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La cohabitation de langues nationales congolaises

et de langues européennes sur les emballages

des produits surgelés africains

Alain Ishamalangenge  Nyimilongo[1]

alain.isha@gmail.com

 

Résumé

Depuis sa forte récupération de la scène culturelle congolaise, qui a abouti à la langue de culture (notamment la musique congolaise), le lingala est de plus en plus en usage et présent dans le monde. Dans cet article, nous voulions montrer l’usage des langues nationales congolaises en général, mais surtout la montée à croisière du lingala dans les emballages des surgelés africains vendus en Europe. Toutes ces langues tant congolaises qu’européennes cohabitent et traduisent un lien culturel, économique, etc.

 

Mots-clés : plurilinguisme ou bilinguisme, cohabitation linguistique, langues congolaises, langues européennes, produits surgelés. 

 

Introduction

Dans le domaine de « linguistique » et/ou « sociolinguistique » actuel, le point fort des recherches demeure la dynamique des contacts de langues et de populations. Ainsi, le plurilinguisme est une macro catégorie qui recouvre une grande diversité de réalités linguistiques et de pratiques langagières. Le mouvement des populations entraîne par conséquent celui des langues. Alors, ces dernières cohabitent et créent une sorte de dynamisme linguistique.

Dans cet article, nous voulons non seulement montrer les manifestations des langues congolaises, notamment les langues nationales, mais aussi décrire ce lien culturel entre les deux peuples. Généralement, ce sont les langues européennes qui ont fait le premier pas vers les langues africaines (1). Et la pyramide s’est renversée, c’est-à-dire nous retrouvons les marques des unités linguistiques africaines employées par les Européens et non européens, du flux des Africains sur le sol occidental.

Ainsi, pour optimiser la rencontre culturelle, les marchands des surgelés rendent disponibles leurs produits dans un plurilinguisme afro-européen. Pour S. Airoldi (2005 : 7), lorsqu’il y a coexistence de plusieurs langues au sein d’un pays, d’une communauté, la concurrence linguistique semble inévitable. Les linguistes et, par extension, la société, qualifieront certaines langues, leur survie et leur force dépendent de la puissance politique, militaire ou encore économique du peuple qui la parle.

Par conséquent, dans le souci de gagner la clientèle, les commerçants ixellois et parisiens tendent à privilégier les langues de grande diffusion plus « attractantes », « attrayantes », « séduisantes », « écoutées », « pratiquées », etc. des communautés africaines pour l’impression des emballages des produits surgelés. C’est ainsi que les langues nationales congolaises trouvent une place de choix auprès de ces marchands et cohabitent avec les langues européennes, notamment : le néerlandais, l’allemand, l’anglais, le français, etc. pour ne citer que celles-ci.

Employer telle ou telle langue, devient socialement significatif dans la mesure où l’on veut, soit s’identifier, soit se démarquer d’un groupe donné. Cette attitude entraîne des répercussions qui sont importantes dans le cas d’interactions. Les langues congolaises sont à ce titre un instrument d’identification de leurs locuteurs premiers et même seconds. D’ailleurs, S. Airoldi (2005 : 9) note que « consciente de l’image véhiculée par les langues, la multinationale affiche et affirme son identité par ses choix linguistiques. Certaines entreprises privilégieront alors telle ou telle autre langue. »

Par ailleurs, J. Dubois et al. (2012 : 115) soulignent que le contact de langues est la situation humaine dans laquelle un individu ou un groupe sont conduits à utiliser deux ou plusieurs langues. Le contact de langues est donc l’événement concret qui provoque le bilinguisme ou en pose les problèmes. Le contact de langues peut avoir des raisons géographiques : aux limites de deux communautés linguistiques, les individus peuvent être amenés à circuler et à employer ainsi tantôt leur langue maternelle, tantôt celle de la communauté voisine. C’est là, notamment, le contact de langues des pays frontaliers. Il peut y avoir aussi déplacement massif d’une communauté parlant une langue, conduite à s’installer pour quelques temps, longtemps, ou toujours, dans la zone géographique occupée par une autre communauté linguistique. Allusion faite aux ressortissants africains qui vivent en Europe. Pour la plupart, ils ne savent pas à quand le retour dans leurs pays d’origines !

Nous articulons notre contribution autour de quatre points : d’abord la présentation du corpus : lequel nous permet d’obtenir les éléments probants pour analyser cette étude ; puis un bref rappel sur les langues nationales de la République Démocratique du Congo, désormais RD Congo : pour se faire une idée des langues du pays ; ensuite la cohabitation linguistique sur les emballages des surgelés : voir les quatre langues européennes mentionnées ci-dessus, enfin la place des Indo-pakistanais.

  1. Présentation et justification du Corpus

Lors de nos séjours de recherches doctorales en Europe, un phénomène a retenu notre attention : celui de la présence de langues nationales congolaises sur les emballages des produits surgelés africains. De ce constat, nous avons commencé à prendre soin des emballages des surgelés africains, à l’idéal, obtenir un cliché desdits emballages.

Ainsi, le texte que nous proposons a pour corpus les clichés des emballages des surgelés. Les espaces où nous avons trouvé ces produits sont les capitales belge et française. Par motivation, Paris reste la ville française qui accueille beaucoup d’Africains de tout genre. Ils sont soit immigrés, soit touristes, soit alors les professionnels qui y vont dans le cadre de formation ou de mission de service, bref dans le cadre de la coopération bilatérale. Dubois et al. (ibid.) précisent qu’il y a contact de langues quand un individu, se déplaçant, par exemple, pour des raisons professionnelles, est amené à utiliser à certains moments une langue autre que la sienne. D’une manière générale, les difficultés nées de la coexistence dans une région donnée ou chez un individu de deux ou plusieurs langues se résolvent par la commutation ou usage alterné, la substitution ou utilisation exclusive de l’une des langues après élimination de l’autre ou par amalgame, c’est-à-dire l’introduction dans une langue de traits appartenant à l’autre.

Bruxelles, nonobstant sa position de capitale de l’Union européenne, est aussi la ville la plus peuplée de Belgique et surtout qui consacre tout un quartier « Matonge » dans la commune d’Ixelles que fréquentent paisiblement les Congolais (2). La plupart des Africains qui visitent ce lieu finissent par dire que « Matonge égale (à) Kinshasa ». Par ailleurs, les Européens nostalgiques d’Afrique, en général, et de la RD Congo, en particulier, viennent revivre leurs ambiances dans les rues de Matonge – Ixelles. Les cafés et les restaurants disposent des menus non seulement européens, mais aussi africains. Les alimentations tenues, pour la plupart, par des Indo-pakistanais, exercent les commerces des produits surgelés africains.

 

  1. Les langues nationales congolaises et leur rôle       

Ishamalangenge Nyimilongo (2019 : 93) note que « La constitution du pays trace  un paysage linguistique congolais, même si celui-ci n’explicite pas les langues congolaises, hormis les quatre langues nationales. » En effet, la loi suprême classe les langues en trois paliers, à savoir langue officielle, langues nationales et autres langues (bref les langues vernaculaires).

Il est nécessaire de  rappeler que : « Le Congo-Kinshasa est l’un de ces pays africains où le plurilinguisme est une réalité incontestable. Plus de 250 ethnies chacune avec une ou plusieurs langues sont porteuses et gage des cultures. Dès lors que cette population partage un quotidien commun, le multilinguisme et/ou le plurilinguisme devient un défi pour l’interculturalité » (Ishamalangenge Nyimilongo, 2020c :154). L’aménagement linguistique Rdcongolaise dispose trois paliers des langues : premièrement, la langue officielle, à savoir le français. Langue héritée de la colonisation elle joue un grand rôle au pays ; puis les langues nationales, dont le lingala, le swahili, le ciluba et le kikongo, véhicules de communication interethnique ; enfin les langues vernaculaires, tissu social et d’authenticité identitaire.

Ces langues nationales jouent le rôle de cohésion nationale et demeurent une identité culturelle attestée par leurs locuteurs vivant hors de nos frontières nationales. Chaque Congolais, d’où qu’il soit, est capable de parler ou d’entendre au moins deux de nos quatre langues nationales. Ce qui justifie le bi-multilinguisme constant et actif de beaucoup de compatriotes.

Par ailleurs, lorsque les Congolais se rencontrent à l’étranger, les premières conversations intersubjectives s’effectuent en langues nationales. Il ne s’agit pas d’un complexe linguistique, mais d’un attachement et d’une identification à ses origines. La langue vernaculaire (généralement ethnique, locale) ne peut intervenir que si l’on a bien identifié son interlocuteur.

 

 
  1. La cohabitation linguistique sur les emballages des produits surgelés africains

Pour concilier nos propos au concret, nous allons, à chaque point traité ci-dessous, recourir aux clichés des produits surgelés africains. Ces images étancheront tant soit peu la soif de voir de nos lecteurs.

En effet, pour mieux inscrire les langues dans ce contexte de contact, il est opportun de partir du concept de cohabitation sociale. Cette dernière pose le problème d’une part en termes de relations de pouvoir entre les langues européennes et les langues nationales congolaises et d’autre part, le rapport de communication et culture. Cette cohabitation linguistique aboutit aux alternances codiques que nous avons eu à relever sur les emballages des surgelés.

Nous ne pouvons pas parler d’incompatibilité linguistique entre diversité et homogénéité car les langues ne détiennent pas toutes la même force d’attraction, ni la même puissance, ni la même résistance lorsqu’elles sont en contact ; une langue n’est pas naturellement dominante. En fait, elle l’est par la puissance et l’importance de ses locuteurs. Les Congolais qui vivent en Europe pratiquent leurs langues lorsqu’il s’agit des interventions intersubjectives (intercongolais). A titre d’exemple, à Matonge, ce sont les langues congolaises qui dominent dans ce quartier bruxellois. Ils détiennent la quasi-totalité des restaurants, terrasses, boutiques, salons de coiffure, etc. Quant aux alimentations de vente des surgelés et autres produits alimentaires, ce sont les Indo-pakistanais et les Maghrébins qui en sont de plus en plus responsables ou détenteurs. 

L’article 2 de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle de novembre 2001 stipule que : « Dans nos sociétés de plus en plus diversifiées, il est indispensable d'assurer une interaction harmonieuse et un vouloir-vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. Des politiques favorisant l'inclusion et la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix. Ainsi défini, le pluralisme culturel constitue la réponse politique au fait de la diversité culturelle. » Les habitants de ces villes formant une seule société dans la diversité vivent l’harmonie culturelle plurielle. Si souvent, ils se fréquentent.

S. Airoldi (2005 : 9) pense que « les multiples contacts linguistiques posent des problèmes liés aux notions de stratification, de prestige linguistique ou encore de revendications ethnoculturelles. En effet, les langues minorées, en présence dans les multinationales, sont actuellement dans une situation critique face à l’omniprésence des langues dites internationales, dominantes et indispensables ». Nous pensons que toute langue dite « internationale » n’est pas dominante, et toute langue dite « dominante » n’est pas aussi internationale. Le lingala, l’une des quatre langues nationales rdcongolaise, est apprécié par les consommateurs de la musique congolaise du monde entier. Parfois, certains disent : « j’apprécie la musique congolaise lorsqu’elle est chantée en lingala », « j’aime le lingala comme langue de la musique congolaise », « je dois apprendre le lingala pour comprendre ces beaux textes des artistes congolais », etc. et d’autres chantent cette musique lingalaphone sans en comprendre le contenu. Ceci ne fait pas du lingala, une langue internationale. (3) Et même à l’interne, les artistes célèbres au niveau provincial, ne se sentent pas confirmés artistes congolais s’ils n’ont pas encore composé ou chanté en lingala. D’ailleurs, Sesep (1993) a ajouté trois fonctions de langue à la suite proposée et initiée par Stewart et Ferguson dont la fonction (A) comme langue de l’armée, la fonction (Te) comme langue de la technique et la fonction (M) comme langue de la musique.

Bien que les langues congolaises soient à grande échelle, il y a et il y aura toujours des langues dominantes et celles dominées, et vice versa. Toutes ces langues se complètent et s’égalent car l’objectif ultime d’une langue est celui d’outil de communication, donc transmettre une information et résoudre le problème de communication entre les sujets. C’est pour cette raison que nous joignons l’hypothèse selon laquelle toutes les langues sont égales. Le contact des langues dans le cadre de notre recherche se repose sur le français, le néerlandais, l’anglais et l’allemand. C’est-à-dire d’une part, la langue romane et de l’autre, les langues germaniques. Nos langues nationales s’affichent aux côtés de ces langues européennes précitées et la cohabitation devient une réalité. 

    1. Contact avec le français

L’histoire du contact des langues congolaises avec le français date de la colonisation. Cette langue européenne devenue notre langue officielle telle que le consacre notre Constitution dans son premier article, est un atout majeur pour ses locuteurs. A ce propos, Katja Ploog (2001 : 423) précise que « Dans l’Afrique postcoloniale, l’option souvent considérée comme la plus pragmatique en matière de politique linguistique a consisté à maintenir l’ancienne langue coloniale comme langue officielle (seule ou conjointement à une ou plusieurs langues nationales) ».

Cependant, les locuteurs africains se sont littéralement appropriés l’ancienne langue coloniale, en la façonnant selon leurs besoins. Dès lors, le français n’est plus véritablement superposé aux langues nationales, mais vient se ranger parmi elles, au sein de la configuration plurilingue du pays. Ainsi, nous avons aujourd’hui plusieurs dialectes du français selon qu’on est en Afrique, Europe, etc. Et au sein de chaque continent, la variation régionale reste de mise. Cette appropriation du français par les Congolais, est appuyée par Nyembwe Ntita (2010 : 10) qui pense que « le français dans notre pays n’est pas une langue totalement étrangère même si de nombreux enfants surtout dans les milieux ruraux n’ont de contact avec le français qu’à partir de l’école primaire ». Le français cohabite avec nos langues congolaises et ceci permet et facilite les échanges interhumains, interrégionaux, diplomatiques, etc.

H. Boyer (2001 : 62) affirme que « Le contact de langues, source de conflit ou vecteur de coopération, est donc la chose du monde la mieux partagée ». De nos jours, le français est un instrument de partage entre ses locuteurs du monde. Il transcende nos liens tribaux, régionaux, géographiques, etc. L’un des résultats les plus tangibles du contact de langues est l’apparition de marques d’hybridation auxquelles est exposée la langue dominée, mais également la langue dominante.

Par Alain ISHAMALANGENGE NYIMILONGO, dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024