une table, des chaises, de petits bancs, des calebasses, des vases en terre. Au salon, j’aperçois une photo de famille accrochée au mur, une image de Jésus et un calendrier […] » (Le nouveau français 3, p. 62).

 « Remplace les points par les mots ci-après : villa – case – logis – domicile – maison – résidence.

  1. Le maître nous a remis un devoir à …
  2. La … du président de la République est gardée.
  3. Papa construit une grande …
  4. L’habitation des animaux est appelée …
  5. Les hommes riches aiment habiter dans des …
  6. Mon grand-père a construit une jolie … dans son village. » (Le nouveau français 4, p. 51).

« Je commence d’abord par te décrire l’appartement et dans une prochaine lettre, je te raconterai l’école. Il est au neuvième étage. Il y a un escalier et deux ascenseurs. Ce n’est pas si grand… quatre pièces plus une cuisine. J’ai une petite chambre dans laquelle j’ai la télévision. » (A nous le français 6e année primaire, p. 145).

L’organisation vitale diffère quand on habite le village ou la ville :  

« Le village de Pindi se situe non loin de la rivière Kwilu. Les maisons sont faites en argile et les toits en paille […] Au milieu, il y a une grande place et un arbre énorme "Musongi". C’est là que se passent les rencontres, les palabres, les jeux et les danses. L’école est installée tout au bout du village, en allant vers la rivière. Les habitants, les "Bapindi" vivent là depuis toujours […] Ils sont heureux de vivre sur ces terres riches et cultivables […] (Le nouveau français 4, p. 50).

« C’est la danse. Ce dimanche, c’est la fête du grand clan. Tous les gens des environs sont venus chez nous. Le chef du clan est présent. Le fils du forgeron bat le tam-tam. Les gens chantent et dansent fort tard, sous les bambous. » (Le français en première année primaire, p. 58).

Mais il ne faut pas ignorer que la valorisation d’une culture doit s’opérer selon une « dynamique ascendante traduisant le progrès » (Zarate 1993 : 20) et trouver son fondement dans l’attrait dont cette culture fait l’objet de la part des étrangers. Tout en favorisant une certaine aspiration à la compétitivité, la dynamique progressiste impose une ouverture significative au monde extérieur. En effet, l’idéalisation des valeurs traditionnelles est bien apparente dans ces manuels alors même qu’on n’y retrouve aucunement des exercices qui aident les élèves à en tirer des conséquences plus favorables.               

3. Le contact des cultures

Les faits historiques révèlent qu’en soi la RDC est une mosaïque culturelle. En effet, le projet de la colonisation a dû rassembler des peuples aux cultures différentes en traçant les frontières qui délimitent présentement le territoire national. La colonisation a été en outre une occasion pour ces peuples d’entrer en contact avec la culture occidentale réputée « civilisatrice » au point de modifier profondément l’organisation de la cité. La ville congolaise reflète pleinement cette diversité culturelle :

« […] J’aime bien venir en ville, dit Yenga. Mais je n’aime pas ces voitures et ces camions. Ils soulèvent trop de poussière et font beaucoup de bruit […] Les maisons de Kananga sont plus hautes que celles du village de Kumba. Les immeubles sont construits en matériaux durables […] Au centre ville, s’étalent les rangées de magasins et des boutiques bien garnis d’articles divers […] » (Le nouveau français 4, p. 55).

« Ma ville est construite sur une vaste étendue située sur la rive gauche du fleuve Congo […] Les nouveaux quartiers ne sont pas urbanisés. Les rues sont poussiéreuses et elles manquent de caniveaux […] Le bouvard et les grandes avenues sont asphaltés […] La nuit, les immeubles ordinaires ou en étages renvoient la lumière sur les trottoirs […] Les principales institutions politiques de notre pays, telles que : la Présidence de la République, le Gouvernement, le Parlement et la Cour suprême de justice sont installées dans la commune de la Gombe […] Les boutiques installées au rez-de-chaussée présentent des vitrines qui attirent les passants […] Au centre ville, la circulation est intense […] » (Le nouveau français 4, p. 58).

La santé, l’hygiène et les habitudes nutritionnelles, vestimentaires et festives sont influencées par le modernisme :

« Awa, une jeune maman quitte une cité de Kinshasa et se rend au centre de santé […] Sa fille Ida a de la fièvre et souffre de maux de tête depuis quelques jours. Un médecin du centre ausculte l’enfant et déclare : - Ce n’est pas grave, elle a contracté le paludisme […] » (A nous l’école 5e année primaire, p. 74).

« Tu es toute petite, tu portes un mouchoir multicolore sur la tête, une blouse jaune bleu et un pagne vert. Tu marches dans la maison, tu ranges calmement la vaisselle, tu fais la cuisine. Tu es Maman […] » (Le nouveau français 3, p. 42).

« - Monsieur Utshidi, l’eau de ce puits est-elle potable ? – Oui, bien sûr, elle est potable. Mais une eau potable sortie d’un puits n’est pas toujours agréable à boire […] – Je préfère l’eau de source de la bouteille, quelle bonne eau ! » (A nous l’école 6e année primaire,     p. 16).  

« Safi se pare pour aller à la fête. Elle porte des bagues à ses doigts. Elle a sa robe longue. Comme elle est belle ! » (Le français en première année, p. 50).

Le contact des cultures est prégnant à travers le thème du voyage – une opportunité réelle de se former et/ou de s’informer – qui apparaît dans les manuels avec les moyens de locomotion qui s’y prêtent (pieds, vélo, vélomoteur, voiture, pirogue, bateau, train, avion, etc.) :

« Je n’oublierai jamais l’arrivée de mon frère Simon […] Il y avait déjà cinq ans que mon frère était parti en France pour faire des études de droit et de commerce. Son retour était donc une grande célébration familiale. L’avion de Simon devait arriver vers vingt heures […] A l’aéroport, nous retrouvâmes nos cousins, oncles, tantes et même les amis de la famille dans la salle d’attente […] » (A nous le français, 6e année primaire, p. 6).

« Mon oncle a acheté une nouvelle auto. C’est une Toyota. Toutes les semaines, mon oncle va en ville. Il achète des pagnes, des chaussures, des bijoux, des chapeaux, des rideaux. Beaucoup de gens du village achètent ces objets. » (Le nouveau français 2, p. 31).

Avec le contact des peuples, la description scolaire de la culture s’établit d’après « les systèmes de perception et les catégories » (Zarate 1993 : 27) que l’on peut mettre en œuvre pour se déterminer. Dès lors, deux tendances de description se dégagent clairement. L’une présente exclusivement la culture locale : les personnages des textes proposés à l’apprentissage de la langue parlent français pour exprimer la réalité nationale ; dans ce cas, la langue française est utilisée pour dire ce que l’on connaît déjà dans la langue source. L’autre tendance aborde, en plus de la culture locale, une culture étrangère selon ses aspects déjà intégrés dans la société. Dans le second cas, comme le souligne Zarate (op. cit., p. 20), « c’est plutôt la solidarité d’intérêts entre la culture nationale et la culture enseignée qui garantit un regard positif sur cette dernière ». Les faits culturels jugés en écart sont ainsi stigmatisés :

« Mon ami Yomkil m’avait raconté que son frère Matip, après un bref séjour en France, ne savait plus parler le bassa, sa langue maternelle, et, pire encore, qu’il ne pouvait plus manger les mets locaux. Il lui fallait souvent du camembert et des haricots verts. Je ne comprenais pas comment cela était possible. (A nous le français 6e année primaire, p. 6).

Il sied de noter que la culture est appréhendée dans ce contexte au moyen de l’approche thématique plutôt que de l’approche interculturelle. On aurait souhaité que les manuels présentent, de façon équitable, les faits culturels du peuple dont on apprend la langue même ceux qui sont typiquement « inaccessibles », surtout si on envisage de leur apporter la « compétence interculturelle » (Byram et alii 2002). Alors que ces manuels sont aujourd’hui conçus dans un « esprit définitif », tenus de se conformer strictement aux instructions officielles, il se ressent le besoin d’intégrer l’approche interculturelle qui est à même d’accentuer la médiation identitaire dans l’enseignement congolais.

4. L’interculturel dans l’enseignement/apprentissage du français

Se rapportant à la situation sociolinguistique particulière de la RDC, on qualifie le processus d’enseignement/apprentissage du français de Didactique du Français Langue Seconde (DFLS)[6], notamment parce que la langue française y est statutairement bien marquée. Langue apprise en milieu scolaire, elle s’implante dans la société, elle est présente dans les interactions de service, en famille, etc. Son taux de vernacularisation augmente d’autant plus que des familles « intellectuelles » en ont fait leur langue véhiculaire, devenant ipso facto l’une des langues maternelles de certains enfants[7]. Même si dans les péritextes de certains manuels il est parfois fait allusion au caractère étranger du français par rapport aux « primo-arrivants » en milieu scolaire, le système congolais n’utilise pas de méthodes FLE.

Comme je l’ai souligné supra, la culture congolaise est la plus représentée dans les manuels scolaires de français, et les autres cultures, même celle des Français, ne sont abordées, pour la plus part des cas, que si elles offrent des similitudes apparentes avec la culture locale. La rencontre des cultures ainsi que les représentations qui s’y rapportent ouvrent dans ce contexte, comme l’indique Geneviève Zarate (1993 : 28), « des perspectives de travail dans une classe de langue en mettant l’identité de l’élève au cœur de la dimension éducative ». Il y a là l’intégration de la dimension culturelle de l’enseignement de langue qui se réfère par ailleurs aux instructions officielles en vigueur, dans une certaine mesure. Mais cela suffit-il pour prétendre à une quelconque dimension interculturelle ?

Jean-Claude Beacco (2000 : 116-117 et 125) définit la pédagogie interculturelle comme une « démarche de prise de conscience » visant « à agir sur des attitudes peu contrôlées et sur des représentations, celles d’autres cultures, de la sienne et de soi-même » en vue de leur mutation. Une démarche qui sensibilise à la promotion de la tolérance et au bannissement des préjugés socioculturels. Et même si l’approche interculturelle ne peut être considérée comme une méthodologie d’enseignement/apprentissage des langues à part entière, elle a au moins l’avantage d’inciter au questionnement tant sur sa propre culture que sur la culture étrangère, mais aussi de sensibiliser à « une mise en relation et une prise en considération des interactions entre des groupes, des individus, des identités ». Sa spécificité réside dans « le mode d’interrogation et non dans un champ d’application présenté comme interculturel » (Abdallah-Pretceille 2003 : 24).

Parmi les manuels analysés, l’édition EDICEF aborde abondamment la culture étrangère (africaine, française ou d’ailleurs). On y rencontre des extraits des textes d’auteurs congolais, africains et autres francophones, mais aussi d’auteurs Français. Des coupures de presse, des modèles d’annonces, de lettres, des extraits des discours médiatiques, etc. remplissent des pages et transposent des représentations aussi bien valorisantes que dévalorisantes :

« Mon frère serait-il comme Matip ? Parlerait-il avec des ronrons dans la voix comme les Français ? Ou dirait-il des "Bof", des "Oh la la" ? Marcherait-il très vite comme les Français et les revenants ? […] » (A nous le français, 6e année primaire, p. 6).

Très souvent c’est l’influence internationale de la culture présentée (modèles économiques, politiques, juridiques, scientifiques) qui est mise en exergue :

« Un peuple éduqué est un peuple libre et on dit souvent que le bonheur est au bout du savoir. Réussir ses études, c’est être capable d’aider son pays… » (Idem, p. 10).

« Nous avions mille questions à poser à Simon. Après le dîner, il nous raconta ses aventures et nous décrivit un monde [la France] que nous avions du mal à comprendre et à imaginer. » (Idem, p. 7). 

En outre, les élèves peuvent aussi prendre connaissance des traits comportementaux d’autres peuples à travers ces documents authentiques :

« Les "Mama Benz", femmes d’affaires réputées sur tout le golfe de Guinée […] occupent une place de tout premier rang dans l’économie togolaise [...] elles se déplacent en "Mercedes Benz" […] illettrées elles signent des chèques […] remplis par l’employé du magasin où elles s’approvisionnent […] » (Idem, p. 72).

La rubrique « je m’exprime » donne l’occasion à l’utilisateur du manuel de réfléchir sur l’identité étrangère à sa société. Des questions précises sont posées à cet effet :

« Que penses-tu des "revenants" qui se comporte comme Matip ? » (Idem, p. 7).

« Pourquoi les jeunes ne sont-ils pas toujours solidaires ?» (Idem, p. 39).

« Cite quelques pays étrangers où nos chanteuses ont été ambassadrices de la musique congolaise. » (Idem, p. 65).

« Tu es le guide, tu fais visiter ta ville, ton quartier, ton village, etc. à un touriste étranger. Raconte. » (Idem, p. 133).

« Dis pourquoi l’usage du fourneau malgache est dangereux. » (Idem, p. 149).

« - Imagine à quoi ressemblent Henri et Marianne. Compare l’image que tu te fais d’eux avec celles qu’ont imaginées tes camarades. 

- As-tu entendu parler du festival de cannes ? Qu’est-ce que c’est ? Quand cela a-t-il lieu ?» (Idem, p. 175), etc.

Les représentations sociales qui apportent ici la touche interculturelle sont perçues et vulgarisées à travers des illustrations, des photos, des dessins (la Tour Eiffel, l’Arc de triomphe, la flamme olympique, etc.), des opinions, des considérations parfois aléatoires. Ces représentations ont une propension à mettre en place un système de construction du savoir et de mode de vie particularisant par l’autodétermination. Rendre compte de la complexité des rapports sociaux entre les natifs et les non natifs d’une langue vivante à travers les représentations socioculturelles, c’est doter les apprenants des capacités de pouvoir entretenir des relations « d’égal à égal » (Byram et alii 2002), d’interagir dans des situations de communication diverses. Cependant, la prise en compte des attitudes et représentations ne se fait pas à des fins méthodologiques pour ainsi évoquer la présence de l’approche interculturelle[8] dans l’enseignement/apprentissage du français en RDC. Ceci ne semble pas être l’objectif du projet formatif national.

Tel que le souligne Beacco (2000), la pédagogie interculturelle reste une démarche de prise de conscience. Et étant donné que ce n’est pas de façon authentiquement méthodique que la description de la culture relevée dans les manuels analysés se propose de prendre en charge le développement des compétences interculturelles, on constate une quasi absence d’heuristique et de questionnement de la part des élèves qui courent de ce fait le risque de se livrer à un jugement de valeur sans positionnement épistémique sous-jacent. La dimension interculturelle s’impose dans la finalité de l’enseignement/apprentissage de langue si l’on considère que l’interculturel se rapporte aux « enjeux déclenchés lors de la rencontre communicationnelle d’acteurs sociaux appartenant à des univers linguistiques et/ou culturels différents » (Capucho 2005). Elle participe activement à la réussite de l’apprentissage de langue, en permettant au locuteur non natif de comprendre le natif et de se faire comprendre à celui-ci sans disconvenance. La démarche interculturelle devrait donc permettre l’appréhension des réalités sociales extérieures, mais aussi le développement de la performance linguistique au sens chomskyen de l’expression. C’est ce que je me suis proposé de vérifier en administrant le test d’évaluation des compétences langagières à quelques élèves de sixième année primaire.

5. La conscience interculturelle des élèves

Le fait est qu’à la suite de leur scolarisation, les Congolais acquièrent globalement la capacité de choisir dans leurs répertoires linguistiques des modes d’énonciation convenant aux situations de communication diverses et diversifiées, avec la possibilité avérée de naviguer d’un pôle à l’autre de la pratique langagière, c’est-à-dire l’émission et/ou la réception du discours, tant à l’oral qu’à l’écrit. Leurs productions langagières montrent en effet que la langue ne peut pas être étudiée ou utilisée indépendamment de la culture qu’elle véhicule. Voilà pourquoi, comme J. Gumperz (1989), je dirais que dans une situation communicative, le « savoir social » et le « savoir grammatical » interagissent toujours et de façon permanente.

Le test susmentionné (Ilunga Ntumba, 2006), administré aux finalistes du primaire et du secondaire, avait clairement mis en évidence quelques réponses des élèves aux questions qui évoquaient, entre autres, des habitudes ludiques, alimentaires ou autres faits culturels ne faisant pas partie de la vie ordinaire de la majorité des Congolais. Par exemple, à la question « Qu’est-ce que tu aimes bien manger ? », réponse : « L’hamburger ». « Quel est ton jeu préféré ? » : « Le Nintendo. J’aime bien jouer au Nintendo ». « Est-ce que le français vous semble une langue difficile ? » : « Pas du tout. Pas du tout ; c’est juste question de compréhension. Si vous maîtrisez la langue, ça coule. » « Est-ce que vous êtes allée ailleurs ? » : « Oui, je suis déjà allée en Belgique. » Ce qui montre effectivement que les manuels ne sont pas les seules sources d’acquisition des comp

Par Willy ILUNGA NTUMBA, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024