Publications

Article détaillé

Liste des articles.

Contact des langues français-lingala et déformations phonémiques dans les parlers de jeunes Kinois

Blaise BULELE KWAKOMBE[1]

b.bulel@yahoo.fr

 

Résumé

Dans cette étude, il est question d’identifier les causes qui sont à la base de la déformation phonémique des emprunts français-lingala dans les parlers de jeunes Kinois. Nous avons avancé deux raisons fondamentales. La première raison est que les langues congolaises, en général, et le lingala, en particulier, n’ont pas non seulement le même nombre des phonèmes vocaliques que le français, mais aussi les phonèmes vocaliques nasaux. La deuxième raison démontre que les structures verbales du lingala commencent toujours par les phonèmes consonantiques et non par les phonèmes vocaliques. C’est-à-dire qu’elles commencent par le préfixe verbal (infinitif) "ko" qui n’admet pas cette combinaison surtout avec un emprunt commençant par un phonème vocalique, surtout nasal.

 

Mots-clés : Contact des langues, déformation phonémique, parlers de jeunes Kinois.

 

Introduction

En Afrique, le français est parlé dans de nombreux pays, situés pour les uns dans le Magreb, et pour les autres en Afrique noire (c’est-à-dire dans les anciennes colonies subsahariennes belges et  françaises). M. Avanzi et M. Mettra (2017 :7) notent qu’en « Afrique noire, les premiers contacts remontent au XVIe siècle. Mais c’est essentiellement à partir du XIXe siècle que la présence du français sur ces terres a commencé à prendre de l’importance ».

En ce qui concerne la République Démocratique du Congo particulièrement, c’est en 1887, d’après C. Sesep (1993 :160), que le français est adopté comme langue officielle de l’administration et de la justice. Comme nous pouvons le constater, c’est depuis longtemps que le français (langue officielle) coexiste avec les langues congolaises, surtout celles dites langues nationales. Cette coexistence a favorisé des emprunts de certains mots et de certaines expressions de ces langues en contact. Il y a lieu de reconnaître que toutes les langues empruntent des mots d'autres langues pour leur enrichissement. L’emprunt que Josiane F. Hamers, (1997 : 137) appelle transfert linguistique est un mécanisme normal de l’évolution linguistique.

En effet, dans les productions orales de jeunes kinois aujourd’hui, nous constatons une certaine déformation ou modification des emprunts français-lingala. Cette déformation consiste souvent à supprimer les phonèmes vocaliques dans les initiales des mots français lors de leurs conversations sur bien des thèmes de la vie sociale.

I. Quelques définitions

Ce point consiste à élucider les notions essentielles devant être exploitées dans cette étude, notamment " contact de langues", " emprunts linguistiques", "phonème" et " phonémique".

    1. Contact des langues

Par contact de langues, J. Dubois et al. (1994 :115) entendent « la situation humaine dans laquelle un individu ou un groupe sont conduits à utiliser deux ou plusieurs langues. Le contact de langues est donc l’événement concret qui provoque le bilinguisme ou en pose les problèmes ». Ces auteurs admettent, d’une manière générale, que les difficultés nées de la coexistence dans une région donnée (ou chez un individu) de deux ou plusieurs langues se résolvent par la commutation ou usage alterné, la substitution ou utilisation exclusive de l’une des langues après élimination de l’autre ou par l’amalgame, c’est-à-dire l’introduction dans l’une des langues de traits appartenant à l’autre. (Ibid. :115).

Josiane F. Hamers (1997 : 94), faisant allusion à Weinreich (1953) qui fut le premier à utiliser le terme, note que le contact des langues « inclut toute situation dans laquelle une présence simultanée de deux langues affecte le comportement d’un individu ».

Il faut admettre cependant avec Josiane F. Hamers et Michel H.A. Blanc (1983) que la majorité des individus vivent dans un entourage bilingue et doivent adapter leur comportement langagier à cette situation. Au niveau individuel, le contact des langues se traduit par un état de bilingualité, défini comme « un état psychologique de l’individu qui a accès à plus d’un code linguistique ; le degré d’accès varie sur certain nombre de dimensions d’ordre psychologique, cognitif, psycho-linguistique, sociolinguistique, socio-culturel et linguistique. Il y a donc contact de langues lorsque les langues coexistent chez un même individu ou dans une communauté donnée. 

 

1.2. Emprunt linguistique

Rappelons ici avec L. Deroy (1956 :18) que les emprunts sont généralement des « formes d’expression qu’une communauté linguistique reçoit d’une autre communauté ». Mais la définition la plus technique est celle proposée par Ngalasso en 2001, et à laquelle L. Nzessé (2016 : 163) fait allusion. Il s’agit « d’éléments qui passent d’une langue à une autre, s’intègrent à la structure lexicale, phonétique et grammaticale de la nouvelle langue et se fixent dans un emploi généralisé de l’ensemble des usagers, que ceux-ci soient bilingues ou non ».

Le Dictionnaire de Linguistique et des sciences du langage (2012 : 117) nous renseigne qu’ « il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B (dit langue source) et que A ne possédait pas ; […] L’emprunt est le phénomène sociolinguistique le plus important dans tous les contacts de langues, c’est-à-dire d’une manière générale toutes les fois qu’il existe un individu apte à se servir totalement ou partiellement de deux parlers différents ».

1.3. Phonème et phonémique

J. Dubois et al. (2012 :359) considèrent le phonème comme « l’élément minimal, non segmentable, de la représentation phonologique d’un énoncé, dont la nature est déterminée par un ensemble de traits distinctifs ». Cependant, chaque langue présente, dans son code, un nombre limité et restreint de phonèmes […] qui se combinent successivement, le long de la chaîne parlée, pour constituer les signifiants des messages et s’opposent ponctuellement, en différents points de la chaîne parlée, pour distinguer les messages les uns des autres. C’est donc à partir de cette fonction essentielle que le phonème est souvent défini comme l’unité distinctive minimale, J. Dubois et al. (2012 : 359-360).

 Pour R. Landercy (1977 : 20), le phonème est la plus petite unité phonique fonctionnelle, distinctive, pertinente. Il précise que ce concept est une unité de langue et non de parole.  M. Breck (1977 :15) commence par faire observer que le phonème est un terme linguistique, avant de le définir comme « la plus petite unité dépourvue de sens, que l’on puisse délimiter dans la chaîne parlée ».

Par contre, le terme phonémique est souvent employé comme synonyme de l’adjectif phonématique pour désigner tout ce qui a trait au phonème. Ce terme est employé aussi, toujours comme synonyme du nom phonématique, pour désigner, cette fois-ci, « la partie de la phonologie qui se consacre exclusivement à l’étude des phonèmes et des traits distinctifs (unités segmentales et infra-segmentales), et se distingue de la prosodie, consacrée plus particulièrement à l’étude de traits supra-segmentaux », J. Dubois et al. (2012 : 361).

La question fondamentale à laquelle notre recherche est appelée à répondre est la suivante : pourquoi les jeunes kinois procèdent-ils à la déformation des emprunts français qu’ils utilisent dans leurs conversations en lingala ?

Dans cet article, nous proposons deux raisons essentielles :

  • La première raison fondamentale qui pousse les jeunes kinois à déformer ou à modifier les emprunts français est que les langues congolaises, en général, et le lingala, en particulier, n’ont pas non seulement le même nombre des phonèmes vocaliques que le français, mais aussi les phonèmes vocaliques nasaux. Cela signifie que leurs appareils phonatoires sont habitués à utiliser les phonèmes de leurs langues maternelles, vernaculaires et nationales, surtout le lingala qui est la langue véhiculaire de la Ville Province de Kinshasa, donc la langue de jeunes kinois.
  • La deuxième raison est que les structures verbales du lingala commencent toujours par les phonèmes consonantiques et non par les phonèmes vocaliques. C’est-à-dire qu’elles commencent par le préfixe verbal (infinitif) "ko" qui n’admet pas cette combinaison surtout avec un emprunt commençant par un phonème vocalique, surtout nasal.

 

Pour la meilleure compréhension de ces raisons fondamentales (essentielles), nous présentons, dans les lignes suivantes, les tableaux comparatifs des phonèmes vocaliques du français et du lingala.

II. Tableaux comparatifs des phonèmes vocaliques du français et du lingala

    1. Tableau des phonèmes vocaliques du français

Ce tableau des phonèmes vocaliques du français que nous présentons ci-dessous est la conception de G. Sumaïli (2015), tirée dans son ouvrage Les Techniques de l’Expression Orale et Ecrite en Français

 

Degré d’aperture

A N T E R I E U R E S

   POSTERIEURES

 

E c a r t é e s    A r r o n d i e s

   A r r o n d i e s

 

Orales  Nasales   Orales  Nasales

Orales     Nasales

1er degré  = Fermées

 i              y

 u              

2èmedegré = Mi-fermées

 e                           ø

  o

 

                              Ə

 

3ème degré = Mi-ouvertes

 Ɛ             T             œ                 W

   Ɔ                S

4èmedegré= Ouvertes

 A

   α                             

 

2.2. Tableau des phonèmes vocaliques du lingala

Par contre, pour celui du lingala, nous avons recouru au travail réalisé par Van Everbroeck, (1969) sur Le lingala parlé et écrit, qui  lui, à son tour, a fait allusion au tableau qu’a proposé Marie Ginette.

Degré d’aperture

Antérieures non arrondies (écartées)

Centrales

Postérieures arrondies

1er degré (fermées)

     i

 

                            U

2e degré (mi-fermées

              E

 

            O

3ème degré (mi-ouvertes)

                              ε

 

          Ɔ

4ème degré (ouvertes)

 

A

 

 

En comparant les deux tableaux vocaliques ci-dessus, nous constatons que le français a seize (16) voyelles dont douze orales et quatre nasales, tandis que le lingala n’en a que sept (7), toutes orales. Les voyelles du français qui ne font pas partie du lingala sont : , ә, œ, y, ɑ, œ, ε, S, , nous constatons aussi que le lingala n’a pas des voyelles nasales. Donc, le système vocalique du lingala a un déficit phonémique par rapport à  celui du français.

III. Présentation du corpus et quelques énoncés types

Dans ce point, il est question de présenter, en premier lieu, les mots français répertoriés et auxquels recourent souvent les jeunes Kinois dans leurs diverses conversations. En deuxième lieu, nous formulerons quelques énoncés en lingala contenant les emprunts déformés, tels qu’observés dans les différentes interactions de jeunes Kinois dans les circonstances communicatives variées.

    1. Constitution du corpus

Nous sommes parti du constat fait sur le parler de jeunes Kinois consistant à intégrer les mots du français dans leurs conversations ou interactions en lingala. C’est donc à partir de ce constat que nous avons pensé mener une étude sur ces emprunts et les causes de leur déformation.

Pour constituer notre corpus, nous avons décidé, en premier lieu, de suivre régulièrement les émissions interactives telles que " Le Débat" et "Parlons-en" (Top Congo), "Rendez-vous des Auditeurs" (Ralik-CCTV), les émissions sportives telles que "Grande Gueule" (RTGA), "Sport Manya" (RTVS1), "Allo Stade" (Couleurs Télévision) et le magazine "Kin Makambo" (Molière TV) en lingala populaire. En deuxième lieu, nous suivions attentivement les causeries des étudiants sur les sites de certains établissements de l’Enseignement Supérieur et Universitaire où nous avions l’habitude de nous y rendre. Nous suivions aussi les discussions entre passagers dans les bus (ou taxi-bus). Nous prenions donc notre temps à noter sur papier et/ou à enregistrer ces différents mots retenus dans le corpus sous examen.

3.2. Présentation du corpus

Chez R. Chaudenson et collab (1991 : 23-24), la « notion de corpus renvoie davantage à la proportion d’interactions effectuées dans un code par rapport au volume total des interactions au sein d’une communauté linguistique ». Ce corpus retient deux types d’emprunts. D’une part, l’emprunt verbal et, d’autre part, l’emprunt nominal.

3.2.1. L’emprunt verbal dans les parlers de jeunes Kinois

Ici nous proposons deux formes. D’un côté, la forme totalement française et, de l’autre côté, la forme modifiée ou déformée des emprunts français dans les parlers de jeunes Kinois.

  1. Appliquer
  2. Assumer
  3. Envahir
  4. Envier
  5. Encadrer
  6. Encombrer
  7. Envouter
  8. Entourer
  9. Engager
  10. Encourager
  11. Enregistrer
  12. Emballer
  13. Embaumer
  14. Economiser
  15. Effacer
  16. Epauler 
  17. Embellir
  18. Embêter
  19. Embrouiller 
  20. Empêcher
  21. Inventer  
  22. Accompagner
  23. Evangéliser
  24. Adorer
  25. Aggraver 

 

  1. Ajouter 
  2. Attaquer
  3. Agrafer
  4. Agresser
  5. Appuyer
  6. Associer
  7. Avancer
  8. Afficher
  9. Acclamer
  10. Héberger   
  11. Egorger
  12. Ignorer
  13. Opérer  

Ko pliquer

Ko sumer

Ko mvahir

Ko mvier

Ko ncadrer

Ko combrer

Ko mvouter

Ko ntourer

Ko ngager

Ko ncourager

Ko registrer

Ko mballer

Ko mbaumer

Ko conomiser

Ko facer (facher)

Ko pauler

Ko mbellir

Ko mbêter

Ko mbrouiller

Ko mpêcher

Ko venter

Ko compagner

Ko vangéliser

Ko dorer

Ko graver

ou gravesser

Ko jouter

Par Bulele Kwakombe Blaise, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024