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V.Y. Mudimbe et les nouvelles écritures africaines.

Une revisitation de l’univers narratif mudimbéen.

Jean Baudouin MOKOHA MONGA-ADOGO[1]  

jbmokoha@gmail.com

 

Résumé

La lecture de l’œuvre narrative de V.Y. Mudimbe donne à penser que l’auteur offre à son lecteur des éléments du nouveau roman africain ou des nouvelles écritures africaines que nous proposons de découvrir dans cette étude.

 

Mots clés : Porosité, tribalisme de l’écriture, nouvelle esthétique scripturale, anthropophage culturel.

Introduction

L’œuvre narrative de V.Y. Mudimbe a fait l’objet de moult études issues de grands esprits et  de mains expertes, sous plusieurs  cieux, au point qu’il paraîtrait a priori redondant, voire superflu de lui consacrer encore d’autres recherches, au risque de redire plusieurs mots anciens ou de ressasser les mêmes  poncifs. Toutefois, certains postulats heuristiques nous préviennent que l’œuvre littéraire, de par son essence,  échappe à toute fixité ; elle demeure sa propre organisation et parle toute seule. Pierre Machery n’avait-il pas raison d’affirmer que : « Interpréter, c’est dire plus en disant moins »(1) ? C’est  que l’œuvre est en elle-même sa propre interprétation et qu’aucune herméneutique, si savante fût-elle,  ne saurait saisir et épuiser ses différents contours sémantiques. Quelques brillantes et florissantes études que l’on puisse lui consacrer, l’œuvre littéraire est et demeure polysémique, comme une bouteille à la mer. Sa contemporanéité ainsi que sa polysémie contraignent toujours les chercheurs à en découvrir des nouveaux horizons et des nouvelles connaissances à l’aune des grilles de lecture récentes. Aussi des œuvres de l’antiquité gréco-romaines apparemment obsolètes  et fossilisées, pourraient-elles encore aujourd’hui à la lumière des nouvelles et diverses grilles herméneutiques nous révéler des dimensions cognitives insoupçonnées et partant, susceptibles d’apporter des orientations neuves dans la découverte continuelle de notre humanité.

C’est donc dans ce contexte que nous entendons revisiter l’univers narratif mudimbéen, en y jetant un regard nouveau, plus particulièrement sur son écriture réputée métissée. En effet, helléniste et romaniste formé à l’école occidentale aux multiples connaissances assaisonnées de recettes littéraires, linguistiques, sociologiques, théoriques et philosophiques,  Mudimbe est et reste un gourou, un anthropophage culturel, une totalité, sinon un encyclopédiste dont les manifestations scripturales du reste complexes et solides reflètent une incontestable érudition.

Quoi qu’il en soit, il  devient  de plus en plus hors de doute  qu’à la suite d’Amadou Kourouma, V.Y. Mudimbe semble s’inscrire dans la lignée d’une nouvelle esthétique scripturale qualifiée de «  Nouveau Roman » ou de « Nouvelles écritures africaines ». C’est justement cette nouvelle dimension scripturale mudimbéenne qui nous préoccupe dans cette étude.

 

  1. Le nouveau roman africain : une nouvelle tendance narrative  ou une école littéraire africaine moderne ?

Parallèlement au nouveau roman africain ayant pris le contrepied du roman traditionnel connu sous le vocable du « Roman balzacien » ou de «  Roman du type balzacien », est né, sous la plume des critiques littéraires africains, le concept de « Nouveau

Si le roman du type balzacien se distingue des autres récits par ses personnages bien identifiés psychologiquement    et sociologiquement en chair et en os qui naissent, vivent, agissent  et meurent dans l’univers narratif, la linéarité de son intrigue entrainant sa lisibilité, le nouveau roman français est «  l’école du refus » ou «  l’antiroman », suite à la crise des personnages apparaissant sous des formes diversement curieuses : chiffres, pronoms personnels, lettres d’alphabet, objets quelconques ; à l’absence de l’intrigue et à l’illisibilité.  Nous pensons ainsi à Nathalie Saurraute dans Tropismes et Planétarium ; à Michel Butor dans Modification et à Alain Robbe-Grillet dans le Voyageur et dans la Jalousie.

Quant au nouveau roman africain, il est issu d’une nouvelle esthétique scripturale presque rebelle venue violenter la syntaxe française et imposer le «  tribalisme de l’écriture »(2). Nous nous rappellerons aisément  le célèbre mot de Tchikaya U Tamsi : « La langue française m’a colonisé et je la colonise à mon tour »(3). Et Olympe Bhêly-Quénum d’ajouter : « En écrivant, il y a souvent blocage, il m’arrive de ne pouvoir exprimer une phrase en français. Je suis obligé de l’écrire ou « fon » ou en « yoruba », en deux ou trois lignes et  plus tard, je développe et je traduis »(4).

 Bref, nombre d’écrivains africains à l’exemple de Léo Laleau, ont manifestement dénoncé la trahison dont ils se rendent presque tous coupables de traduire l’âme africaine par des mots venus d’Outre-Mer. Il s’exclame en ces termes : «  Et ce désespoir à nul autre égal. D’apprivoiser avec des mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal »(5).

De cette trahison doublée de désespoir sont ainsi nées les  « Nouvelles écritures africaines » caractérisées par l’influence  accrue des parlers locaux, eu égard au phénomène d’intraduisibilité connu sous le vocable de « solipsisme linguistique »(5). L’écriture n’est-elle pas finalement la recherche inlassable et ininterrompue des modalités narratives nouvelles dans le domaine du langage ?

Dans ces mêmes tendances narratives, bien des écrivains africains, en particulier les romanciers, nous offrent dans leurs univers narratifs, ces espaces poreux,  quantité  de termes intraduisibles. Chez Olympe Bhêly-Quénum, par exemple, nous découvrons des mots comme « dohimin », « kpété », « toba », « Dâda Segbo », « Abikou », « Agbassadé », « Fâ Aidégou », « Voudougbé » et plusieurs chants en langue « fon ».  Chinua Achebe, Tierno Monénémbo, Henri Lopes, Tchikaya U Tamsi, Sony Labou Tansi et Ahmadou Kourouma sont de ceux qui adhèrent manifestement  à ces tendances scripturales. Passionné par les proverbes yoruba qu’il ne savait trop comment traduire en anglais, Chinua Achebe affirmait que les proverbes sont l’huile de palme dans laquelle on trempe les mots pour les mieux manger. Tierno Monénémbo recourt à la légende peulh du crapaud promu à la perfection, mais déchu, maudit et bloqué dans  sa métamorphose pour une faute inconnue.  Henri Lopes forge le français de Brazzaville et d’Abidjan. Les romanciers anglophones créent le pidgin ou la lingua franca de toute la côte ouest-africaine. En plus, les formes abâtardies de la langue d’emprunt se font jour  dans l’espace narratif. Les plus rebelles scripteurs face aux langues d’emprunt nous semblent le Sénégalais Cheikh Aliou Ndao qui compose ses poèmes en wolof ; le Kenyan Ngungi wa Tshiongo en kikuyu.

Le Sénégalais Boubacar Boris Diop quitte carrément le français pour écrire en wolof. A l’Université de Kinshasa, le Professeur Antoine Zola ni Vunda de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines initiait déjà ses étudiants aux littératures congolaises en langues locales qui, soutenait-il constamment, renferment les mêmes vertus narratives et oratoires reconnues aux langues  indo-européens. « Les Rimbaud et les Verlaine existent aussi dans nos littératures », martelait-il.

Une autre dimension scripturale caractéristique de la nouvelle esthétique littéraire africaine demeure la critique socio-politique ou la satire des dictatures sanguinaires et omnipotentes des dirigeants africains impénitents qui se délectent, sans vergogne, dans l’embourgeoisement ou l’enrichissement sans cause, face  aux masses populaires cyniquement paupérisées.

 En somme, considérant tous ces éléments  identificatoires des nouvelles écritures africaines, il nous semblerait inopportun, voire inadéquat de les verser dans un moule qui ferait d’eux une école littéraire en littérature africaine. En effet, une école littéraire se veut une structure plus élaborée et cohérente aux conditions notoirement connues : un chef de file, qui soit en même temps un théoricien, un crédo littéraire explicite, une cohorte d’écrivains évoluant dans un même espace géographique et voués à une existence commune… Tel fut le cas du classicisme  avec Nicolas Boileau, auteur du manifeste «  L’Art poétique », prônant l’imitation des anciens et la raison en compagnie du  groupe illustre  de Jean Baptiste Poquelin dit « Molière », Jean Racine, Pierre Corneille et Jean de la Fontaine au 17èmè siècle.  Au 19ème siècle, se distingua une autre école littéraire  tout aussi célèbre : le Romantisme dont le théoricien et le chef de file fut Victor Hugo, avec sa Préface de Cromwell, en quête du lyrisme et de l’amour de la nature, en compagnie d’Alfred de Vigny, d’Alphonse de Lamartine, Alfred de Musset.  Sainte-Beuve ne disait-il pas : « La raison est chère aux classiques, comme le lyrisme l’est aux romantiques » ?

En tout état de cause, le nouveau roman africain, comme manifestations scripturales diffuses à travers l’Afrique noire postcoloniale, n’aurait donc rien de commun avec une école littéraire proprement dite aux conditions d’existence explicites et non équivoques. Il rentrerait tout bonnement dans les tendances narratives nouvelles inaugurées par Ahmadou Kourouma, dans Les Soleils des indépendances, un roman rejeté par plusieurs éditeurs pour sa langue tropicalisée ou indigénisée violant délibérément la syntaxe française. Il a fallu donc attendre longtemps pour le voir publier  formellement comme  production romanesque consommable sur le marché du livre.  

 

 
  1. V.Y. Mudimbe : la libido scribendi ou une prolificité sans pareille

Le talent scriptural de Mudimbe n’a d’égal que lui-même. Cet homme de lettres demeure donc, sans conteste, une totalité pour avoir embrassé, avec une étonnante dextérité, tous les genres qu’il sied de parcourir, de crainte de discourir in vacuo ou de disserter sur le néant.

  1. Romancier, V.Y. Mudimbe nous offre Entre les eaux, Dieu, un prêtre, la révolution en 1973 ; Le Bel immonde en 1976 ; L’Ecart en 1979 ; Shaba deux : Les Carnets de mère Marie Gertrude  en 1989.
  2. Chroniqueur et autobiographe, il écrit : Carnets d’Amérique en 1976 ; Les corps glorieux des mots et des êtres : esquisse d’un jardin à la bénédiction en 1994 ; Cheminements. Carnets de Berlin en 2006.
  3. Essayiste, il donne Humanisme et négritude en 1964 ; Littérature noire et le problème du sucré en 1966 ; Orphée noir en 1966 ; Physiologie de la négritude en 1967 ; Héritage occidental conscience nègre. Introduction à l’étude des sources de l’idéologie africaine en 1968 ; Structuralisme, événement, nation, variations et sciences humaines en Afrique 1968 ; Matérialisme historique et histoire immédiate en 1970 ; Négritude et politique. Hommage d’hommes de culture en 1970 ; Réflexions sur la vie quotidienne, 1972 ; Autour de la nation. Leçon de civisme en 1972 ; L’Autre face du royaume, une introduction à la critique des langages en folie, 1973 ; Héritage occidental et critique des évidences, 1973 ; Des philosophes africains en mal de développement en 1976 ; Philosophie, idéologie, linguistique 1976 ; Le christianisme vu par un Africain en 1977 ; Entretien avec Monsieur Tshibangu Tshishiku en 1977 ; Problèmes théoriques des sciences sociales en Afrique 1977 ; La libération d’une parole africaine, Notes sur quelques limites du discours scientifique en 1978 ; Air, étude sémantique, 1979 ; Civilisation et Eglise catholique vers une ‘’ décolonisation’’ du catholicisme africain en 1979 ; Le chant d’un Africain sous les Antonins. Lecture de Privilegiun Veneris, 1979 ; La dépendance de l’Afrique et les moyens d’y remédier, 1980 ; Du congo zaïre, 1980, Visage de la philosophie  et de la théorie contemporaine au Zaïre, 1981 ; Panorama de la pensée africaine contemporaine de langue francaise, 1982, In mémoriam ; Alexis Kagame, 1982 ; L’odeur du père ; essai sur les limites de la science et de la né en Afrique, 1982 ;

 

  1. Poète, Mudimbe écrit :
  2. Déchirures, 1971, Entretailles précédé de Fulgurances d’une lézarde, 1973 ; les fuseaux parfois, 1974 ; les fragments d’un espoir, 1976 ;
  3. Devenu anglophone suite à son immigration en terme américain,        Mudimbe nous offre :
  4. Diaspora and immigration, 1999 ; Tailes of faith,1997 ; the idea of Africa,1994 ; History Making in Africa,1993.  The surreptitions speech, 1992 ; parables and Fables : exegesis Textuality and politics in Central Africa, 1991 ; The invention of Africa : gnosis, Philosophy and order of knowlege,1988 ; Africa Gnosis : Philosophy and order of knowlege, 1984 ; Edward William Blydenand African Identique,1982.

Ainsi qu’on l’aura constaté,  l’œuvre mudimbéenne demeure, non seulement immense couvrant ainsi tous les genres, mais elle est également bilingue, d’autant plus que l’auteur a mis à profit son séjour américain aux prestigieuses universités de Duke et de Standford pour assimiler l’anglais au point d’écrire aisément dans cette langue de William Shakespeare. V.Y. Mudimbe fut lauréat de divers prix littéraires dont le Grand Prix Catholique de littérature lui décerné pour son chef-d’œuvre Entre les eaux : Dieu, un prêtre, la révolution.

Enfin, la percutante production littéraire de V.Y. Mudimbe, dans sa diversité, fut traduite en plusieurs langues pour la pertinence de ses thèmes, son écriture  ainsi que la brûlante actualité des faits sociaux soulevés.

  1. Les nouvelles écritures africaines dans l’univers narratif mudimbéen

Loin de nous l’intention de nous fourvoyer dans la prodigieuse production littéraire mudimbéenne présentée cf. supra, pour des raisons de commodité, nous avons cru à la fois pertinent et avantageux d’interroger exclusivement son univers narratif. Celui-ci se prêtant mieux à notre étude pour une évidence liée à la porosité de l’espace narratif. En effet, la critique littéraire contemporaine présente l’univers narratif comme un espace poreux possédant un immense pouvoir intégrateur dans lequel coexistent les chants, l’historiographie, les poèmes, les légendes, les métadiscours, les africanismes, les échos intertextuels dans une parfaite métatextualité,… Tels sont les éléments scrupturaux que nous tenterons de découvrir essentiellement et,  de manière concomitante, dans Entre les eaux : Dieu, un prêtre, la révolution ; le Bel immonde et l’Ecart. Bien plus, la critique socio-politique inhérente au nouveau roman africain n’échappera nullement à nos analyses.

    1. Brefs contenus sémantiques des œuvres sous examen

Prêtre à Kosolo, formé à l’école occidentale, admirateur de Beethoven et de Vivaldi, l’auteur de « Quatre saisons », Pierre Landu décide de rejoindre un groupe de guérilleros marxistes, estimant que l’Eglise qu’il sert a, fort malheureusement, tourné le dos au message évangélique. Cette lettre adressée à son supérieur, le père Howard, l’atteste bien.

«  Veillez, Père Supérieur, avertir Monseigneur l’Evêque que j’ai gagné le maquis. Je ne nie pas mon sacerdoce ni ne quitte l’Eglise. Je voudrais participer à la création des conditions nouvelles pour que le seigneur Jésus ne soit pas défiguré (…) Rester ici, à la paroisse, serait trahir ma conscience d’Africain et de prêtre. Je choisis le glaive et le feu pour que, dans un cadre nouveau, les miens le reconnaissent comme leur (13)

Condamné à mort dans le maquis, Pierre Landu est sauvé in extremis par  les troupes gouvernementales. L’un de ses anciens confrères devenu Evêque, Jacques Matani, le soigne, mais Landu croit devoir quitter définitivement l’Eglise pour se lier à une certaine Kaayowa avec qui l’expérience conjugale sera plutôt décevante. Il se sauve pendant que sa femme est enceinte. Sur les mêmes entrefaites, il trouve refuge dans un couvent cistercien où il fait le noviciat et finit par prononcer ses vœux. Il devient Frère Matthieu-Marie de l’Incarnation.

      1. Le Bel Immonde

Yâ, fille  d’un chef rebelle assassiné et prostituée, attend chaque soir les hommes dans un bar. Elle se lie d’amitié avec un technicien américain, avant qu’elle ne tombe dans les mains d’un ministre qu’elle appelle « Mon pirate ». Cependant le rôle qu’elle joue aux côtés du ministre est à la fois nébuleux, suspect et ambivalent, comme l’affirme le ministre lui-même, avant sa mort tragique : « Depuis que nous vivons ensemble, je te trouve à la fois proche et lointaine. Proche dans un amour qui me donne de plus en plus des raisons d’être heureux. Lointaine, si lointaine, dans certaines de tes tentatives, singulièrement dans des questions très intéressées aux affaires politiques, comme si tu me surveillais (…) Il m’arrive de penser que tu ne vis avec moi que dans un but précis (14).

Quelques temps après, est tombée tel un  coup  de foudre, la nouvelle de la mort du ministre brûlé vif dans sa voiture, alors qu’il effectuait une mission en province : accident ou attentat ? Yâ se retrouve finalement dans le même décor des débits de boisson et des maisons de tolérance, dans les orgies, de nouveau aux mains de l’Américain.

      1. L’Ecart

Ahmed Nara, jeune et  brillant historien rédige une thèse sur les Kouba,  sous le règne de roi Nyimi, Dieu  sur terre, image et symbole de la toute-puissance. Il a fait ses études solides en Europe où il a sympathisé avec une certaine Isabelle. Son projet de société transparait  clairement dans ces extraits :

«  J’aimerais repartir de zéro, reconstruire du tout au tout l’univers de ces peuples : décoloniser les connaissances établies sur eux, remettre à jour les généalogies nouvelles, plus crédibles, et pouvoir avancer une interprétation plus attentive au milieu et à sa véritable histoire » (15).

Plus loin, il déclare : « Comment notre peuple vivrait tous ses désirs s’il ne pouvait avoir, en plus d’architectes et conducteurs, des passionnés de la culture qui puissent, à l’occasion, chercher et trouver les gradients secrets de nos traditions (…) Ne nous fallait-il pas accepter le passé ; si nous ne pouvons le remonter patiemment, couche après couche ? » (16).

 Nara a une liaison avec Aminata au cours des tentatives d’exécution de ce projet ambitieux qui ne connaitra jamais un début de réalisation. Un matin, aux environs de 5 heures, notre historien subira un arrêt de cœur, alors qu’il n’était pas du tout cardiaque. L’autopsie pratiquée sur son corps  ne révélera rien. L’on retiendra cependant ces paroles traduisant ainsi la fièvre de vouloir changer la face du monde.

« J’ai travaillé sans interruption, en proie à une véritable rage : reconstruire au mieux et au plus vite le parcours des Kouba. Tentative de créer un monde  ou, plus simplement un ensorcellement ? » (17).

A tout prendre, l’univers narratif de V.Y. Mudimbe nous semble quelque peu fataliste. Les personnages prennent, dans l’ensemble, l’allure de véritables surhommes qui, dans une sorte de démesure, s’emploient résolument à transformer le monde, à le modeler fiévreusement à leur image. Cependant, l’on se rend facilement compte que tout horizon prometteur leur est inextricablement bouché.

Et d’autres termes, la révolution devient difficile, voire utopique. Quoi qu’ils fassent pour transformer résolument leur monde et accéder au bonheur recherché, l’échec demeure au bout de tout itinéraire révolutionnaire ou de la révolution prométhéenne.  Au terme de leur trajectoire gît ainsi une sorte de piège arachnéen qui les empêtre irrémédiablement. Déréliction, impuissance ontologique ou fatum ? 

    1. Les nouvelles écritures africaines

Si l’œuvre narrative de V. Y. Mudimbe est réputée, c’est-à-dire truffé de diverses considérations théologiques, philosophiques, sociologiques, artistiques et littéraires et de mots savants d’origine grecque, latine, espagnole, anglaise, les africanismes y sont tout aussi présents, comme pour confirmer la thèse de Mulango Kalonda : »Le tribalisme de l’écriture ».

Point n’est besoin de rappeler la furie de Makouta Aboukou fustigeant le style de Mudimbe au point d’affirmer que cet auteur écrivait pour lui-même tant son œuvre demeure inaccessible à l’intellectuel moyen.

Quoi qu’il en soit, l’auteur étant un microcosme évoluant dans un macrocosme, V. Y. Mudimbe ne déroge nullement à la règle selon laquelle tout scripteur puise ses matériaux dans son environnement, si complexe et solide que soit son bagage intellectuel.

C’est dons dans ce contexte que nous retrouvons dans l’univers narratif de Mudimbe des contes, des proverbes, des chansons des prières et des africanismes inspirés de l’univers culturel africain dans lequel il baigne depuis sa tendre enfance.

      1. Les contes et les prières

Ils relèvent de la littérature orale africaine, de la nyctosophie ou de la sagesse nocturne que les adultes s’évertuent à inculquer aux enfants en vue d’une meilleure relève. Mudimbe réécrit un conte cosmogonique luba en ces termes : « Ma grand-mère m’introduisant dans les mêmes rêves. Au temps où le ciel était la terre, le monde n’était qu’un gros œuf. Pietshi, le premier homme, vivait heureux avec sa femme Kabeya. Leurs deux enfants étaient la lune et le soleil. Ils se disputaient si souvent que Kabeya, la mère, mourut de chagrin. L’œuf éclata. Le soleil et la lune se partagèrent les heures de domination. Pietshi les maudit et mourut épuisé. Sa tête forma la terre, ses cheveux les végétaux, sa chair les animaux, son sang les rivières, ses os les montagnes, ses ongles les étoiles pour réconcilier les frères ennemis et son cœur donna naissance à une nouvelle race d’hommes » (EE, p 8).

      1. Les proverbes

Chimua Achebe écrivait que les proverbes sont l’huile de palme dans laquelle on trempe les mots pour mieux les manger. Un proverbe est une sentence populaire, une vérité imagée, concise, parfois rythmée contenant des allitérations et des jeux de mots et s’exprimant sous forme métaphorique. Voici quelques proverbes découverts dans les œuvres narratives ciblées :

  • « Avec le bois, on peut faire une pirogue, mais point avec le fer » (EE, p. 70) ;
  • « Le monde est un comme Maweja est un » ;
  • « L’homme sans enfant est un être mort »  (EE, p. 80) ;
  • « Je vogue entre les eaux » (EE, p. 188) ;
  • « On ne peut laver le visage avec un seul doigt » (BI, p. 55) ;
  • « Le soleil n’aime pas qu’on le célèbre lorsqu’il est en, vie » (BI, p. 84).
  • « Kajadikila beena lilowa, byende bishala bidendama » (Les calebasses des autres, il s’acharne à les redresser tandis que les siennes restent penchée » (EE, p. 175).
      1. Les chansons

Ainsi que le disait déjà Léopold Sédar Senghor : « Pour les Négro-africain, tout est mythe, tout est poésie, les chansons sont des éléments catalyseurs de toute manifestation en Afrique : travail, deuil, joie, mariage, naissance jumellaire …

Voici une chanson funéraire et une prière que nous offre Mudimbe.

« Olengolengo nkayi’ondole

Olengolengo nkaji’ondole,

Olengolengo

Olengolengo mbambojzkzlz,

Olengolengo nkaji

Olengolengo nkaji » (EE, p 38)

 

« Fafa Kandi, emi bona obe kine

Obikakiila me nd’oto nda lobiko loke nd’okili  bone » (EE, p. 87)

(Père Kandi, mon père, je suis votre fils Kiese ; j’ai toujours vécu selon vos lois).

Une autre chanson de Franco Luambo Makiadi est reprise dans l’œuvre in extenso en lingala :

« O ma makambo éé

O ma makambo éé

Likambo ya ngana soki omoni

Bombaka na motema

Ekolaka ngongo bandeko éé

O makambo éé

O makambo éé » (EE, p. 113)

(L’indiscrétion tue; il est imprudent de divulguer les secrets d’autrui).

      1. Les africanismes

Dans leurs espaces narratifs, plusieurs romanciers africains, par souci de rester « dans l’odeur du peuple », préfèrent garder certains concepts en langue africaines, quand bien même il serait possible de les traduire en vue d’une meilleure audience. Tels sont les cas de « Maweja », « Malafu » (la boisson), « M’fumu », (le Notable) que nous retrouvons dans l’univers romanesque mudimbéen et qui ne reflètent un contenu sémantique cohérente et spécifique en Afrique que s’ils sont orthographiés en langues africaine avec toute la résonance qu’ils respirent.

      1. La satire sociale

L’une des caractéristiques particulières des nouvelle écritures africaines demeure aussi la satire sociale, ainsi que le disaient les romains du théâtre : « Castigat ridendo mores » (il ­[le théâtre = la comédie] corrige les mœurs en riant).

En effet, la quête des héros mudimbéens demeure le paradis perdu à recréer, à tout prix. Une société égalitariste où règnent la vérité, l’équité, la justice distributive et le respect de la dignité humaine sans préjugé racial. Ces quelques passages tirés des œuvres de V.Y. Mudimbe traduisent bien cette hargne et cette pugnacité du combat des personnages.

« J’ai travaillé sans interruption, en proie à une véritable rage : reconstruire au mieux et au plus vite le parcours des Kouba. Tentation de créer un monde ? Ou, plus simplement, un ensorcellement ? (EE, p. 114).

« Quand les militaires défilent au rythme d’une fanfare, je vibre. C’est du fascisme ? J’ai la honte douce. Je préfère le goût de la bière à celui du sang »(E, p. 93).

« Etre comme Jacques : l’homme des compromis, prisonnier des facilités d’une Eglise embourgeoisée et exploiteuse » (EE, p. 172).

« Il faut entretenir le feu de la haine, comme dans les monastères, on cultive la piété » (EE, p. 129).

« La haine de la hiérarchie catholique pour tous les mouvements, nationalistes relève partiellement d’une volonté nette de sauvegarder à tout prix des avantages injustifiés hérités de l’époque coloniale » (EE, p. 38).

« N’ai-je pas le droit de me dissocier de ce christianisme qui a trahi l’évangile ? » (EE, p. 18).

« Le socialisme dont le but est de transformer en rapports humains les rapports inhumains des sociétés capitalistes » (EE, p. 12).

« On ne peut pas être à la fois un bon Africain et un bon prêtre » (EE, p. 94).

« Prêtre d’une religion étrangère »  (EE, p. 22).

« Le catholicisme, c’est une religion des Blancs. En quoi serait-elle plus vraie que celle de mes ancêtres ? (EE, p. 29).

Conclusion

L’œuvre prolifique de V.Y. Mudimbe demeure à la fois complexe, vaste et pluridisciplinaire, dans la mesure où elle touche à la philosophie, à l’anthropologie, à la psychanalyse, à la linguistique, à la théologie, à la philologie, à l’histoire, à la critique de l’art ainsi qu’à l’histoire de l’art.

L’on sent une véritable érudition et une déchirure, un écartèlement ou un mal être lui inspiré par sa propre vie d’enfant initié dans la tradition luba-songye et, l’école moderne des missionnaires bénédictins sur base de la devise :  « Ora et labora ».

Cependant, le parcours de l’auteur laisse entrevoir un phénomène hors du commun bien avant même la vie bénédictine, consistant en un certain écart que viendra raffermir sa fréquentation de Michel Foucault, l’auteur de L’archéologie du savoir sur le « penser autrement ». Il écrira lui-même : « Je suis dans la solitude comme un noyau dans le fruit ». C’est donc dans ce contexte de « Etiam omnes, ego non » qu’il se mettra à l’écart de toutes les idéologies dominantes de son époque : le marxisme, l’authenticité, la négritude, le panafricanisme …

Si nous présentons V.Y. Mudimbe comme une totalité, un gourou, un anthropophage culturel s’étant observé à toutes les sources pour ainsi exploiter tous les genres, il n’en demeure pas moins mais que cet auteur s’est aussi rangé dans la lignée d’Ahmadou Kourouma dans le cadre des « Nouvelles écritures africaines » caractérisée essentiellement par l’influence accrue des parler locaux et la satire politique, sociale en quête d’un paradis perdu au sein duquel devraient coexister la paix, la justice distributive et la dignité humaine indépendamment des racines raciales.

Enfin, quant à ses distinctions honorifiques, V.Y. Mudimbe a reçu, outre le Grand Prix catholique en 1974, le Grand Prix Senghor des Ecrivains  de langue française  ainsi que le titre de chevalier de la Pléiade dans l’ordre de la Francophonie et du Dialogue des cultures.

Aujourd’hui, quoiqu’octogénaire, Mudimbe continue sa carrière ininterrompue d’homme de culture aux universités américaines de Duke et de Standfort lui servant de base pour des échappées vers d’autres milieux scientifiques.

Par Mokoha Monga-Adogo J-Baudouin , dans RIFRA, Presses Universitaires de Kinshasa, 2024